Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 127-137).
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XXXI


La seule règle que je me prescrivis pour traverser la forêt, ce fut de suivre une direction aussi opposée que possible aux routes qui conduisaient au lieu de mon ancienne prison. Après environ deux heures de marche, j’arrivai aux limites de ce canton agreste, et je gagnai la partie du pays qui est enclose et cultivée. Là, je m’assis au bord d’un ruisseau, et, tirant de ma poche un morceau de pain que j’avais emporté avec moi, je pris un peu de repos et de nourriture. Je restai quelques instants dans cet endroit à méditer sur la marche que j’adopterais, et je me trouvai, comme je l’avais déjà été dans une situation presque pareille, disposé à fixer mon choix sur la capitale, qui me semblait, outre ses autres avantages, m’offrir plus de moyens de me cacher que tout autre lieu. Pendant que je faisais ces réflexions, je vis passer deux paysans à peu de distance de moi, et je leur demandai la route de Londres. Je compris, d’après leur indication, que le chemin le plus court était de repasser une partie du bois, et qu’alors il me faudrait nécessairement me rapprocher beaucoup plus que je ne le désirais du chef-lieu du comté. Je ne regardai pas toutefois cette circonstance comme bien importante. Mon déguisement me paraissait un préservatif suffisant contre le danger du moment ; en conséquence, sans suivre le chemin le plus direct, je pris un sentier qui devait me conduire au point indiqué.

Quelques-uns des incidents de cette journée méritent d’être rapportés. Comme je passais le long d’une grande route que je suivis pendant quelques milles, j’aperçus un carrosse qui venait dans la direction opposée à la mienne. Je délibérai un moment en moi-même si je passerais sans rien dire, ou bien si je saisirais cette occasion de faire, de la voix ou du geste, un essai de mon nouveau métier. Mais je cessai bientôt d’être incertain quand j’eus reconnu cette voiture pour celle de M. Falkland. Cette rencontre soudaine me frappa d’épouvante, quoique, en y réfléchissant avec plus de sang-froid, il fût difficile d’y voir un bien grand danger. Je me cachai derrière une haie, jusqu’à ce que la voiture fût tout à fait passée. J’étais trop vivement ému de l’impression qu’elle m’avait faite pour me risquer à examiner si cet équipage renfermait ou non le terrible ennemi de mon repos. Je me persuadai qu’il y était. Mes yeux suivirent le carrosse, et je m’écriai : « Voilà le faste et les aisances de la vie qui accompagnent le crime, et voici le dénûment et la misère qui sont le partage de l’innocence ! » J’avais tort de m’imaginer qu’il y eût à cet égard, dans ma situation, rien qui me fût particulier. Je rapporte cette circonstance pour faire voir seulement comme les plus petites choses contribuent à rendre plus amère encore aux malheureux la coupe de l’adversité. Ce ne fut cependant qu’une idée passagère. Mes infortunes m’avaient appris à ne pas trop m’abandonner au triste plaisir qu’on trouve à se plaindre. Quand mon esprit fut redevenu tranquille, je me mis à réfléchir sur la rencontre que je venais de faire, et à examiner si cet événement pouvait avoir quelque rapport à moi. Mais j’eus beau retourner longtemps la chose dans ma tête de toutes les manières, il ne me fut pas possible de rien découvrir qui pût fonder à cet égard une conjecture raisonnable.

La nuit venue, j’entrai dans un petit cabaret à l’extrémité d’un village, et, m’étant assis dans un coin de la cuisine, je demandai du pain et du fromage. Tandis que j’étais à table, en face de ce repas frugal, entrèrent trois ou quatre paysans qui venaient manger un morceau après leur journée. Les idées sur l’inégalité des rangs sont de toutes les classes de la société ; et, comme mon extérieur était beaucoup plus mesquin que le leur, je crus qu’il était à propos de céder la place à cette gentilhommerie de cabaret, et de me retirer dans un endroit plus obscur. Quelles furent ma surprise et ma frayeur quand, presque au même instant, ils entamèrent une conversation sur mon sujet, et que je m’entendis, avec quelque léger changement dans les circonstances, désigner sous le nom du fameux voleur Kit-Williams.

