Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 180-196).
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XII


Je vais tâcher de laisser parler M. Collins lui-même dans ce qui me reste à raconter. Le lecteur a pu déjà s’apercevoir que M. Collins n’était pas un homme ordinaire, et les réflexions que je lui ai entendu faire sur ce sujet m’ont paru extrêmement judicieuses.

« Cette journée a été l’époque critique de la vie de M. Falkland. C’est de là que date cette mélancolie noire et insociable qui depuis s’est emparée de lui. Deux caractères ne peuvent pas contraster plus fortement, à certains égards, que M. Falkland avant ces événements et M. Falkland depuis. Jusqu’à ce moment, la fortune lui avait toujours souri ; son âme était confiante et exaltée, pleine de cette assurance, de cette présomption de soi-même et de ses facultés qu’une continuité de prospérités ne manque guère de produire. Les habitudes de sa vie étaient, il est vrai, celles d’une sorte de visionnaire dans le genre sublime, mais néanmoins elles le tenaient dans un état de paix et de contentement, au lieu que, depuis cette époque, sa fierté chevaleresque, son ardeur pour les hautes et brillantes aventures ont été totalement éteintes : d’un objet d’envie il est devenu un objet de pitié. La vie, dont il avait cueilli jusqu’alors les fruits les plus exquis, n’a plus été pour lui qu’un fardeau insupportable ; plus de ce contentement de soi-même, plus de ces transports, de cette joie intérieure qu’alimentait sans cesse la plus active bienfaisance ! Cet homme qui, plus que tout autre, avait mis toute son existence sous le charme des rêves les plus brillants de l’imagination, sembla dès lors n’avoir plus que des visions de douleur et de désespoir. Sa situation, sans doute, a dû inspirer le plus tendre intérêt, car, si la pureté et la droiture des intentions donnent des droits au bonheur, qui en avait plus à réclamer que M. Falkland ?

» Il s’était trop profondément imbu des idées folles et oiseuses de la chevalerie pour qu’une humiliation aussi déshonorante, d’après ses propres opinions, pût jamais sortir de son esprit. Il y a une sorte de caractère sacré attaché à la personne d’un véritable chevalier, qui rend éternel et indélébile le moindre acte de violence grossière commis sur lui. Être frappé, foulé aux pieds, traîné sur le parquet ! Puissances du ciel ! qui pourrait supporter une pareille violence ? quelle expiation pouvait jamais effacer cette horrible tache ? Et, ce qu’il y avait de plus désespérant encore, l’assaillant ayant cessé de vivre, la seule espèce d’expiation que prescrivissent les lois de la chevalerie était devenue impossible.

» Il est vraisemblable que, dans les périodes futures des progrès de la civilisation, il viendra un temps où il sera impossible de rien comprendre à cette étrange sorte de calamité qui vint à bout de flétrir et de dessécher une des plus belles intelligences qui aient existé. Si M. Falkland eût pu réfléchir avec calme sur l’outrage, cette cruelle blessure qui dévorait son âme, il aurait fini sans doute par la voir avec indifférence. Que le moderne duelliste contemple Thémistocle, le plus vaillant des Grecs, lorsque, pour toute réponse à ses objections, Eurybiade, son général, lève sur lui la canne d’un air menaçant ! quelle dignité dans la réponse : Frappe, mais écoute !

» Un homme d’un vrai discernement ne pourrait-il pas, dans un cas semblable, dire avec avantage à son brutal agresseur : « Lorsque je tiens à honneur de savoir endurer la peine et l’infortune, pensez-vous que je ne saurai pas supporter les faibles atteintes de votre grossière démence ? Peut-être est-ce une partie des perfections de l’homme de savoir bien défendre sa personne ; mais que les occasions d’exercer ce talent sont rares ! Si l’on réglait sa conduite sur des principes de raison et de bienveillance, qu’on serait peu exposé à d’injustes agressions comme les vôtres ! D’ailleurs, cette science une fois acquise, quel grand avantage en pourrait-on retirer ? L’homme né avec une constitution faible, délicate, y apprendrait-il à se mesurer à forces égales avec l’athlète leste et vigoureux ? Et quand même cette science me servirait à me garantir à un certain point de la brutalité d’un seul adversaire, ma personne et ma vie, sous le seul rapport de la force, seront toujours à la merci de deux agresseurs. Excepté le cas d’une défense immédiatement opposée à une violence actuelle, cette science ne pourrait pas être mise en usage. L’homme capable d’aller de propos délibéré à la rencontre de son ennemi, dans la vue d’exposer la vie de l’un ou de l’autre, foule aux pieds tous les principes de la raison et de la justice. En acceptant un duel, je deviens le plus méprisable des égoïstes ; je compte pour rien la société tout entière qui a droit à l’exercice de mes moyens et de toutes mes facultés, tandis que je me regarde moi-même ou plutôt une chimère incompréhensible que j’incorpore avec moi-même, comme l’unique et l’exclusif objet de mon attention. Je ne suis pas en état de me mesurer avec vous ? Eh bien ! y a-t-il là de quoi me déshonorer ? Non, certes ; il n’y a que le tort d’avoir commis une injustice qui puisse vraiment me couvrir de honte. Mon honneur est en moi et sous ma propre garde ; il est hors de la portée de tous les autres hommes. Frappe, si tu veux, je ne suis que passif ; quelque injure que tu me fasses, tu ne me provoqueras jamais à exposer à un mal qui n’est pas nécessaire, ni ta personne ni la mienne. Voilà ce que je refuse : ne me taxe donc pas pour cela de pusillanimité ; quand tu me verras refuser d’encourir quelque danger ou de supporter quelque peine pour la chose publique, alors flétris-moi du nom de lâche. »

