Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 227-248).
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XXXIX


Sous l’influence de ces raisonnements, je me déterminai à garder ce qui m’avait été remis dans les mains. Ensuite mon premier soin fut de songer au lieu que je choisirais pour y cacher cette triste existence que je venais de dérober au bourreau. Depuis cette crise, il me semblait que le danger d’être arraché par force au plan auquel je jugerais à propos de me fixer ne devait plus être aussi grand. D’ailleurs, ce qui influait beaucoup sur ma détermination, c’était le dégoût extrême que j’avais conçu pour les situations par lesquelles il m’avait fallu passer. Je ne pouvais savoir de quelle manière M. Falkland se proposait de diriger sur moi ses vengeances ; mais toute espèce de déguisement m’était si odieuse, l’idée de passer ma vie sous une autre forme que la mienne me causait une aversion tellement insurmontable, qu’il m’était impossible, au moins pour le moment, d’arrêter mon esprit sur rien de semblable. La capitale m’inspirait le même éloignement, en me rappelant tant d’instants passés sous le voile du mensonge et dans l’angoisse de la terreur. Je me décidai donc en faveur du projet qui avait autrefois tant souri à mon imagination, celui de me retirer dans quelque lieu éloigné, bien champêtre, au sein de la paix et de l’obscurité, où, pendant au moins quelques années, peut-être pendant la vie de M. Falkland, je pourrais me cacher du monde entier, oublier mes funestes relations avec lui, laisser cicatriser les blessures qu’elles avaient faites à mon âme, diriger et mettre en ordre les nombreux matériaux de mon expérience, cultiver le peu de talents que je possédais, et employer les intervalles de ces occupations à l’exercice d’une innocente industrie et au commerce de quelques bonnes âmes sans culture et sans artifice. Les menaces de mon persécuteur semblaient me prédire la ruine inévitable de cet heureux plan de vie. Mais il me semblait plus sage de mettre ces menaces tout à fait hors de compte. Je les comparais à la mort, qui infailliblement doit nous atteindre sans que nous en sachions le moment, mais dont l’arrivée, possible cette année, cette semaine, demain même, n’entre jamais dans les calculs d’un homme qui conçoit une entreprise, quelque importante qu’elle puisse être.

Telles furent les idées qui déterminèrent mon choix. Ainsi ma confiante jeunesse disposait déjà d’un long avenir dans les plans qu’elle traçait, tandis que l’annonce des malheurs dont j’étais à chaque instant menacé résonnait encore à mon oreille. J’étais endurci à la crainte et aux alarmes ; le bruissement des vents, précurseurs de la tempête, n’avait pas même le pouvoir de troubler ma tranquillité. Néanmoins, tant que je devais encore me croire dans la sphère de mon ennemi, je jugeai nécessaire de m’environner de toute la vigilance possible. J’eus grand soin de ne pas m’exposer aux hasards des ténèbres ou de la solitude. Quand je quittai la ville, ce fut avec la voiture publique, moyen de protection bien assuré contre toute violence ouverte. Toutefois, je ne me trouvais pas plus inquiété dans ma marche que si je n’avais pas eu la moindre raison de rien craindre. À mesure que la distance augmenta, je me relâchai de quelque chose dans mes précautions, quoique toujours tenu en éveil par un instinct de danger et constamment poursuivi par l’image de mon persécuteur. Je fixai mon choix sur une petite ville du pays de Galles. Dans la recherche que je faisais d’une demeure, mes regards s’arrêtèrent avec plaisir sur cet endroit qui, dans une situation riante, annonçait à la fois la propreté et la simplicité. Il était éloigné de tout chemin public et fréquenté, et n’avait aucun commerce ou du moins rien qui en méritât le nom. La nature y avait l’aspect le plus agréablement diversifié, offrant dans une partie des sites agrestes et pittoresques, dans l’autre de riches et abondantes productions.

