Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 199-210).
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XXXVII


Après avoir donné carrière à tout mon ressentiment contre M. Spurrel, je le laissai immobile et hors d’état de répondre un mot. Gines et son camarade m’accompagnèrent. Il est inutile de dépeindre toute l’insolence de cet homme. Il était dominé alternativement par la joie triomphante d’avoir pu consommer enfin sa vengeance, et par le regret d’avoir laissé aller la récompense, disait-il, au vieux ladre de chez qui nous sortions, quoiqu’il jurât bien de la lui faire passer devant le nez, s’il le pouvait. Il revendiquait l’honneur d’avoir imaginé à lui tout seul et d’avoir rédigé la légende qui se criait dans les rues, ce qui était, selon lui, un expédient immanquable. Il n’y aurait, ajoutait-il, ni loi ni justice, si ce vilain fieffé qui n’avait rien fait recevait l’argent de la capture, et si lui, qui en avait tout le mérite, n’en recueillait ni la gloire ni le profit.

Je fis peu d’attention à son discours. Cependant il frappa assez ma mémoire pour que j’aie pu me le rappeler dans mon premier moment de loisir. Pour le présent, j’étais occupé à réfléchir sur ma nouvelle situation et sur la conduite qu’elle exigeait de moi. Deux fois, dans les crises de mon désespoir, l’idée de secouer le fardeau de la vie s’était présentée à mon esprit ; mais il s’en fallait bien que ce fût là ma pensée habituelle. Dans ce moment-ci, comme dans tous ceux où l’injustice menaçait immédiatement mes jours, je me sentais plus que jamais disposé à les défendre de tout mon pouvoir.

Toutefois l’avenir s’offrait sous l’aspect le plus sombre et le plus décourageant. Que de travaux et que d’efforts d’abord pour m’arracher de ma prison et ensuite pour échapper à l’activité de ceux qui étaient à ma poursuite ! et le résultat de tant de jours d’alarmes et de persévérance, c’était de me voir ramené au point d’où j’étais parti pour commencer cette effroyable carrière ! À la vérité, j’avais acquis de la célébrité, j’avais gagné le déplorable avantage d’avoir mon histoire criée par les colporteurs et chantée sur les tréteaux, d’être partout renommé comme le plus actif et le plus étonnant des scélérats, et de faire l’entretien perpétuel des laquais et des servantes ; mais je n’étais ni un Érostrate, ni un Alexandre, pour que cette sorte de gloire me fît descendre au tombeau avec satisfaction. Et, pour parvenir à quelque chose de solide et de désirable, quelle chance pouvait m’offrir à présent de nouveaux efforts semblables aux premiers ? Jamais créature humaine avait-elle été poursuivie par des ennemis plus acharnés et plus ingénieux ? Quel espoir avais-je de voir cesser leur persécution ou d’être plus heureux dans mes tentatives ?

La résolution que je pris me fut dictée par d’autres considérations. Mon âme s’était insensiblement détachée et éloignée par degrés de M. Falkland avant d’en venir au point de l’abhorrer. J’avais été longtemps à nourrir pour lui dans mon cœur une vénération que son animosité contre moi et les persécutions que j’en essuyais n’avaient pu encore entièrement effacer. Mais actuellement, j’attribuai à la perversité de son caractère la barbarie opiniâtre de sa conduite ; je trouvai quelque chose d’infernal dans cet acharnement à me relancer au bout du monde, à me forcer, comme une malheureuse proie, jusque dans des tanières, et à vouloir, à tout prix, s’abreuver de mon sang, tandis que dans le secret de son âme il connaissait mon innocence, ma candeur, je pourrais dire même mes vertus. Dès lors, je foulai aux pieds mes premiers sentiments pour lui et tout souvenir de respect ou d’estime. Je perdis toute considération pour la grandeur de ses qualités intellectuelles, toute pitié pour les tortures de son âme. J’abjurai aussi toute idée d’indulgence ; je résolus de me montrer aussi impitoyable, aussi inflexible que lui. L’insensé ! Y avait-il de la raison à lui de me pousser ainsi à la dernière extrémité et de me mettre au désespoir ? N’avait-il rien à craindre pour son affreux secret, et pour les meurtres répétés qui avaient souillé ses mains ?

