Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 137-150).
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XXXII


Le moment fixé pour le départ était arrivé, et d’un instant à l’autre on attendait l’ordre de lever l’ancre, quand nous fûmes hêlés par un bateau parti du rivage, et dans lequel il y avait deux personnes, outre les rameurs. Elles vinrent aussitôt à bord ; c’étaient des officiers de justice. On ordonna aux passagers, qui consistaient en six personnes, moi compris, de se rendre sur le pont pour être examinés. Un tel contre-temps me causa un trouble inexprimable. Je regardai comme certain que c’était moi qui était l’objet de cette recherche. Ne se pouvait-il pas que, par quelque accident impossible à exprimer, ils eussent eu connaissance de mon déguisement ? Il était infiniment plus fâcheux pour moi d’avoir à paraître devant eux sur un théâtre aussi circonscrit, et où je serais précisément comme le point de mire de leurs observations, que de me présenter sous les dehors d’une personne indifférente, comme j’avais fait jusqu’à présent, à ceux qui étaient à ma poursuite. Toutefois ma présence d’esprit ne m’abandonna pas. Mon costume d’emprunt et mon baragouin irlandais me donnaient beaucoup d’assurance et me semblaient faits pour braver tous les hasards possibles.

Nous ne fûmes pas plutôt en présence sur le pont, qu’à ma grande consternation, il ne me fut pas difficile de reconnaître que l’attention des nouveaux venus se tournait principalement sur moi. Ils firent quelques questions vagues aux passagers les plus proches d’eux, et ensuite, venant à moi, ils me demandèrent mon nom, qui j’étais, d’où je venais, et pourquoi je me trouvais là ? J’eus à peine ouvert la bouche pour leur répondre, que tous deux, d’un commun accord, se saisirent de moi, en disant que j’étais leur prisonnier, et en assurant qu’il ne fallait pas autre chose que mon accent et le rapport du signalement pour me faire condamner devant tous les tribunaux d’Angleterre. Je fus entraîné hors du vaisseau et jeté dans le bateau qui les avait amenés, où ils me firent asseoir entre eux deux, comme pour empêcher que je ne songeasse à sauter dans la mer pour leur échapper.

Dès lors, je ne mis plus en doute que j’étais encore une fois retombé au pouvoir de M. Falkland, et cette idée fut pour moi la plus douloureuse qu’il fût possible d’imaginer. Échapper à sa poursuite, m’affranchir de sa tyrannie, était l’objet vers lequel étaient tendus tous les ressorts de mon esprit ; cet objet était-il donc au-dessus de tous les efforts humains ? Le pouvoir de mon ennemi remplissait-il donc tout l’espace, et son œil savait-il percer à travers tous les déguisements ? Ressemblait-il à cet être mystérieux dont on nous dit que la vengeance nous atteindrait sous une masse des montagnes vainement accumulées sur nous ? Aucune idée n’est plus propre à plonger l’âme dans l’abattement et le désespoir. Mais il ne s’agissait pas ici pour moi d’un point de raisonnement ni d’un article de foi ; ce n’était ni en lui refusant ouvertement ma croyance, ni en me retranchant secrètement dans la nature vague et incompréhensible de l’idée même, que je pouvais trouver quelque soulagement. C’était une chose qui tombait sous le sens ; je sentais les griffes du tigre s’enfoncer dans mon cœur.

Mais, quoique cette impression fût d’abord très-violente et qu’elle eût amené avec elle sa suite ordinaire, le découragement et la pusillanimité, cependant, comme par un mouvement machinal, mon esprit revint à calculer la distance entre ce port de mer et la ville de ma prison, ainsi que toutes les diverses occasions qu’un si long espace pouvait m’offrir pour m’échapper. Mon premier soin devait être de prendre bien garde de rien faire qui fût propre à me découvrir plus que je ne l’étais réellement. Quoique arrêté, il pouvait se faire qu’on se fût déterminé à cette mesure sur de légers indices, et qu’avec ma dextérité je vinsse à bout de me faire relâcher aussi facilement qu’on m’avait pris. Il était même possible que cette arrestation fût l’effet d’une méprise et n’eût pas le moindre rapport aux poursuites de M. Falkland. Dans toutes les hypothèses, mon rôle était d’attendre des éclaircissements et de n’en point donner.

