Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 186-199).
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XXXVI


Je me procurai un nouveau logement. Par je ne sais quelle fantaisie de l’imagination qui aime à se créer des sujets d’alarmes, je me sentis porté à croire en définitif que la frayeur qu’avait eue Mrs. Marney n’était pas sans fondement. Toutefois, j’étais hors d’état de faire la moindre conjecture sur la manière dont ce nouveau péril avait pu m’approcher, et dès lors je ne pouvais recourir qu’à un remède bien peu consolant, celui de me tenir sur mes gardes avec plus de soin que jamais dans mes moindres actions. Une double inquiétude pesait à la fois sur mon esprit, celle de ma sûreté et celle de ma subsistance. Il me restait bien encore quelque chose du produit de mon industrie ; mais ce n’était presque rien, parce que mon correspondant était en arrière avec moi, et je n’avais pas de moyens de lui faire demander mon payement. Malgré tous mes efforts, mon anxiété altéra ma santé. Je n’avais pas un seul instant où je pusse me croire à l’abri du péril ; j’étais devenu comme un spectre ; le moindre son inattendu me faisait tressaillir. Il y avait des moments où j’étais presque tenté de me rendre entre les mains de la justice, et de braver toute sa rigueur ; mais bientôt le ressentiment et l’indignation rentraient dans mon âme et ranimaient ma persévérance.

Quant aux moyens de pourvoir à ma subsistance, je ne voyais pas de meilleure ressource que celle dont je venais de me servir, qui était de chercher quelque personne par l’entremise de laquelle je pusse tirer parti de mon travail. Il n’était pas impossible de rencontrer un intermédiaire qui consentît à me rendre ce service ; mais où trouver l’âme active et bienfaisante de Mrs. Marney ? La personne sur laquelle je jetai les yeux était un M. Spurrel, qui travaillait en chambre pour les horlogers, et qui avait un logement au second étage de notre maison. Je l’examinai deux ou trois fois, en passant près de lui sur l’escalier : mes regards irrésolus annonçaient assez le désir et l’embarras de l’aborder. Il s’en aperçut, et finit par m’engager très-poliment à entrer chez lui.

Quand nous fûmes assis, il me témoigna combien il était fâché de ce que je paraissais être en mauvaise santé, et de ce que je menais un genre de vie si solitaire, me demandant s’il serait assez heureux pour pouvoir m’être bon à quelque chose, et ajoutant que du premier moment qu’il m’avait vu il avait conçu de l’affection pour moi. Dans le nouveau travestissement que j’avais pris, j’étais contrefait et bossu, rien n’était moins attrayant que ma personne. Mais, à ce qu’il paraissait, M. Spurrel avait perdu un fils unique, il y avait environ six mois, et j’étais le vrai portrait de cet enfant. Si j’eusse mis de côté mes difformités d’emprunt, j’aurais perdu vraisemblablement tous mes droits à son attachement. Il était, me disait-il, un malheureux vieillard sur le bord de la fosse, et ce cher fils était toute sa consolation. Le pauvre garçon avait toujours été souffrant toute sa vie, mais il lui avait servi de garde-malade ; et plus cet enfant lui avait coûté de soins et de peines quand il était au monde, plus il lui faisait faute aujourd’hui qu’il n’était plus. Il ne lui restait pas un seul ami, et il n’avait personne sur la terre qui s’intéressât à lui. Si cela me faisait plaisir, je pourrais lui tenir lieu de son propre fils ; et il aurait pour moi les mêmes soins et les mêmes attentions.

Je lui exprimai combien j’étais sensible à des offres si bienveillantes ; mais j’ajoutai que je serais désespéré de lui être à charge le moins du monde. « Ma façon de penser, lui dis-je, me fait adopter pour le moment une vie très-retirée et très-solitaire ; ma plus grande difficulté est de concilier ce genre de vie avec un moyen quelconque de gagner mon pain ; si vous aviez la complaisance de m’aider de vos bons offices pour aplanir cette difficulté, ce serait le plus grand service qu’on pût me rendre. » Je lui dis que j’avais toujours eu du goût et une aptitude particulière pour les travaux mécaniques, et que je ne doutais pas de me tirer bientôt d’affaire dans quelque genre d’industrie que ce fût, dès que je m’y appliquerais sérieusement. « Je n’ai point appris de métier, continuai-je ; mais si vous vouliez me faire la grâce de me diriger et de m’instruire, je travaillerais volontiers avec vous, pour ma nourriture seulement. Je sais fort bien que je vous demande là une faveur extraordinaire ; mais j’y suis entraîné d’une part par la force invincible de la nécessité, et encouragé de l’autre par la confiance que m’inspirent les offres si obligeantes et si amicales que vous m’avez faites. »