Une fois fixé dans ce lieu, je me mis à y exercer deux professions différentes : la première, celle d’horloger, pour laquelle le peu d’instruction que j’avais reçue ne laissait pas d’être assez heureusement secondée par une imagination fertile en inventions mécaniques ; la seconde, de maître de mathématiques et des sciences pratiques qui en sont l’application, telles que la géographie, l’astronomie, l’arpentage et la navigation. Dans l’obscure retraite que j’avais adoptée, aucune de ces deux professions ne pouvait être une source abondante d’émoluments ; mais si ma recette était faible, ma dépense l’était encore plus. Dans ce petit endroit, je fis la connaissance du vicaire, de l’apothicaire, de l’avocat et des autres personnes qui, de tout temps, avaient été regardées comme la petite aristocratie du lieu. Chacun d’eux réunissait un grand nombre d’emplois différents. À moins de voir le vicaire le jour du dimanche, il aurait été difficile de deviner sa profession. Les autres jours de la semaine, sa main évangélique ne se faisait aucun scrupule de conduire la charrue ou de ramener les vaches des champs à la ferme pour les traire. L’apothicaire faisait au besoin l’office de barbier, et l’avocat était aussi le maître d’école du canton.

Toutes ces personnes m’accueillirent avec une bonne et franche hospitalité. Chez les gens qui vivent ainsi loin du tourbillon des sociétés nombreuses, il règne un esprit de bonhomie et de confiance qui facilite bientôt à un étranger les moyens de gagner leur bienveillance. Dans les divers événements de ma vie, mes manières avaient toujours conservé la simplicité de la vie champêtre, et les traverses que j’avais eu à endurer avaient encore ajouté à la douceur naturelle de mon caractère. Sur le nouveau théâtre où je me trouvais placé, je n’avais point de rival. Ma profession mécanique jusqu’alors n’y avait pas été exercée par un ouvrier à demeure, et le maître d’école, qui n’aspirait nullement aux hautes sciences que je me proposais d’enseigner, était disposé à m’admettre volontiers pour son adjoint dans l’entreprise de civiliser les esprits rustiques des habitants du lieu. Quant au vicaire, il ne s’occupait guère de civilisation ; son affaire était de songer aux choses d’une meilleure vie, et non pas aux intérêts, charnels de ce bas monde… où, à parler vrai, ses vaches et ses avoines étaient le premier objet de ses pensées.

Cependant cette retraite m’offrit encore une autre famille chez laquelle peu à peu je devins un hôte intime. Le père était un homme de sens et d’esprit, qui s’était surtout occupé d’agriculture. La mère était une femme admirable et extraordinaire. C’était la fille d’un noble napolitain, qui avait joué un rôle distingué dans presque tous les pays de l’Europe. Il était venu finir ses jours dans ce village, après avoir eu ses biens confisqués et s’être fait bannir pour ses opinions politiques et religieuses. Comme Prospero dans la Tempête de Shakspeare, il s’était retiré avec sa fille unique dans un des coins les plus obscurs du monde. Bientôt après son arrivée, une fièvre maligne l’avait emporté en trois jours, et il n’avait laissé pour tout héritage que quelques bijoux avec une lettre de crédit peu considérable sur un banquier anglais.

Laura, sa fille, orpheline à l’âge de huit ans, était restée sur une terre étrangère, sans autre ami que le père de celui qui devint son époux. L’humanité seule l’avait attaché au Napolitain mourant, qui le nomma tuteur de sa fille, déterminé à cet acte de confiance par son air de bonté, et sachant tout juste assez d’anglais pour lui expliquer ses volontés dernières. Ce tuteur de Laura, homme simple, mais de bon sens, renvoya en Italie les deux domestiques de l’exilé, qui n’avait pas légué assez de fortune pour les nourrir. Dans ce bas âge, la petite orpheline ne garda de son père qu’un souvenir de plus en plus vague et confus ; mais elle avait reçu de lui, soit par le sang, soit par les impressions qu’avait laissées son image, quelque chose que le temps ne put effacer. Chaque année la voyait acquérir des qualités nouvelles. Elle lut, observa et réfléchit. Sans maîtres, elle apprit à dessiner, à chanter, et à comprendre les langues de l’Europe civilisée. N’ayant d’autre société que des paysans dans un pareil séjour, elle n’avait aucune idée de supériorité ou de gloire en ornant son esprit ; mais elle satisfaisait ainsi un instinct secret qui révélait son origine italienne.