Je parus devant les magistrats au bureau desquels me conduisirent Gines et son camarade, avec la résolution de dévoiler cet épouvantable secret dont jusqu’à ce moment j’avais été le religieux dépositaire, et une bonne fois pour toutes de mettre mon accusateur à sa véritable place. Il était bien temps de faire retomber la honte et les souffrances sur le vrai coupable. Non, l’innocence ne resterait pas éternellement muette sous l’oppression du crime ! J’avais été obligé de passer en prison le reste de la nuit de mon arrestation. Dans l’intervalle, je m’étais débarrassé de tout l’attirail de mon déguisement, et le lendemain je me présentai sous mon véritable aspect. Aussi ne fut-il pas difficile de constater l’identité de la personne, et, comme c’était toute la formalité que les magistrats devant lesquels je paraissais jugeassent être de leur compétence, ils se disposaient à rédiger une ordonnance pour me faire reconduire dans le comté de mon propre domicile. Je suspendis l’exécution de cette mesure, en déclarant que j’avais quelque chose à révéler, déclaration qui ne manque jamais d’exciter l’attention des personnes préposées à l’administration de la justice criminelle.

Je dis que j’avais continuellement protesté de mon innocence, et que j’entendais réitérer les mêmes protestations.

« En ce cas, repartit brusquement le doyen des magistrats, que pouvez-vous donc avoir à révéler ? Si vous êtes innocent, cela n’est point de notre compétence : nous ne sommes ici qu’officiers ministériels.

— Je n’ai jamais cessé de déclarer, continuai-je, que je n’avais commis aucun crime, mais que le crime était en entier du fait de mon accusateur ; qu’il avait furtivement glissé ses propres effets parmi les miens, et ensuite m’avait dénoncé comme voleur. Aujourd’hui je déclare encore plus, je déclare que cet homme est coupable de meurtre, que j’ai découvert son crime, et que c’est par cette raison qu’il s’est déterminé à me faire perdre la vie. Je présume, messieurs, que vous regarderez bien comme de votre compétence de recevoir une telle déclaration. Je suis convaincu que vous ne voudrez nullement contribuer, activement ou passivement, à l’injustice atroce dont je suis la victime, que vous ne concourrez en aucune manière à ce qu’un innocent soit emprisonné et condamné, pour qu’un meurtrier puisse vivre en paix et en liberté. J’ai tenu ce fait caché aussi longtemps qu’il m’a été possible. J’ai toujours eu trop de répugnance à être l’auteur du malheur ou de la mort d’une créature humaine ; mais la patience et la résignation ont aussi leurs bornes.

— Permettez-moi, monsieur, reprit le magistrat avec un air de modération étudiée, de vous faire deux questions. Avez-vous été instigateur ou complice de ce meurtre ?

— Non.

— Et, s’il vous plaît, quel est ce M. Falkland, et de quelle nature peuvent avoir été vos relations avec lui ?

— M. Falkland est un gentilhomme de 6,000 livres sterling de rente. J’ai demeuré chez lui en qualité de secrétaire.

— En d’autres termes, vous étiez son domestique ?

— Comme il vous plaira.

— Fort bien, monsieur ; je n’en veux pas davantage. D’abord j’ai à vous dire, comme magistrat, que je ne puis rien faire de votre déclaration. Si vous eussiez été impliqué dans le meurtre dont vous parlez, cela changerait la thèse. Mais ce serait pour un magistrat agir contre toutes les règles du bon sens que de recevoir une déposition d’un criminel, excepté contre ses complices. Après cela, en mon nom personnel, je crois à propos de vous faire observer que vous me paraissez être le plus impudent coquin que j’aie jamais vu. Comment ! est-ce que vous êtes assez sot pour vous imaginer que le conte que vous venez de me faire pourra vous servir à rien, soit ici, soit aux assises, soit partout ailleurs ? Ce serait en vérité quelque chose de beau si, quand un gentilhomme de 6,000 livres de rente fait arrêter un de ses domestiques pour vol, ce domestique pouvait se rejeter sur des accusations pareilles et s’il trouvait des magistrats ou des cours de justice qui se prêtassent à les écouter ! Je ne sais si le crime pour lequel vous êtes arrêté en ce moment vous mènera ou non à la potence, c’est ce que je ne prétends pas décider ; mais, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’une histoire de ce genre-là doit vous y mener. Il faudrait bientôt renoncer à toute idée d’ordre et de gouvernement si, pour rien au monde, on laissait échapper des drôles qui foulent aux pieds d’une manière aussi atroce le respect du rang et des distinctions sociales.