» Quelque simples et péremptoires que soient ces raisonnements pour un observateur sans passion, ils sont en général peu sentis par le monde, et ils étaient surtout ce qu’il y avait de moins analogue aux opinions de M. Falkland.

» Mais la honte et les outrages publics qu’il avait eus à subir, tout insupportables qu’ils étaient à sa pensée, ne complétèrent pas encore toute la masse d’infortunes que cette fatale journée accumula sur sa tête. Il courut bientôt un bruit que c’était lui qui était le meurtrier de son antagoniste. Un tel bruit importait trop à la sûreté même de sa vie, pour qu’on pensât à le lui cacher. Il l’entendit avec une surprise et une horreur impossibles à exprimer ; c’était un surcroît affreux à ce fardeau de calamités imaginaires qui l’accablait déjà. Personne n’avait sa réputation à cœur comme M. Falkland, et dans une journée il se voyait assailli par tous les malheurs les plus redoutables pour lui : sa personne avilie par le dernier des outrages, sa réputation noircie du plus lâche de tous les crimes. Il aurait pu s’éloigner, car personne n’était disposé à poursuivre un homme aussi généralement adoré que M. Falkland, ou à venger un homme aussi généralement abhorré que M. Tyrrel ; mais il dédaignait de fuir. En même temps l’affaire était d’un genre trop grave, et le bruit, faute de contradiction, faisait d’un jour à l’autre trop de progrès pour qu’il ne prît pas un parti. Quelquefois M. Falkland paraissait disposé à adopter les moyens les plus propres à accélérer un jugement ; mais vraisemblablement il craignait qu’un recours de sa part aux voies judiciaires ne donnât plus de consistance à une imputation dont l’idée seule le faisait frémir ; en même temps qu’il était résigné à se soumettre à l’instruction la plus rigoureuse, et s’il ne pouvait espérer d’effacer de la mémoire des hommes le souvenir de l’accusation qu’il avait encourue, à obtenir au moins la démonstration la plus complète de son innocence. Enfin les magistrats du lieu se virent, malgré eux, dans la nécessité de faire quelques démarches. Sans décerner de mandat d’arrêt contre M. Falkland, ils lui firent dire qu’il eût à comparaître devant eux…. La procédure se trouvant ainsi entamée, M. Falkland leur fit entendre que si l’affaire ne devait pas avoir d’autres suites, il espérait qu’au moins ils donneraient à leur information toute la publicité possible. Aussi l’assemblée fut-elle nombreuse ; toute personne un peu connue y fut admise comme auditeur ; la ville entière, qui était une des plus considérables de la province, fut instruite de la nature de l’affaire. Il n’y avait guère de procès revêtu de formes juridiques qui eût excité un intérêt aussi général. Dans les circonstances il était difficile d’en venir à une instruction en forme ; mais il semblait que la partie intéressée et les arbitres n’eussent pas d’autre désir que de donner à cette espèce d’information privée tout l’appareil et toute l’importance d’un procès véritable.

» Les magistrats firent des recherches sur les particularités du fait. M. Falkland, à ce qu’il paraissait, avait quitté la salle d’assemblée immédiatement après son agresseur ; et, quoiqu’il eût été accompagné jusqu’à son auberge par deux ou trois personnes du cercle, il les avait laissées en entrant sous quelque prétexte, et lorsqu’ils s’étaient informés aux garçons de ce qu’il était devenu, il était déjà monté à cheval pour retourner chez lui.

» Par la nature même des circonstances, il ne pouvait y avoir aucun fait à opposer à celui-là. Dès que l’on eut bien établi toutes les preuves, M. Falkland commença sa défense. Il a été fait plusieurs copies de cette défense, et M. Falkland a paru pendant quelque temps avoir envie de la faire imprimer, quoique par la suite il ait changé d’idée. Je possède une de ces copies, et je vais vous la lire. »

En disant ceci M. Collins se leva, et prit un manuscrit qui était dans un tiroir particulier de son secrétaire. En même temps il parut se recueillir en lui-même. Je ne dis pas précisément qu’il hésita, mais il eut l’air de se croire obligé, par une courte apologie, de se justifier sur cette communication :