Un attachement mutuel naquit entre elle et le fils de son tuteur. C’était un agriculteur comme son père, et il y avait peu de rapports entre ses goûts et ceux de Laura ; mais elle fut longtemps à découvrir ce défaut. Elle n’avait pas été accoutumée à partager avec personne ses amusements favoris, et l’habitude lui avait fait croire qu’ils étaient même plus doux dans la solitude. Le jeune homme avait de la probité, un bon cœur et un excellent jugement. Il était d’une belle santé, bien fait, et aimable, parce qu’il était bon. Laura n’avait jamais vu d’homme plus parfait depuis la mort de son père. Peut-on la plaindre si on considère que partout ailleurs ses talents sans dot ne lui eussent pas procuré une alliance aussi relevée ?

Quand elle devint mère, son cœur s’ouvrit à une autre affection. Elle pensa que ses enfants du moins pourraient s’associer à ses jouissances favorites. Lors de mon arrivée elle en avait quatre, dont l’aîné était un fils. Elle avait été pour tous une institutrice assidue. Ce fut un bien pour elle peut-être de pouvoir trouver cette sphère pour y exercer son esprit ; et cela à une époque où le charme qui nous a séduits dans la nouveauté de la vie commence à s’épuiser.

Ce fut pour elle une source nouvelle d’activité. Il est impossible que l’âme ne finisse point par tomber dans la langueur, si la société et l’affection ne viennent pas à son secours.

Le fils aîné du fermier gallois et de Laura avait dix-sept ans lorsque je m’établis dans le voisinage ; leur fille aînée n’avait qu’un an de moins. Toute la famille formait un groupe auquel un ami de la paix et de la vertu aurait aimé à se mêler dans toutes les situations possibles : on concevra aisément combien cette amitié fut précieuse à mon isolement et à mon malheur. L’aimable Laura avait une singulière pénétration ; mais la finesse de son regard était tempérée par une douceur telle que je n’en ai jamais vu de semblable sur aucune figure humaine. Elle m’eut bientôt distingué avec bienveillance. Car, familière comme elle l’était avec les productions écrites de l’esprit cultivé, elle n’avait jamais vu l’instruction réalisée dans un être vivant, excepté dans la personne de son père. Elle aimait à s’entretenir avec moi, et m’invitait à l’aider dans l’éducation de ses enfants. Son fils avait déjà été si heureusement instruit par sa mère, que je trouvais en lui presque toutes les qualités qu’on demande à un ami. Mes leçons et mon inclination me faisaient passer une grande partie du jour dans cette maison. Laura me traitait comme si j’étais de la famille, et je me flattais quelquefois que je pourrais en effet en être un jour. Quelle douce perspective pour moi qui n’avais encore connu que le malheur, et qui osais à peine chercher un regard de sympathie dans un visage humain !

Ma liaison avec cette famille devint chaque jour plus intime. La confiance de la mère en moi croissait de plus en plus. Il est, dans les progrès d’une amitié telle que la nôtre, une foule de points de contact dont ne se doutent pas les amis ordinaires.

Quoique la différence de nos âges ne fût pas suffisante pour m’inspirer ce sentiment, c’était surtout comme une mère que j’estimais et j’honorais la vertueuse Laura, parce qu’elle s’offrait sans cesse à mes yeux avec son caractère de mère. Son fils était un jeune homme intelligent, généreux, sensible et déjà instruit, quoique sa grande jeunesse et la supériorité de sa mère lui ôtassent quelque chose de l’indépendance de son jugement, et lui inspirassent une sorte de religieuse déférence pour elle. Dans la fille aînée je voyais le portrait vivant de Laura : ce qui me la faisait aimer pour le présent, et me faisait croire que je pourrais un jour l’aimer pour elle-même. Hélas ! je me berçais ainsi des visions de l’avenir, pendant que j’étais sur le bord du précipice.