Je ne fus pas longtemps à me ressentir des avantages de cette résolution. Dans l’intervalle de mon passage du navire à la ville, je ne proférai pas un mot. Mes conducteurs firent des commentaires sur mon silence obstiné, en observant qu’il ne me servirait à rien ; qu’infailliblement je ferais le saut, attendu qu’il ne s’était jamais vu que quelqu’un jugé pour avoir volé le courrier de Sa Majesté eût pu se tirer de là. On se persuadera aisément combien je me sentis soulagé par ces paroles ; je n’en persistai pas moins dans le silence que je m’étais proposé de garder. Le reste de leur conversation, qui ne laissa pas d’être diffuse, m’apprit que la malle d’Édimbourg à Londres avait été volée il y avait dix jours par deux Irlandais ; que l’on s’était déjà assuré de l’un d’eux, et que j’étais arrêté comme soupçonné d’être le second. Ils avaient un signalement de la personne de celui-ci, et, bien qu’il différât du mien sur beaucoup de points essentiels, comme je pus voir ensuite, ils y trouvèrent une analogie complète. Cette certitude que je ne me trouvais arrêté que par l’effet d’une méprise m’avait débarrassé d’un poids accablant. Je me voyais assuré d’établir mon innocence d’une manière satisfaisante devant quelque magistrat du royaume que ce pût être ; or, en comparaison des alarmes que je ne n’avais eu que trop de raison de prendre, le désagrément d’être traversé dans mes projets et d’avoir vu échouer mon dessein de quitter l’Angleterre, même après m’être déjà rendu à bord, n’était encore qu’un mal assez léger.

Aussitôt que nous fûmes débarqués, on me conduisit chez le juge de paix. Celui-ci avait été jadis capitaine d’un navire charbonnier ; mais, ayant eu du bonheur dans ses affaires, il avait quitté cette vie errante, et avait depuis quelques années l’honneur d’être un des représentants de Sa Majesté. On nous fit attendre quelque temps dans une espèce d’antichambre, jusqu’à ce que Sa Révérence eût le loisir de nous donner audience. Les hommes qui m’avaient amené étaient des agents au fait du métier, et ils voulurent à toute force que cet intervalle fût employé à me fouiller, en présence de deux domestiques du magistrat. Ils me trouvèrent quinze guinées et un peu d’argent. Ils exigèrent que je me dépouillasse entièrement, afin qu’ils pussent examiner si je n’avais pas de billets de banque cachés en quelque endroit. Ils prirent l’une après l’autre les guenilles qui composaient mon misérable vêtement à mesure que je les quittais, et ils les tâtèrent avec beaucoup de soin pour s’assurer si les objets qu’ils cherchaient n’y avaient pas été cousus. Je me soumis à tout sans murmurer. Vraisemblablement l’issue de l’affaire serait toujours la même, et la justice sommaire était une forme de procéder qui convenait assez à mes vues, mon principal objet étant de me débarrasser le plus tôt possible des respectables personnes qui me tenaient sous leur garde.

À peine cette opération fut-elle achevée, que nous fûmes appelés pour être introduits dans l’appartement de Sa Révérence le juge. Mes accusateurs commencèrent à exposer leurs griefs contre moi, et lui dirent qu’ils avaient eu ordre de se rendre à la ville, sur l’avis que l’un des voleurs de la malle d’Édimbourg y était, et qu’ils m’avaient surpris à bord d’un navire prêt à faire voile pour l’Irlande.