Le vieillard, après avoir laissé couler quelques larmes sur le tableau que je lui faisais de ma situation, consentit volontiers à tout ce que je lui proposais. Notre accord fut bientôt conclu, et en conséquence j’entrai en fonctions. Mon nouvel ami était un homme d’une singulière tournure d’esprit. Ce qui le caractérisait principalement, c’était un grand amour pour l’argent et des manières excessivement officieuses et charitables. Il vivait avec la plus grande parcimonie et se refusait tout. À peine fus-je initié dans le métier, que mon travail était déjà de nature à valoir quelque salaire ; il en convint franchement lui-même, et il insista pour que je fusse payé. Cependant, il n’agit pas à cet égard comme auraient pu faire quelques personnes dans les circonstances où je me trouvais, et il ne me remit pas la totalité de ce que je gagnais ; mais il ne me cacha point qu’il me faisait sur mon gain une retenue de vingt pour cent, comme une juste indemnité de la peine qu’il avait prise pour m’instruire, et comme un droit de commission pour m’avoir procuré le débit de mon travail. Cependant, j’étais souvent l’objet de ses larmes ; il était dans la douleur toutes les fois qu’il fallait nous séparer, et il me prodiguait à tout moment les témoignages de la plus tendre affection. Je trouvai en lui beaucoup d’habileté et d’invention dans son métier, et ses leçons étaient pour moi un vrai plaisir. De mon côté, comme je possédais une plus grande variété de connaissances dont je cherchais à tirer parti, il ne tarissait pas sur la satisfaction et l’étonnement qu’il éprouvait à découvrir en moi autant de ressources, soit pour le travail, soit pour mon simple amusement.

Il n’y avait pas longtemps que j’étais dans ce nouveau poste, lorsqu’un événement me jeta dans des alarmes plus vives et plus sérieuses que jamais. J’étais un soir à me promener dans la rue pour prendre un moment l’air et un peu d’exercice, ce que je ne me permettais alors que très-rarement ; tout à coup j’eus l’oreille frappée de deux ou trois sons au hasard, qui partaient de la bouche d’un colporteur criant sa marchandise. Je m’arrêtai pour mieux entendre. Quelle fut ma confusion quand j’ouïs à peu près ces propres paroles :

« Voici l’histoire merveilleuse et surprenante et les aventures sans pareilles du fameux Caleb Williams ! Vous y voyez comme il a d’abord volé son maître et ensuite porté une fausse accusation contre lui ; vous y voyez les efforts qu’il a faits diverses fois pour briser sa prison, jusqu’à son évasion finale qu’il a effectuée de la manière la plus merveilleuse et la plus incroyable ; comme aussi, ses voyages dans les différentes parties du royaume, sous toutes sortes de déguisements, et les vols qu’il a commis avec une bande des plus hardis et des plus déterminés voleurs ; enfin son arrivée dans la ville de Londres, où on croit qu’il est maintenant caché, avec une fidèle et véritable copie de la proclamation faite de sa personne et de son signalement, imprimée et publiée par un des principaux secrétaires d’État de Sa Majesté, contenant l’offre d’une récompense de cent guinées à qui pourra le prendre : le tout pour le prix d’un demi-penny. »