— Et refusez-vous, monsieur, d’écouter les détails et les circonstances du fait que je déclare ?

— Oui, monsieur, je refuse… Mais, s’il vous plaît, quand je ne le refuserais pas, quels témoins avez-vous de ce meurtre ? »

Cette question me fit hésiter.

« Aucun… Mais je crois pouvoir établir mes preuves sur une suite d’indices et de circonstances qui sont de nature à forcer l’attention de l’auditeur le moins disposé à croire.

— Je m’en doutais bien… qu’on l’emmène de la barre. »

Tel fut le succès de ce dernier moyen de réserve, sur lequel j’avais toujours compté avec une confiance imperturbable. J’avais pensé jusqu’à ce moment que l’état de misère et de défaveur dans lequel j’étais placé ne se prolongeait que par une suite de ma propre indulgence ; et, plutôt que d’avoir recours à cette extrême récrimination, j’étais déterminé à endurer tout ce que pourrait supporter la nature humaine. Je trouvais dans cette pensée une consolation secrète au milieu de toutes mes calamités ; un sacrifice volontaire est toujours fait avec plaisir. Je me regardais comme marchant sous les bannières des confesseurs et des martyrs ; je m’applaudissais de ma force d’âme et de mon dévouement héroïque ; enfin je me complaisais dans l’idée que, si je voulais déployer sans pitié toutes mes ressources, quoique j’espérasse ne jamais en venir là, il ne tenait pourtant qu’à moi de mettre fin tout d’un coup aux souffrances et aux persécutions que j’endurais.

Et voilà donc ce que c’est que la justice des hommes ! Il y aura des circonstances où un homme ne pourra être reçu à dévoiler un crime, parce qu’il n’en aura pas été le complice ! La dénonciation d’un exécrable assassinat sera écoutée avec indifférence, tandis qu’un innocent se verra harcelé comme une bête fauve dans tous les coins de la terre ! Un revenu de 6,000 livres de rente sera une égide impénétrable aux accusations, et on rejettera une déclaration formelle et circonstanciée, parce qu’elle est faite par un domestique !

On me reconduisit à cette même prison dont j’avais forcé les portes peu de temps auparavant. Le désespoir dans le cœur, je revis ces mêmes murs que j’avais franchis, forcé de reconnaître que tant d’efforts extraordinaires n’avaient servi qu’à augmenter mes souffrances. Depuis mon évasion, j’avais acquis quelque connaissance du monde ; une cruelle expérience m’avait appris jusqu’à quel point la société me pressait de ses chaînes et le despotisme m’enveloppait de ses piéges. Je ne voyais plus la scène du monde telle que mon imagination se l’était figurée au milieu des illusions de ma jeunesse, comme un théâtre ouvert au talent et au génie pour s’y montrer ou se cacher à leur gré. Tous les hommes n’étaient plus à mes yeux qu’autant d’instruments voués d’une manière ou d’autre au service de la tyrannie. L’espérance était anéantie au fond de mon cœur. La première nuit où je fus enfermé dans mon cachot, je fus saisi par l’accès d’une sorte de frénésie. De temps en temps, au milieu du silence absolu qui m’environnait, je laissais éclater malgré moi les gémissements que m’arrachait le désespoir. Mais cette aliénation d’esprit ne fut que passagère. J’en revins bientôt à jeter un œil plus calme sur mes infortunes. J’avais devant moi une perspective plus noire, et ma situation semblait plus désespérée que jamais. Je me vis encore une fois exposé, si cette circonstance valait la peine d’être comptée parmi mes maux, à l’insolente et barbare tyrannie qui s’exerce uniformément sur les habitants de ces tristes demeures. Pourquoi répéter encore le long et fastidieux récit des souffrances que j’eus à endurer, et qu’endure tout homme assez malheureux pour tomber au pouvoir de ces ministres inhumains de la jurisprudence nationale ? Quand même j’eusse été coupable de tous les crimes dont on m’accusait, l’être le plus insensible m’aurait acquitté au tribunal de sa propre conscience, après tant de tourments que j’avais eu à essuyer, après tant de fatigues et d’alarmes, après tant d’heures passées dans l’attente perpétuelle d’être ressaisi, plus affreuse cent fois que l’instant même où je l’avais été réellement. Mais la justice n’a point d’yeux, point d’oreilles, point d’entrailles humaines, et elle pétrifie le cœur de tous ceux qui se sont nourris de ses maximes.