« Fort bien, dit le juge de paix, voilà votre dire ; voyons maintenant quel compte ce gentilhomme-ci nous rendra de sa personne. Allons, drôle, votre nom ? De quel endroit du Tipperary vous plaît-il de vous dire ? »

Ma réponse était déjà prête sur cette question ; et du moment où j’avais eu connaissance du genre d’accusation portée contre moi, j’avais pris le parti de laisser là, au moins pour le moment, mon accent irlandais, et de parler ma langue naturelle. C’était ce que j’avais déjà fait dans le peu de mots que j’avais dits à mes conducteurs dans l’antichambre ; cette subite métamorphose les avait pétrifiés, mais ils avaient été trop loin pour pouvoir se rétracter avec honneur. Je répondis donc au juge que je n’étais pas Irlandais, mais natif d’Angleterre, et n’avais même jamais été en Irlande. Cette réponse donna lieu à consulter le signalement où ma personne était censée désignée, et que mes conducteurs avaient porté avec eux pour se diriger. Sans nulle équivoque la désignation exigeait que le délinquant fût Irlandais.

Observant que le juge hésitait, je crus que c’était le moment de pousser un peu plus loin ce moyen de justification. Je m’en référai au même papier, et lui fit remarquer que le signalement ne se rapportait à moi ni quant à la taille, ni quant aux autres circonstances. Mais, hélas ! il s’y rapportait fort bien pour l’âge et pour la couleur des cheveux ; et puis le magistrat n’avait pas l’habitude, comme il eut la bonté de me l’apprendre, de se tourmenter pour des bagatelles semblables, ni de laisser échapper un coquin de la corde pour une prétendue erreur de quelques pouces dans sa taille. Que si l’homme se trouvait trop court, disait-il, il n’y avait pas de meilleur remède que de l’allonger un peu. À mon égard, le mécompte était dans le sens contraire, mais Sa Révérence ne voulut pas perdre son bon mot. Au total, il était un peu embarrassé sur ce qu’il devait faire.

Mes conducteurs s’en aperçurent bien, et ils commencèrent à trembler pour leur récompense, que deux heures auparavant ils regardaient comme aussi assurée que si elle eût été dans leur poche. Me retenir toujours par provision leur semblait une spéculation sûre, parce que si, au bout du compte, il arrivait qu’ils eussent fait une mauvaise capture, il n’y avait guère à craindre qu’un pauvre hère tout déguenillé tel que moi allât leur intenter une action en dommages-intérêts. En conséquence, ils pressèrent le magistrat de seconder leurs bonnes intentions. Ils lui dirent que sans contredit les preuves ne se trouvaient pas aussi décisives contre moi qu’ils auraient désiré qu’elles le fussent, mais qu’il y avait assez de circonstances pour me faire regarder comme un homme suspect. Qu’au moment où j’avais été amené devant eux sur le pont du vaisseau, je parlais le plus beau baragouin irlandais qu’il eût jamais été possible d’entendre, et que depuis je l’avais quitté tout d’un coup sans qu’il m’en restât le plus petit accent ; qu’en me fouillant, ils avaient trouvé sur moi quinze guinées ; et comment un malheureux mendiant, tel que je paraissais l’être, aurait-il pu se procurer quinze guinées par des voies honnêtes ? qu’en outre, quand ils m’avaient fait me déshabiller, ils avaient vu que, malgré mes haillons, j’avais la peau plus fine et plus unie que ne l’a communément un homme de ma sorte. Enfin, pour quelle raison un pauvre mendiant, qui n’avait jamais été de sa vie en Irlande, avait-il besoin de s’embarquer pour ce pays ? Il était plus clair que le jour que j’étais un homme dont il fallait s’assurer. Ces raisonnements, joints à quelques clignements d’œil et autres signes d’intelligence entre les plaignants et le juge de paix, amenèrent bientôt celui-ci à l’avis des autres. Il prononça qu’il fallait que j’allasse à Warwick, où il paraissait que l’autre voleur était gardé à présent, et que je fusse confronté avec lui ; qu’alors si le résultat était clair et satisfaisant, je serais acquitté.