On trouvera peut-être étrange que je n’eusse jamais révélé ma vie passée ni à cette aimable mère, ni à mon jeune ami : car je pouvais appeler ainsi son fils. Mais, dans le fait, j’avais horreur du souvenir même de mon histoire, et je mettais toute ma félicité dans l’espoir de l’ensevelir dans l’oubli : grâce à cette illusion, je ne m’inquiétais plus des menaces de Falkland.

Un jour, j’étais seul assis à côté de la vertueuse Laura, lorsqu’elle prononça son nom. Je tressaillis, étonné qu’une femme comme elle, solitaire et inconnue depuis l’âge de huit ans au fond de ce désert, pût avoir appris ce nom fatal et redoutable. Je ne fus pas seulement étonné, je devins pâle de terreur. Je me levai de ma chaise, et tentai vainement de m’asseoir de nouveau. Je sortis comme frappé de vertige, et allai m’enfermer dans ma chambre. Un événement aussi imprévu m’accabla. La pénétrante Laura observa ma conduite ; mais, sans en rien conclure alors, elle supposa que toute question me serait pénible, et réprima généreusement sa curiosité.

Je sus depuis que M. Falkland avait été connu du père de Laura ; qu’il avait été informé de l’histoire du comte Malvesi et d’autres circonstances qui faisaient honneur au noble Anglais. L’exilé napolitain avait laissé des lettres où tout cela était raconté, et où il parlait de Falkland avec un enthousiasme de panégyriste. Laura s’était accoutumée à regarder les moindres souvenirs de son père avec une grande vénération, et c’était ainsi que le nom de M. Falkland était associé dans son esprit avec les sentiments de la plus haute estime.

Le lieu où j’étais avait peut-être pour moi plus de charme qu’il n’en aurait eu pour toute autre personne d’un esprit cultivé au même degré que le mien. Souffrant encore des traits cruels de la persécution et du malheur, saignant de presque toutes les veines de mon corps, le repos et la tranquillité étaient pour moi le premier des biens. Il me semblait que toutes mes facultés épuisées par une tension surnaturelle, étaient tombées, pour l’instant, dans une sorte d’affaissement qui leur rendait indispensable un intervalle de repos.

Cette disposition d’esprit ne fut pourtant que momentané. J’étais doué naturellement d’une grande activité ; les peines que j’avais eu à endurer avaient probablement beaucoup ajouté à l’énergie de mon âme. Je sentis bientôt le besoin de quelque occupation forte et attachante. Le hasard me fit alors découvrir, dans un coin obscur, chez un de mes voisins, un dictionnaire général de quatre des langues du Nord. Personne ne savait comment ce livre se trouvait là. Je l’achetai et l’emportai chez moi comme une conquête. Cette circonstance décida le sujet de mes méditations. Dans ma jeunesse, je m’étais un peu occupé des langues. Je me déterminai à entreprendre, ne fût-ce que pour mon usage, une analyse étymologique de la langue anglaise. Je m’aperçus bientôt que ce genre d’application avait un avantage particulier pour moi, vu la situation où je me trouvais, c’est qu’avec un petit nombre de livres je pouvais me donner de l’occupation pour longtemps. J’achetai d’autres dictionnaires. Dans toutes mes autres lectures, j’avais soin de noter les divers sens dans lesquels les mots étaient employés, et ces remarques me servaient à éclaircir mes recherches étymologiques. Je travaillais avec une assiduité sans relâche, et mes matériaux grossissaient à vue d’œil. Ainsi je trouvai le moyen de distraire ma pensée du souvenir de mes tristes infortunes.