Je ne me laissai pourtant point abattre. Je résolus de ne point me désespérer tant qu’il me resterait un souffle de vie. On pouvait m’opprimer, m’anéantir ; mais, si je périssais, je voulais périr en résistant. Quel bien, quel avantage, quel sentiment agréable ou consolant une lâche soumission pouvait-elle produire ? Qui ne sait que c’est le plus vain de tous les efforts que de s’humilier aux pieds de la loi, puisque ses tribunaux n’ouvrent aucune porte à l’amendement et au repentir ?

Quelques personnes peut-être regarderont mon courage comme au-dessus des forces de la nature humaine. Mais, si je leur dévoile l’état de mon cœur, elles reconnaîtront bientôt leur méprise. Mon cœur saignait par tous les pores. Ma résolution n’était pas l’effet du calme que donnent la raison et la philosophie ; c’était l’impulsion aveugle du délire ; ce n’était pas le calcul de l’espérance, mais la dernière ressource d’un homme qui s’attache opiniâtrement à son dessein et trouve dans l’effort même qu’il fait toute sa satisfaction, prêt à abandonner au vent le bon ou le mauvais succès de sa tentative. Cette déplorable condition, faite pour réveiller un mouvement de sympathie dans le cœur le plus endurci, était pourtant celle où m’avait réduit M. Falkland.

Je savais d’avance l’issue de mon procès. J’étais résolu à m’échapper encore une fois de ma prison, et je ne doutais guère de venir au moins à bout de ce premier effort de conservation. Cependant le moment des assises approchait, et certaines considérations, qu’il serait superflu de détailler, me portaient à croire que j’aurais plus d’avantage à attendre, avant de commencer aucune tentative, que mon procès fût terminé. Il était inscrit sur la liste comme un des derniers à juger. Je fus donc extrêmement surpris d’apprendre qu’il était appelé, hors de son rang de liste, pour l’un des premiers de la matinée du second jour. Mais, si c’était là un événement inattendu, combien ma surprise fut-elle plus grande encore, au moment où on appela ma partie adverse, de ne voir paraître ni M. Falkland, ni M. Forester, ni aucun individu quelconque pour se présenter contre moi. Dès lors on ordonna la confiscation des sommes consignées par mes accusateurs, et je fus renvoyé de la barre en pleine liberté.

Cet incroyable changement de fortune produisit sur mon esprit un effet impossible à décrire. Moi qui étais venu à cette barre avec le fatal arrêt de mort sonnant d’avance à mon oreille, m’entendre dire que j’étais libre de me transporter partout où il me plaisait ! Et pourquoi donc avais-je percé à travers toutes ces serrures, ces verrous et ces murs impénétrables sous lesquels j’étais enfermé ? Pourquoi avais-je passé tant de jours dans les soucis et les alarmes, tant de nuits dans l’agitation et l’infamie ? Pourquoi avoir mis mon imagination à la torture pour inventer sans cesse de nouveaux moyens d’échapper aux poursuites ? Pourquoi avoir tendu tous les ressorts de mon âme à un degré d’énergie dont je l’aurais à peine crue capable ? Pourquoi avoir dévoué tous les moments de mon existence passée à une continuité de tourments qui semblaient excéder la mesure des forces humaines ? Grand Dieu ! qu’est-ce que l’homme ? Que son avenir est impénétrable pour lui ! Que l’événement même de la minute qui va suivre est hors de sa portée ! J’ai lu quelquefois que le ciel a voulu, dans sa merci, dérober à nos yeux notre future destinée. Mon expérience ne s’accorde guère avec une telle assertion. Que de travaux, que d’angoisses inexprimables m’eussent été épargnés, si j’avais pu prévoir ce dénoûment d’une des plus redoutables époques de ma vie !