« Au diable ce coquin-là, dit un d’eux, il n’est, ma foi, question d’autre chose. Sur mon âme, je crois qu’il fait parler de lui dans tout le comté.

— C’est bien vrai, reprit un autre. J’étais à la ville aujourd’hui pour acheter des avoines pour mon maître ; les agents de la police étaient sur pied, et il y en avait qui croyaient l’avoir attrapé ; mais c’était une fausse alerte.

— C’est que c’est une bonne affaire que cent guinées, répliqua l’autre. Je ne serais pas fâché de les trouver dans mon chemin.

— Pour ce qui est de ça, reprit celui qui venait de la ville, cent guinées sont aussi bonnes pour moi que pour un autre ; néanmoins, je ne saurais dire comme vous. Il me semble que l’argent que j’aurais gagné à envoyer un chrétien à la potence ne me porterait jamais profit.

— Bah ! contes de ma grand’mère ! il faut bien qu’il y en ait quelques-uns de pendus, pour que les autres puissent rouler carrosse en paix. Et puis, je pardonnerais bien à ce drôle-là toutes ses voleries, si ce n’est qu’il a été assez coquin pour forcer à la fin la maison de son propre maître. C’est aussi trop mal.

— Seigneur Dieu ! seigneur Dieu ! reprit l’autre, je vois que vous ne savez seulement pas un mot de cette affaire-là. Je m’en vas vous dire ce qui en est, comme je l’ai appris à la ville. Je doute seulement qu’il ait jamais rien pris à son maître. Mais, écoutez. D’abord il faut que vous sachiez comment le squire Falkland a été autrefois jugé pour meurtre…

— Oui, oui, nous savons cela.

— Eh bien donc, il était innocent comme l’enfant qui vient de naître. Mais il paraît qu’il a la tête un tant soit peu frappée, ou quelque chose comme cela, voyez-vous. Si bien donc que Kit-Williams..... C’est un démon pour la ruse et la malice que ce Kit, vous pouvez en juger, puisqu’il a forcé les portes de sa prison pas moins de cinq fois.... Si bien donc, comme je disais, il a menacé son maître de le conduire encore une fois aux assises pour y être jugé ; par ainsi, il l’a effrayé tellement, qu’il en a tiré à plusieurs fois de grosses sommes d’argent. Si bien qu’à la fin, un squire Forester, qui est un parent de l’autre, découvrit tout. Là-dessus, il fit un train d’enfer et il envoya bien vite Kit en prison ; je crois même qu’il n’aurait pas manqué de le faire pendre : lorsque deux squires mettent leur tête dans le même bonnet, ils ne s’embarrassent guère, comme vous savez, de la loi ; ou bien, ils savent tellement tordre la loi à leur fantaisie que je ne dirai pas précisément comme ça s’arrange, mais qu’est-ce que cela fait quand le pauvre diable a cessé de vivre ? »

Quoique l’histoire fût ainsi racontée d’une manière très-positive et très-circonstanciée, elle ne passa pas pourtant sans contestation. Chacune des parties soutint son opinion, et la dispute fut longue et opiniâtre. À la fin, ils se retirèrent tous ensemble, historiens et commentateurs. La frayeur dont j’avais été saisi au commencement de cette conversation était extrême. Je jetai à la dérobée un coup d’œil, que je promenai tout autour de la cuisine pour observer si l’attention de quelqu’un ne se portait pas sur moi. Je tremblais comme dans un accès de fièvre, et je me sentis d’abord une tentation de quitter la place et de m’enfuir à toutes jambes. Je me blottis dans mon coin, tenant ma tête de côté, et il me semblait de temps en temps que tout mon corps éprouvait une révolution générale.