Dans cet état si doux et si analogue à la disposition de mon âme, les semaines s’écoulaient les unes après les autres sans trouble et sans alarmes. Ma situation nouvelle n’était pas très-différente de celle où j’avais passé mes premières années, avec cet avantage que mon esprit était plus orné et mon jugement plus mûr. Je commençais à regarder tout l’espace intermédiaire de ces deux époques comme le songe d’une imagination malade et souffrante, ou plutôt je me sentais dans le même état qu’un homme revenu à son bon sens, après six mois de transport et de délire, après les rêves les plus affreux et les plus horribles. Quand je repassais dans mon esprit les épreuves inouïes par lesquelles j’avais passé, cette idée n’était pas sans quelque satisfaction, comme le souvenir d’un mal qui n’est plus, et chaque jour ajoutait à l’espérance d’en être délivré pour jamais. Certainement les sombres menaces de M. Falkland étaient plutôt les suggestions du dépit et de la rage que le résultat d’un projet réfléchi et concerté. Oh ! combien mon sort me paraîtrait au-dessus du sort de tous les autres hommes, comme je savourais mon bonheur, si, après tant de terreurs et d’alarmes, je me voyais enfin tout à coup rétabli dans la jouissance des droits d’une créature humaine ! Tandis que je cherchais ainsi à charmer ma solitude par ces douces illusions, il arriva que quelques maçons avec leurs compagnons furent appelés, d’une distance de cinq à six milles, pour travailler à quelque agrandissement dans une des meilleures maisons de ce canton dont le locataire venait de déménager. Aucun événement sans doute ne serait moins remarquable, sans le rapport étrange qui se trouva entre l’époque de leur arrivée et celle du changement subit qui se fit dans ma situation. Ce changement se manifesta par une sorte de froideur et de réserve que je remarquai d’abord dans une personne et puis dans une autre de ma nouvelle société. On paraissait éluder de lier conversation avec moi, et on répondait à mes demandes d’un air contraint et embarrassé. Quand on me rencontrait dans la rue ou dans les champs, les figures semblaient s’assombrir, et l’on s’arrangeait pour éviter mon abord. Mes écoliers me quittèrent les uns après les autres, et il ne me vint plus d’ouvrage dans mon autre profession. Il me serait impossible de rendre les sensations que produisit sur moi le progrès graduel, mais continu, de cette révolution inexplicable. Il semblait que je fusse atteint d’un mal contagieux qui mettait chacun dans la nécessité de me fuir et de me laisser périr seul et sans secours. Je demandais aux uns et aux autres de vouloir bien m’apprendre ce que signifiait cette conduite envers moi ; mais on écartait mes demandes ; on y répondait d’une manière équivoque et évasive. Je voulais quelquefois m’imaginer que c’était une prévention de ma part ; mais la répétition des mêmes épreuves et encore plus l’anéantissement progressif de tous mes moyens de subsistance ne me convainquirent que trop de la réalité de mon infortune. Rien n’est peut-être plus capable de donner à l’âme une commotion pénible qu’un changement marqué dans la conduite de nos semblables envers nous, sans que nous puissions l’attribuer à aucune raison plausible. Ne pouvant assigner aucun motif à cette disgrâce générale, j’étais souvent porté à me figurer que mon imagination égarée s’était créé cet horrible fantôme. Je faisais tous mes efforts pour secouer cette fatale illusion et reprendre mon premier état de contentement et de bonheur, mais en vain. Ajoutez que, ne connaissant pas la source du mal, le voyant toujours s’accroître, et lui trouvant, dans ce que je pouvais en apercevoir, tous les caractères de l’arbitraire, il m’était impossible de deviner à quel point il s’arrêterait ou à quel degré il finirait par m’accabler entièrement.

Néanmoins, au milieu de cette situation si singulière et en apparence si inexplicable, une idée vint tout à coup se présenter à moi, et dès lors je ne fus plus le maître de la chasser de mon esprit. C’est Falkland ! En vain je cherchais à me rejeter sur le peu de probabilité de cette supposition, en vain je me disais : « M. Falkland, tout ingénieux et fécond qu’il est dans ses ressources, n’agit pourtant que par des moyens humains et non surnaturels. Il peut bien m’atteindre par surprise et d’une manière tout à fait au-dessus de ma prévoyance ; mais encore ne peut-il produire d’effets remarquables sans quelque agent sensible, quelque difficile qu’il puisse être d’en suivre la trace jusqu’au premier moteur. Il n’est pas comme ces êtres invisibles qu’on suppose se mêler quelquefois des choses humaines, qui volent partout sur l’aile des vents, et qui, s’enveloppant de nuages et de ténèbres impénétrables, versent la désolation sur la terre. »