Attéré comme je l’étais par ces épouvantables sons, croira-t-on que j’eus pourtant la témérité de m’approcher du colporteur et d’acheter un de ses papiers, résolu, par une sorte d’instigation désespérée, de voir jusqu’au bout ce dont il était question, et d’en savoir autant que j’en pourrais apprendre ? J’emportai mon papier avec moi, en continuant toujours de faire quelques pas, jusqu’à ce que, ne pouvant plus résister à mon impatience, je me mis à en déchiffrer presque tout le contenu à la lueur d’un réverbère suspendu dans un petit passage. Je trouvai qu’il renfermait un bien plus grand nombre de circonstances qu’on n’aurait pu l’attendre d’un écrit de cette espèce. On m’égalait aux plus fameux voleurs dans l’art de pénétrer à travers les murs et les portes les mieux défendues, aux fourbes les plus habiles pour l’invention, l’astuce et les travestissements. L’avis que Larkins avait trouvé et nous avait apporté dans la forêt y était imprimé tout au long. Tous mes déguisements antérieurs à la dernière alerte que m’avait donné la prévoyante Mrs. Marney étaient fidèlement rapportés, et on y avertissait le public de se tenir bien en garde contre un individu d’un extérieur étrange, et qui vivait d’une manière recluse et solitaire. Cet écrit m’apprenait aussi que l’on avait fait une recherche dans mon dernier logement, le soir même de mon évasion, et que Mrs. Marney avait été envoyée à Newgate, comme accusée d’avoir recélé un criminel. Cette dernière circonstance me navra le cœur. Mes propres souffrances n’affaiblirent pas en moi le sentiment de la compassion. C’était une idée bien déchirante et bien insupportable de sentir que l’implacable persécution dont j’étais l’objet ne se bornait pas à ma personne ; mais que ma seule approche était contagieuse, et entraînait dans ma ruine quiconque prétendait me secourir. Je crois que j’aurais consenti à me livrer à toute la rage de mes ennemis, si j’avais pu sauver par là une heure de souffrance à cette excellente femme. J’ai appris dans la suite que Mrs. Marney avait obtenu sa liberté par l’entreprise de cette femme de qualité qui était sa parente. L’émotion que me causa l’infortune de Mrs. Marney ne fut pourtant qu’un sentiment passager. Une considération plus impérieuse et plus irrésistible appelait toute mon attention.

Que de réflexions je fis sur cette page qui me dénonçait au monde entier ! Chaque mot me glaçait d’effroi. Il eût peut-être été moins horrible pour moi de tomber entre les mains de la justice. Au moins cet événement, qui était l’objet de toutes mes craintes, eût mis un terme à cette fièvre de terreur dont j’étais la proie. Les déguisements ne pouvaient plus me servir à rien. Dans chaque quartier, dans presque chaque maison de la capitale, combien d’individus se trouvaient excités à jeter un œil attentif et soupçonneux sur tout étranger, et spécialement sur tout étranger solitaire qui pouvait se rencontrer dans leur chemin ! On faisait briller à leurs yeux un prix de cent guinées pour enflammer leur cupidité et aiguiser leur pénétration. Ce n’était plus seulement les limiers de Bow-Street[1], c’était un million d’hommes armés contre moi. Et ce refuge qui reste encore aux plus malheureux, d’avoir quelque ami dans le sein duquel ils déposent leurs alarmes, et qui les mette à l’abri des yeux indiscrets et curieux, ce refuge m’était interdit. Pourrait-on se faire l’idée d’une situation plus horrible ! Mon cœur battait avec une extrême violence ; ma poitrine était étouffée, et je ne respirais qu’à peine. « Il n’y aura donc pas de fin, me disais-je, à la persécution que j’éprouve ! Après tant de fatigues et tant de travaux, aucun terme à mes malheurs ! Le temps, le temps qui guérit tout, ne fait qu’ajouter au désespoir de ma situation ! Ah ! pourquoi m’obstiner davantage dans cette lutte cruelle ? la mort m’offre le moyen d’éluder l’activité de mes persécuteurs. Ensevelissons dans un oubli éternel ma personne et jusqu’aux traces de mon existence, pour ne laisser qu’un doute sans issue à ces barbares, qui ne sauraient renoncer à me poursuivre. »

Au milieu des horreurs qui m’environnaient, cette idée me donna quelque plaisir, et je me rendis en hâte vers les bords de la Tamise pour la mettre à exécution. L’agitation de mon âme était telle, que la faculté de la vue était comme suspendue en moi. Je traversais les rues sans voir la route que je suivais. Enfin, après avoir erré je ne sais combien de temps, je me trouvai au Pont de Londres. Je courus aux marches, et je vis la rivière couverte de bâtiments. Il faut, me dis-je, qu’aucun être humain ne m’aperçoive au moment où je vais disparaître pour jamais. Cette pensée exigeait quelque attention. Il s’était déjà écoulé un certain temps depuis le dessein que le désespoir m’avait fait prendre. Le jugement me revint peu à peu. La vue des navires me fit renaître l’idée de quitter encore une fois mon pays natal.