À la fin pourtant mes idées prirent un autre cours. Quand je m’aperçus que ces hommes-là ne faisaient pas la moindre attention à moi, le souvenir de mon déguisement et de la parfaite sécurité qu’il devait me donner revint avec force à mon esprit, et je sentis aussitôt une sorte de joie secrète, quoique pourtant je n’osasse pas encore m’exposer aux risques d’être observé. Insensiblement j’en vins jusqu’à m’amuser de l’absurdité de leurs contes et de leur assurance à les débiter. Mon âme semblait s’épanouir ; je m’enorgueillissais intérieurement du sang-froid avec lequel j’écoutais cette scène, et je résolus de prolonger et même de pousser plus loin ce genre de jouissance. En conséquence, dès qu’ils furent partis, j’accostai notre hôtesse ; c’était une veuve, grosse réjouie. Je lui demandai quelle espèce d’homme ce pouvait être que ce Kit-Williams. Elle répondit que, suivant ce qu’elle en avait ouï dire, c’était un des plus jolis garçons qu’il y eût dans les quatre comtés à la ronde, et qu’elle l’aimait de tout son cœur pour sa subtilité à attraper tous ses geôliers et à se faire un passage à travers les murailles de pierre massive comme si c’étaient des toiles d’araignées. Je lui fis observer que l’alarme était tellement donnée dans tout le pays qu’il ne me paraissait pas possible qu’il pût échapper aux recherches. Cette idée l’indigna ; elle dit qu’elle espérait bien que depuis le temps il était déjà bien loin ; mais que, si cela n’était pas, elle souhaitait de grand cœur que la malédiction de Dieu pût tomber sur ceux qui trahiraient un si gentil garçon pour lui faire faire une mauvaise fin. Quoiqu’elle fût bien loin de soupçonner que celui dont elle parlait fût aussi près d’elle, cependant cette chaleur si franche et si généreuse avec laquelle elle prenait mon parti me causa un vrai plaisir. Je me retirai de la cuisine en emportant avec moi ce sentiment de satisfaction pour adoucir les fatigues de la journée et le malheur de ma situation ; je gagnai une grange voisine, où je m’étendis sur un peu de paille, et tombai bientôt dans un profond sommeil.

Le lendemain, sur le midi, comme je continuais mon chemin, je rencontrai deux hommes à cheval qui m’arrêtèrent pour s’informer à moi d’une personne qu’ils prétendaient avoir dû passer sur cette même route. À mesure qu’ils détaillaient le signalement de la personne, je m’aperçus, avec un saisissement de frayeur, que j’étais moi-même l’individu que leurs questions avaient pour objet. Ils entrèrent dans une description assez exacte et assez circonstanciée de tous les signes qui pouvaient servir à me faire reconnaître. Ils ajoutèrent qu’ils avaient de bonnes raisons pour croire qu’on m’avait vu la veille même dans un endroit de ce comté. Pendant qu’ils parlaient, une troisième personne qui était restée derrière se joignit à eux, et ma peur augmenta cruellement quand je la reconnus pour ce même domestique de M. Forester qui était venu me voir dans ma prison quinze jours avant ma fuite. Ma meilleure ressource dans ce moment de crise était de prendre un air de calme et d’indifférence. Heureusement pour moi, mon travestissement était si complet que l’œil même de M. Falkland aurait eu peine à me deviner. Depuis longtemps j’avais prévu qu’un tel secours pourrait me devenir nécessaire, et je m’y étais de bonne heure préparé. J’avais eu dès ma première jeunesse une extrême facilité pour l’imitation ; et quand je quittai ma retraite auprès de M. Raymond, j’adoptai avec mon attirail de mendiant une sorte de maintien gauche et villageois auquel j’avais recours pour peu que j’eusse à craindre d’être observé, ainsi qu’un jargon irlandais que j’avais eu occasion d’étudier dans ma prison. Voilà pourtant les misérables expédients, voilà les études d’artifice et de dissimulation auxquelles l’homme (l’homme qui ne mérite ce nom qu’à raison de sa fierté et de son indépendance) est quelquefois obligé de recourir pour échapper à l’animosité implacable et à la barbare tyrannie de son semblable ! Je m’étais servi de ce patois dans la conversation que j’avais eue au cabaret, quoique je n’aie pas cru nécessaire d’en faire mention dans mon récit. Le domestique de M. Forester s’aperçut en arrivant que ses camarades étaient en conversation avec moi, et, devinant bien quel en était le sujet, il s’informa s’ils avaient découvert quelque chose. Il ajouta à ce que les autres m’avaient déjà appris que la résolution était bien prise de n’épargner ni soins ni dépenses pour me trouver et me faire pendre, et que, si j’étais dans quelque coin du royaume, ils étaient bien convaincus qu’il me serait impossible d’échapper.