C’était ainsi que je cherchais à tromper mon imagination, pour me persuader que mes malheurs actuels avaient une autre source que les premiers. Croire encore à l’existence et à la continuité de ma première chaîne d’infortune était la plus épouvantable des idées possibles, auprès de laquelle tout autre mal n’était rien. D’une part, l’incohérence de mes réflexions sur ma situation présente, si je n’y faisais pas entrer pour quelque chose les machinations de M. Falkland ; de l’autre, la seule possibilité d’avoir encore à lutter contre sa haine après une suspension de plusieurs semaines, une suspension que j’avais crue éternelle, ces deux genres de torture me déchiraient en sens contraires. C’était un siècle qu’un intervalle de quelques semaines pour un homme aussi profondément malheureux que je l’avais été pendant longtemps. Mais tous mes efforts ne pouvaient réussir à bannir de mon esprit cette terrible image. Le génie et la persévérance de M. Falkland avaient fait dès l’origine une telle impression sur moi, que je ne me figurais pas que rien lui fût impossible. Il ne s’agissait pas ici de calculer jusqu’où peut aller la puissance de l’esprit humain sur les causes matérielles ; M. Falkland avait toujours été pour mon imagination un être incompréhensible, et nous ne nous croyons guère capables d’analyser ce qui nous semble tenir du prodige.

On conçoit bien qu’une des premières personnes auxquelles je m’adressai pour l’explication de ce fatal mystère fut la vertueuse Laura. Plein de confiance dans sa justice et dans la bonté de son cœur, décidé à lui ouvrir le mien avec sincérité, je frappai à sa porte ; un domestique paraît, et me dit d’excuser sa maîtresse qui me prie de la dispenser de me voir.

Je fus comme atteint d’un coup de foudre : je m’attendais à tout, excepté à être ainsi repoussé ; après être resté là quelques moments immobile et muet, je m’éloignais, lorsqu’un des ouvriers, qui courait après moi, me remit ce billet :


« M. Williams,

» Que je ne vous revoie plus. J’ai le droit de vous demander cette grâce ; et à cette condition je vous pardonne l’inconvenance coupable de votre conduite envers moi et ma famille.

» Laura Denison. »


Je ne saurais décrire les sensations que me causa cette lecture. C’était la terrible confirmation du malheur qui m’enveloppait de tous côtés ; mais ce qui m’affligea le plus fut la froideur avec laquelle ces lignes étaient écrites. Tant d’indifférence de la part de Laura, ma consolatrice, mon amie, ma mère ! Se séparer de moi, me renvoyer, me chasser pour toujours, sans un regret !

Je résolus, malgré sa défense, d’avoir une explication avec elle. Je ne désespérais pas de surmonter son antipathie. Je ne doutais pas que je parviendrais à la faire revenir de cette décision indigne d’elle qui condamnait un homme sans l’entendre. Le lendemain je franchis la barrière de son jardin, et m’y cachai à l’heure que je savais qu’elle consacrait habituellement à sa promenade. Je voulus la surprendre, quoique j’eusse pu obtenir une entrevue à force de la réclamer. C’était ne pas courir le risque de la trouver irritée contre moi par mon obstination. Je vis passer les enfants qui se rendaient dans la campagne, et je soupirai en pensant que je les voyais peut-être pour la dernière fois. Leur mère parut ensuite, et je remarquai sur son visage sa douceur et sa sérénité accoutumées. Mon cœur battait violemment ; mon trouble était extrême : je sortis de ma cachette, et je hâtai le pas à mesure que je m’approchai de Laura.

« Pour l’amour du ciel, madame, m’écriai-je, écoutez-moi, ne m’évitez pas ! »

Elle s’arrêta. « Non, monsieur, reprit-elle, je ne vous éviterai pas ; je vous avais prié de me dispenser de cette entrevue ; mais puisque je ne puis l’obtenir… Quoique cette entrevue me soit pénible, elle ne m’inspire aucune crainte.