Je ne pouvais entendre rien de plus terrible. Moi qui avais trouvé tout le pays armé contre moi, qui étais exposé à des poursuites si acharnées et si actives, me voir à présent traîné jusque dans le cœur du royaume, sans avoir la faculté de m’accommoder aux circonstances et sous la garde immédiate de deux officiers de justice ; c’était une décision aussi foudroyante que si j’eusse entendu mon arrêt de mort. Je me récriai fortement contre l’injustice de cette manière de procéder. Je représentai au magistrat qu’il était démontré impossible que je fusse l’individu désigné dans le signalement. Il portait un Irlandais, et moi je n’étais pas Irlandais ; il indiquait une personne plus petite que moi, et de toutes les circonstances c’était bien celle où il était le moins possible de tromper. « Il n’y avait pas le plus léger motif pour me tenir en arrestation. J’avais déjà eu le malheur de manquer mon voyage et de perdre l’argent de mon passage par l’empressement de ces messieurs à s’emparer de moi. » Je protestai que, dans la situation de mes affaires, le moindre retard était pour moi de la dernière conséquence. Il était impossible de me faire un plus grand tort que de m’envoyer au centre du royaume comme prisonnier, au lieu de me laisser continuer mon voyage.

Toutes mes remontrances furent vaines. Le juge n’était nullement d’humeur à se laisser parler sur ce ton-là par un homme qui portait un habit de mendiant. Au milieu de ma harangue, il m’aurait bien imposé silence à cause de l’impertinence de mes discours ; mais je parlais avec une volubilité et une chaleur qu’il n’était pas maître d’arrêter. Il fallut donc attendre que j’eusse fini ; alors il me dit que tout ce verbiage ne servait de rien, et que j’aurais beaucoup mieux fait de me montrer moins insolent. Il était clair que j’étais un vagabond et un homme suspect. Plus je faisais voir d’envie de m’en aller, et plus il y avait de raisons de me serrer de près. Peut-être trouverait-on, après tout, que j’étais vraiment le criminel qu’on cherchait ; si je n’étais pas celui-là, il ne doutait pas que je ne fusse encore pis ; quelque braconnier, ou que savait-il ? peut-être quelque assassin. Il avait une idée confuse d’avoir vu déjà ma figure dans quelque affaire de ce genre.

Il n’y avait pas à en douter, j’étais certainement quelque malfaiteur. Il était laissé à sa discrétion de m’envoyer, comme homme sans aveu, à une maison de travail, à cause de mon air robuste et des contradictions de mes réponses, ou bien de me faire conduire à Warwick ; c’était par une bonté qui lui était naturelle qu’il avait incliné pour le parti le plus doux. Je pouvais bien être assuré que je ne lui échapperais pas comme cela des mains. Il valait mieux pour le service de Sa Majesté faire pendre un vaurien tel qu’il me soupçonnait d’être, que de se prendre d’une pitié mal entendue pour tous les mendiants du royaume.

Voyant bien qu’il n’y avait rien à faire pour ce que je désirais obtenir avec un homme si intimement pénétré de sa dignité et de son importance, ainsi que de ma parfaite nullité, je réclamai au moins la restitution de l’argent qu’on avait trouvé sur moi. Ceci me fut accordé. Peut-être que Sa Révérence commençait à soupçonner qu’elle avait été trop loin dans ce qu’elle avait déjà fait, et elle en était dès lors plus disposée à se relâcher sur cette formalité accessoire. Mes conducteurs, de leur côté, ne s’opposèrent pas à cette indulgence, pour une raison qui se verra par la suite. Toutefois, le juge ne laissa pas que de s’étendre sur la clémence dont il usait à cet égard. Il n’était pas sûr de ne pas excéder les pouvoirs de sa charge en m’accordant ma demande. Une si grosse somme ne pouvait pas être venue en mes mains par des voies légitimes ; mais c’était son caractère d’être toujours porté à adoucir la rigueur littérale de la loi, autant qu’il pouvait le faire sans inconvénient.