Ainsi chaque nouvel incident tendait à me révéler de plus en plus le danger extrême auquel j’étais exposé. J’aurais pu m’imaginer en vérité que j’étais le seul objet de l’attention générale, et que le monde entier était en armes pour m’exterminer. Il n’y avait pas en moi une fibre qui ne tressaillît de douleur et d’effroi. Mais cette idée, quelque épouvantable qu’elle parût à mon imagination, ne servit qu’à m’animer encore à la poursuite de mon plan ; je me sentis plus déterminé que jamais à ne pas volontairement abandonner le champ de bataille, c’est-à-dire, en d’autres termes, à ne pas abandonner mon cou à la corde du bourreau, en dépit de l’immense supériorité de mes adversaires. Mais ce qui venait de m’arriver ne changea rien à mes projets ; je n’en pesai qu’avec plus de réflexion les moyens d’exécution qui étaient à ma portée. En conséquence, je me déterminai à me diriger vers le port de mer le plus voisin du côté de l’ouest de l’Angleterre pour passer en Irlande. Je ne saurais dire à présent ce qui me porta à préférer ce plan à celui auquel je m’étais arrêté dans l’origine. Peut-être que ce dernier, ayant occupé depuis quelque temps mon imagination, me sembla par cette raison plus facile à deviner que l’autre, et qu’en substituant le second à sa place, je crus trouver dans cet arrangement une plus grande complication de mesures que mon esprit ne s’arrêta pas à analyser.

Sans autre empêchement, j’arrivai au port où j’avais résolu de m’embarquer ; je trouvai un vaisseau tout prêt à lever l’ancre dans quelques heures ; je demandai le capitaine, et je fis marché avec lui pour mon passage. L’Irlande avait pour moi le désavantage d’être une des dépendances du gouvernement britannique, et par conséquent de m’offrir moins de sûreté que la plupart des autres pays qui sont séparés de l’Angleterre par l’Océan. À en juger par l’activité avec laquelle j’étais, à ce qu’il semblait, poursuivi dans ce royaume, il n’était pas impossible que l’acharnement de mes persécuteurs vînt me chercher jusque sur l’autre bord du canal. Néanmoins c’était une idée un peu consolante pour moi de songer que j’étais sur le point de me voir un peu plus loin de ces affreux périls dont l’image me tourmentait sans relâche.

Y avait-il quelque danger possible à craindre dans cet intervalle si court qui allait s’écouler jusqu’à l’instant où le vaisseau lèverait l’ancre et quitterait le rivage de l’Angleterre ? Aucun, vraisemblablement. Il s’était passé très-peu de temps entre ma résolution de m’embarquer et mon arrivée au port ; si mes persécuteurs avaient pu recevoir quelque nouvel avis, ce ne pouvait être que quelques jours auparavant de la part de la vieille des voleurs. J’avais tout lieu d’espérer que je les avais devancés par ma diligence. Néanmoins, pour ne négliger aucune précaution raisonnable, j’entrai à l’instant à bord, résolu à ne pas m’exposer inutilement à quelque fâcheuse rencontre en me montrant dans les rues de la ville. C’était la première fois que je prenais congé de mon pays natal.