— Oh ! madame, répondis-je, ô mon amie, vous que je respecte, vous que j’osais appeler ma mère, pouvez-vous désirer de ne pas m’entendre ? Pouvez-vous, quelles que soient vos préventions contre moi, ne pas vous inquiéter de ma justification ?

— Je ne désire nullement vous entendre. Quand un fait raconté dans sa simplicité flétrit le caractère de celui qu’il intéresse, quelles couleurs pourraient lui faire dire le contraire ?

— Bon Dieu ! pouvez-vous condamner un homme quand vous n’avez entendu qu’une version de son histoire !

— Oui, reprit-elle avec dignité, la maxime d’entendre les deux parties peut être bonne dans quelques cas ; mais il en est d’autres qui sont trop clairs pour laisser le moindre doute. Une défense habile peut me faire admirer votre talent : je le connais déjà, et je puis l’admirer sans aimer votre caractère.

— Madame, aimable et vertueuse Laura, que j’honore dans votre inflexible rigueur, je vous conjure de me dire, par tout ce que vous avez de plus sacré, de me dire ce qui vous a inspiré cette soudaine aversion pour moi.

— Non, monsieur ; je n’ai rien à vous dire. Je vous écoute, parce que la vertu doit souffrir sans confusion la présence du vice. Votre conduite même en ce moment vous condamne. La vertu dédaigne les apologies ; elle brille de sa propre lumière et n’a pas besoin de faux dehors. Vous ignorez encore les premiers principes de la vertu.

— Et croyez-vous que la conduite la plus régulière soit toujours à l’abri du soupçon ?

— Certainement. La vertu, monsieur, consiste en actions et non en paroles. L’homme vertueux et le méchant sont des caractères diamétralement opposés, et non distingués l’un de l’autre par d’imperceptibles nuances. La Providence, qui nous gouverne tous, n’a pas permis que nous restions sans moyen de décider la plus importante de toutes les questions. L’éloquence peut chercher à nous embarrasser ; mais je tâcherai d’éviter sa fallacieuse influence. Je ne veux pas laisser pervertir mon jugement et me montrer les choses sous de fausses couleurs.

— Madame, madame, vous ne tiendriez pas ce langage, si vous n’aviez pas toujours vécu dans cette obscure retraite, si vous étiez moins étrangère aux passions et aux institutions des hommes !

— C’est possible ; et si cela est, j’ai à remercier Dieu de m’avoir conservé l’innocence du cœur et l’intégrité de mon jugement.

— Croyez-vous donc que l’ignorance soit la seule et la plus sûre protectrice de ces avantages ?

— Monsieur, je vous ai dit et je vous répète que toutes vos protestations sont vaines. J’aurais voulu que vous nous eussiez épargné, à vous comme à moi, la peine de cette explication. Mais supposons que la vertu soit en effet une chose douteuse, telle que vous me la représentez… Est-il possible, si vous n’êtes pas coupable, que vous ne m’ayez pas informée de votre histoire ? Deviez-vous me la laisser apprendre par hasard, au risque de paraître encore plus coupable que vous n’êtes ? Que vous soyez honnête, je le veux bien ; mais vous ne passez pas pour tel aux yeux du monde : deviez-vous m’exposer à introduire, sans le savoir, un homme de votre réputation parmi mes enfants ? Allez, monsieur, je vous méprise, vous êtes un monstre et non un homme. Je ne sais si je me laisse égarer par ma position personnelle ; mais ce dernier trait est pire à mes yeux que tous les autres. La nature m’a créée la protectrice de mes enfants ; je n’oublierai jamais l’ineffaçable offense que vous avez commise contre eux. Vous m’avez blessée au cœur : vous m’avez appris jusqu’où peut aller la méchanceté de l’homme.

— Madame, je ne puis plus longtemps me taire ; je vois que, par un moyen ou un autre, vous avez entendu parler de l’histoire de M. Falkland.

— Oui, je m’étonne que vous ayez l’effronterie de prononcer ce nom, qui est celui du plus noble, du plus vertueux, du plus généreux des hommes.