Je pris donc des informations, et je trouvai que le passage le moins cher que je pouvais me procurer était dans un bâtiment de commerce amarré près de la Tour, et qui devait mettre à la voile sous peu de jours pour Middelbourg en Hollande. J’aurais désiré qu’on me prît à bord dès l’instant même, et j’aurais tâché d’obtenir du capitaine qu’il me permît d’y rester jusqu’au moment du départ ; mais malheureusement je n’avais pas sur moi assez d’argent pour payer mon passage. C’était pis encore, je n’avais pas dans le monde assez d’argent. Toutefois je donnai au capitaine la moitié de ce qu’il me demanda, et je promis de venir lui apporter le reste. Je ne savais trop comment me le procurer ; mais j’espérais bien en venir à bout. J’avais quelque idée de l’emprunter à M. Spurrel. Certainement il ne me refuserait pas un si léger service. Il m’aimait, à ce qu’il semblait, avec une tendresse toute paternelle, et je ne crus pas risquer la moindre chose en me remettant pour un moment dans ses mains. J’approchai de mon logement avec un cœur oppressé et plein de sinistres présages. M. Spurrel n’était pas à la maison, et il me fallut attendre son retour. J’avais dans mon coffre de l’ouvrage qui m’avait été remis par lui le matin même pour travailler, et qui valait six fois la somme dont j’avais besoin. Je réfléchis un moment si je ne pourrais pas user de ces matières comme s’ils eussent été à moi ; mais je repoussai cette idée avec mépris. Jamais je n’avais mérité le moins du monde le blâme dont on me couvrait ; j’étais bien déterminé à ne le mériter jamais. Il était fort extraordinaire que M. Spurrel fût dehors à une telle heure ; cela ne lui était pas encore arrivé à ma connaissance. Il avait coutume de se coucher entre neuf et dix. J’entends sonner dix heures, onze heures ; M. Spurrel ne rentre point. Enfin à minuit on heurte à la porte ; je reconnais sa manière de frapper. Chacun était couché dans la maison. M. Spurrel, habitué à rentrer à des heures réglées, n’avait pas de clef pour ouvrir lui-même. L’idée de revoir un compagnon fit luire dans mon cœur un rayon de joie. Je fus bien vite au bas de l’escalier pour lui ouvrir la porte.

Je crus apercevoir, à la lueur de la chandelle que j’avais à la main, quelque chose d’extraordinaire dans son air. Avant que j’eusse le temps de lui dire un mot, je vis deux autres hommes qui le suivaient. Au premier coup d’œil je devinai quelle espèce de gens c’était ; au second, je reconnus que l’un d’eux n’était autre que Gines lui-même. J’avais su autrefois qu’il avait figuré dans cette profession, et je ne fus pas très-étonné de l’y retrouver. Quoique depuis quelques heures mon esprit se fût, pour ainsi dire, familiarisé avec l’inévitable nécessité de retomber encore une fois entre les mains des agents de la police, cependant il me fut impossible de les voir entrer sans ressentir intérieurement une secousse qui me fit trembler jusqu’au fond de l’âme. D’ailleurs, je n’étais pas peu surpris de l’heure et des circonstances de cette visite, et j’avais grand désir d’apprendre si M. Spurrel avait pu être assez vil pour se faire leur introducteur.