Il y avait de puissantes raisons pour que ces messieurs, qui m’avaient dans le principe pris sous leur garde, préférassent m’y retenir encore après mon examen subi devant le juge. Chacun est susceptible d’un sentiment d’honneur à sa manière, et ils ne se souciaient pas de s’exposer à la honte qu’ils auraient encourue si on m’eût rendu justice. Chacun aussi est plus ou moins sensible aux charmes du pouvoir ; et ils prétendaient que, si j’avais à sortir favorablement d’affaire, j’en fusse redevable à leur bonté souveraine plutôt qu’au mérite de ma cause. Toutefois, ce n’était pas un honneur imaginaire ni un pouvoir stérile après lesquels ils couraient. Non vraiment, ils avaient des vues plus solides et plus profondes. En un mot, quoiqu’ils eussent résolu de me faire sortir du tribunal du juge de paix dans le même état que j’y étais entré, c’est-à-dire en prévenu, cependant, en dépit d’eux-mêmes, le résultat de l’examen que j’avais subi leur avait fait présumer que j’étais innocent du délit dont ils me chargeaient. Ainsi, comprenant bien que dans cette affaire-ci il n’y avait plus à compter sur les cent guinées offertes pour récompense de la capture du voleur, ils avaient pris le parti de rabattre sur un moindre butin. Ils me conduisirent donc à une auberge, et ayant donné des ordres pour une voiture, ils me prirent en particulier, tandis qu’un d’eux me parla en ces termes :

« Vous voyez bien, mon garçon, de quoi il retourne ; vous venez à Warwick, il n’y a pas à reculer, et, ma foi, quand vous serez là, je ne réponds pas de ce qui vous arrivera. Vous êtes innocent ou vous ne l’êtes pas, ce n’est pas mon affaire ; mais mettons que vous soyez innocent, vous n’êtes pas encore assez innocent pour croire que cela rendra votre cause tout à fait sûre. Vous avez, dites-vous, des affaires qui vous appellent d’un autre côté, et vous êtes bien pressé de retourner ; moi, je n’ai pas le courage de porter préjudice à un homme dans ses intérêts, quand je peux faire autrement. Ainsi donc, voyez-vous, si vous voulez vous défaire de vos quinze guinées, c’est une affaire finie. Elles ne vous sont bonnes à rien, vous savez qu’un mendiant est toujours chez lui. Et puis, pour ce qui est de cela, il ne tenait qu’à nous de les garder par formalité de justice, comme vous l’avez bien vu chez le juge de paix. Mais je suis un homme qui agis par principe, j’aime à jouer cartes sur table, et je dédaigne d’extorquer un shelling à qui que ce soit. »

Quelqu’un qui a dans le cœur des sentiments de morale est souvent disposé à se laisser aller dans l’occasion à son impulsion naturelle, sans songer à l’intérêt du moment. J’avoue que le premier mouvement qu’excita en moi cette ouverture fut celui de l’indignation. Je fus entraîné d’une manière irrésistible à donner carrière à ce sentiment, et à mettre de côté, pour l’instant, toute considération de l’avenir. Je repoussai cette basse proposition avec le mépris qu’elle méritait. Ma fermeté surprit mes deux gardiens, mais ils regardèrent apparemment au-dessous d’eux de disputer avec moi sur les principes. Celui qui avait porté la parole se contenta de me répondre : « À la bonne heure, à la bonne heure, mon garçon, faites comme vous l’entendrez ; allez, vous ne serez pas le premier qui se sera laissé pendre pour ne pas vouloir lâcher quelques guinées. »

Ce mot ne tomba pas à terre ; il s’appliquait d’une manière frappante à ma situation actuelle, et il me détermina à ne pas laisser échapper l’occasion qui s’offrait, sans en profiter.

Néanmoins, ces messieurs étaient trop fiers pour qu’il y eût lieu à entamer pour le présent un nouveau pourparler sur ce sujet. Ils me quittèrent brusquement, après avoir préalablement donné ordre à un vieillard, qui était le père de l’hôtesse, de rester dans la chambre avec moi, tant qu’ils seraient absents. Ils ordonnèrent au vieillard de fermer la porte pour plus grande sûreté et de mettre la clef dans sa poche, en même temps qu’ils eurent soin en descendant d’avertir de l’état dans lequel ils me laissaient, afin que les gens de la maison eussent l’œil ouvert si je venais à m’échapper. Quelle était leur intention en agissant de cette manière ? c’est ce que je ne pourrais pas dire au juste. Vraisemblablement c’était une sorte de compromis entre leur orgueil et leur avarice ; ils voulaient, pour plus d’une raison, se débarrasser de moi aussitôt qu’ils en auraient la facilité, et dès lors ils avaient pris le parti de me laisser en particulier méditer sur la proposition qu’ils m’avaient faite et d’attendre le résultat de mes réflexions.