— Madame, je me dois à moi-même de vous éclairer à ce sujet. Ce Falkland…

M. Williams, je vois revenir mes enfants : la plus lâche de vos actions est de vous être rendu leur précepteur. J’exige que vous ne les voyiez plus. Je vous ordonne de vous taire ; je vous ordonne de vous éloigner. Si vous persistez dans le projet absurde de vous expliquer avec moi, vous choisirez un autre moment. »

Je ne pus rien ajouter. J’avais eu le cœur déchiré pendant tout ce dialogue. Je n’eus pas la force de prolonger la peine de cette respectable femme, à qui j’avais fait tant de mal, quoique innocent des crimes qu’elle m’imputait. J’obéis à ses ordres et m’éloignai.

Je retournai machinalement à ma demeure. En entrant dans la maison dont j’occupais un appartement, je trouvai tous mes hôtes sortis. La femme et les enfants avaient été prendre le frais ; le mari était dehors à ses occupations ordinaires. Dans ce pays on ne ferme les portes, pendant le jour, qu’au loquet. Ainsi j’ouvris moi-même, et j’entrai dans la cuisine. Comme mes yeux se portaient indifféremment, de côté et d’autre, ils tombèrent par hasard sur un papier posé dans un coin, qui, par je ne sais quelle liaison d’idées que je ne saurais expliquer, m’inspira de la curiosité et du soupçon. Je courus à l’endroit où il était, je m’en saisis, et je lus, quoi ? La merveilleuse et surprenante histoire de Caleb Williams, ce même écrit qui m’avait causé de si affreuses angoisses dans les derniers moments de mon séjour à Londres.

Cette découverte m’éclaircit tout d’un coup le mystère que je n’avais pu comprendre. Une affreuse certitude succéda aux doutes qui m’avaient tourmenté. L’effet de la foudre n’est ni plus rapide, ni plus terrible ; je restai anéanti.

Il n’y avait donc plus d’espérance pour moi ! Il ne me servait à rien d’avoir été acquitté ? L’avenir, le passé ne m’offraient aucun moyen de soulagement dans mes souffrances ! L’odieuse et atroce imposture inventée contre moi était donc destinée à me suivre partout, à flétrir partout ma réputation, à m’enlever partout l’intérêt et la bienveillance de mes semblables, à m’arracher partout jusqu’à l’aliment nécessaire au soutien de ma vie !

La certitude de voir le terme de la tranquillité dont j’avais joui, l’affreuse perspective de trouver dans chaque retraite les mêmes sentiments de haine, me causèrent une douleur mortelle, et pendant peut-être l’espace d’une demi-heure je fus absolument hors d’état de former une pensée raisonnable, ni de prendre une résolution. Aussitôt que je fus sorti de cet état d’épouvante et de stupeur, aussitôt que mon esprit fut délivré de ce calme de mort qui enchaînait toutes ses facultés, il s’y éleva tout d’un coup comme un vent impétueux et irrésistible qui m’entraîna à abandonner sur-le-champ la retraite qui m’avait été si chère. Je ne trouvai pas en moi la patience d’entrer en explication avec ces bons villageois. J’avais été trop souvent témoin des triomphes de l’imposture pour mettre dans mon innocence cette confiance assurée qu’elle aurait pu donner à toute autre personne de mon âge et de mon caractère. L’exemple récent de mon explication avec Laura pouvait bien contribuer à m’ôter tout courage. Je ne pus supporter l’idée d’entreprendre d’arracher ainsi en détail, et l’un après l’autre, les traits envenimés qui pleuvaient partout sur moi. Si jamais je me trouvais réduit à la nécessité d’aller au-devant de mes ennemis, si je me voyais forcé dans toutes mes retraites, comme l’animal sauvage qui n’a plus d’autre ressource que de revenir sur ses pas et de s’élancer sur les chasseurs, alors je m’élancerais sur le véritable auteur de cette inique persécution. J’irais attaquer la calomnie jusque dans son fort ; je m’animerais d’une énergie toute nouvelle ; je tenterais des efforts dont je n’avais pas encore eu l’idée ; par la fermeté, l’intrépidité et l’inébranlable constance qu’on me verrait déployer, je saurais bien encore forcer les hommes à croire que Falkland était un imposteur et un assassin.