Il ne me laissa pas longtemps dans cette perplexité. À peine vit-il ses deux compagnons tout à fait en dedans de la porte, qu’il s’écria avec un transport presque convulsif : « Tenez, tenez, voilà votre homme ! Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! » Gines me regarde aussitôt à la figure avec un air qui exprimait alternativement l’espérance, et le doute. « Sur mon Dieu, dit-il, je ne saurais dire si c’est lui ou non ! J’ai peur, ma foi, que nous ayons mis la main dans le mauvais sac. » Ensuite, comme se ravisant : « Entrons toujours dans la maison, ajouta-t-il ; nous examinerons un peu mieux. » Nous montons tous aussitôt dans la chambre de M. Spurrel ; je pose ma chandelle sur la table. Jusque-là j’avais gardé le silence ; mais je me sentais bien déterminé à tout tenter pour ne pas me trahir moi-même, et j’étais un peu enhardi d’ailleurs par les doutes de Gines. En conséquence, prenant un air calme et résolu, et m’adressant à eux avec ma voix déguisée, dont une sorte de grasseyement formait un des caractères : « Dites-moi, je vous prie, messieurs, leur demandai-je, ce que vous désirez de moi ? — Eh bien, dit Gines, nous sommes ici pour chercher un certain Caleb Williams ; et c’est, ma foi, un coquin qui en vaut bien la peine. Je devrais le connaître assez, mais on dit que le drôle a autant de visages qu’il y a de jours dans l’année. Ainsi, vous plairait-il d’ôter votre visage d’aujourd’hui ? ou, si vous ne le pouvez pas, au moins pouvez-vous bien ôter vos habits, pour nous faire voir de quelle étoffe est la bosse que vous portez ? »

Je voulus faire quelques remontrances, mais elles furent vaines. Je voyais déjà mon déguisement en partie découvert, et Gines, quoique toujours incertain, se confirmait néanmoins à chaque instant de plus en plus dans ses soupçons. Quant à M. Spurrel, sa figure s’était renfrognée, et ses yeux inquiets regardaient avidement tout ce qui se passait. À mesure que mon imposture devenait plus palpable, il répétait son exclamation : « Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! » À la fin, excédé de cette odieuse farce, et ne pouvant plus supporter le dégoût que me causait la figure basse et hypocrite qu’il me semblait que je faisais : « Eh bien oui ! m’écriai-je, je suis Caleb Williams ; conduisez-moi où vous voudrez ! et vous, M. Spurrel… » Il eut un tressaillement terrible. Au moment où je me déclarai, sa joie avait été extrême, et il ne lui avait pas été possible de la contenir. Mais mon apostrophe inattendue et le ton dont je la lui adressai le foudroyèrent. « Est-il possible, continuai-je, que vous ayez été assez bas et assez pervers pour me trahir ? Que vous ai-je fait pour mériter un pareil traitement de vous ? C’est donc là la tendresse que vous me témoigniez ? cet amour de père que vous aviez sans cesse à la bouche ? Vous me livrez à la mort ?

— Mon pauvre garçon, mon cher enfant ! s’écria Spurrel du ton le plus dolent et le plus humble, en vérité, en vérité, je n’ai pas pu faire autrement ! Allons, allons, j’espère bien qu’on ne lui fera pas de mal, à ce pauvre ami ! Si cela arrivait, je suis sûr que j’en mourrais.

— Misérable hypocrite ! interrompis-je avec l’accent de l’indignation, vous me mettez dans les cruelles serres de la justice, et vous espérez, dites-vous, qu’il ne me sera pas fait de mal ! Allez, je sais d’avance mon arrêt, et je suis prêt à le subir ! Vous m’attachez de votre propre main la corde au cou, et, pour le même prix, vous en eussiez fait autant à votre fils unique ! Allez compter vos maudites guinées ! Ma vie eût été plus en sûreté entre les mains du premier venu que dans les vôtres, artificieux crocodile, qui caressez pour dévorer. »

J’ai toujours pensé que ma maladie et l’approche apparente de ma mort avaient contribué à la trahison de M. Spurrel. Il avait calculé avec lui-même combien de temps encore j’étais en état de travailler. Il se rappelait avec effroi la dépense que lui avaient occasionnée la maladie et la mort de son fils. Il était bien décidé à ne pas répéter les mêmes frais. Il craignait cependant la honte d’avoir des torts envers moi. Il avait peur de sa propre sensibilité : il sentait que je faisais des progrès dans son affection, et que bientôt il ne lui serait plus possible de m’abandonner. Par une sorte d’instinct secret, il fut conduit à éviter une action plus généreuse par la plus lâche de toutes, et ne put résister à l’appât de la récompense promise, joint au premier motif.



  1. Bow-Street est la rue de Londres où sont situés les bureaux de police.