« Je vois, dit-il, que vous n’avez jamais entendu parler de cet événement mémorable, et je ne m’en étonne guère ; car on est assez disposé à se taire là-dessus par bienveillance, puisqu’on regarde comme une sorte de déshonneur pour un homme d’avoir eu à repousser une accusation criminelle, quand même il aurait eu la défense la plus complète et la plus honorable à opposer. Vous pouvez bien présumer que le silence le plus absolu sur cette matière est ce qu’il peut y avoir de plus agréable pour M. Falkland, et, sans les circonstances particulières qui m’y ont déterminé, je ne me serais jamais permis d’agir aussi directement contre ses intentions en vous en parlant. »

Il se mit ensuite à me lire le papier qu’il avait, et qui était ainsi conçu :


« Messieurs,

« Je parais devant vous, accusé du crime le plus noir que puisse commettre une créature humaine. Je suis innocent ; je ne crains pas qu’il y ait dans cette assemblée une seule personne à laquelle je ne fasse reconnaître mon innocence. Mais en même temps quels doivent être mes sentiments ? Certain d’avoir mérité l’approbation et non le blâme, d’avoir consacré toute ma vie à des actes de justice et d’humanité, peut-il y avoir pour moi rien de plus déplorable que d’avoir à repousser une accusation de meurtre ? Tel est le malheur de ma position, que, quand même vous voudriez m’absoudre sans m’entendre, je ne pourrais l’accepter. Il faut que je réponde à une imputation dont la seule idée est mille fois plus cruelle pour moi que la mort. Il faut que j’appelle à moi toutes les facultés de mon âme pour éviter de me voir confondu avec les plus vils scélérats.

» Messieurs, c’est dans la situation où je me trouve placé qu’on peut permettre à un homme de parler de soi avec avantage. Situation maudite ! Ah ! que personne ne m’envie le triste et honteux triomphe que je vais remporter. Je n’ai pas appelé de témoins pour déposer sur ma réputation. Grand Dieu ! quelle réputation que celle qu’il faut soutenir par des témoins ? Mais, puisqu’il faut que je parle, regardez tout autour de cette assemblée, interrogez tous ceux qui sont présents ; interrogez vos propres cœurs ! Non, jamais, jamais un seul mot de défaveur n’a été proféré contre mon caractère. Le plus honorable témoignage doit venir de ceux qui m’ont connu de plus près ; je n’hésite pas à les invoquer.

» Une susceptibilité extrême sur tout ce qui peut toucher à l’honneur a été la première passion, la passion continuelle de ma vie. L’issue de cette journée m’est presque indifférente ; s’il ne s’agissait que de ma tête je n’ouvrirais pas la bouche. Votre décision n’aura jamais pouvoir de me rendre une réputation sans tache, de laver la honte dont je suis couvert, ni d’effacer de la mémoire des hommes que j’ai été jugé comme accusé d’un meurtre. Votre décision n’aura jamais le pouvoir d’empêcher que les déplorables restes de mon existence ne soient pour moi un poids insupportable.

» On m’accuse d’avoir commis un meurtre sur la personne de Barnabas Tyrrel. Qui ? moi ? Ah ! j’aurais donné tout ce que je possède au monde, je me serais dévoué à une misère éternelle pour lui conserver la vie. Elle était précieuse pour moi cette vie, plus que celle de tous les hommes ensemble. La plus cruelle offense qu’ait commise l’inconnu qui l’a tué, c’est, à mon opinion, de m’avoir arraché des mains la plus juste des vengeances. Je déclare que je l’aurais provoqué en duel, et que la mort de l’un ou de l’autre eût pu seule nous séparer : ce n’était encore qu’une faible et misérable réparation d’un outrage sans exemple, mais c’était la seule qui me restât.

» Je ne demande pas de pitié, mais je dois dire que jamais sort ne fut aussi horrible que le mien. J’aurais volontiers cherché dans une mort volontaire un asile contre le souvenir déchirant de cette affreuse soirée ; ma vie était dépouillée de cette considération qui me la rendait si chère : mais cette consolation même m’est refusée. Je suis condamné à traîner à jamais le poids intolérable de mon existence, sous peine de voir regarder mon impatience à le supporter, à quelque époque que ce puisse être, comme une confirmation de l’accusation de meurtre intentée contre moi. Messieurs, si, par votre jugement, vous pourriez m’ôter la vie sans toucher en même temps à mon honneur, combien je bénirais le coup qui anéantirait pour jamais ma pénible existence !

» Vous savez tous avec quelle facilité j’aurais pu fuir ; si j’avais été coupable, n’aurais-je pas embrassé cette ressource ? Mais dans l’état des choses je ne le pouvais pas. L’honneur a été l’idole de ma vie. Je n’aurais pu supporter l’idée qu’il y eût, dans le coin le plus reculé du monde, une seule créature humaine qui pût me croire criminel. Hélas ! à quelle fatale divinité ai-je été porter tous mes vœux ? Je me suis dévoué à une éternité de tourments et de désespoir.

» Je n’ai plus qu’un mot à ajouter. Je réclame de vous, messieurs, cette juste, mais imparfaite réparation, que j’ai droit d’attendre. Ma vie est peu de chose, sans doute ; mais mon honneur, les misérables restes d’honneur dont je ne suis pas encore dépouillé, dépendent de votre jugement. Vous ne pouvez faire que bien peu pour moi ; mais ce peu n’en constitue pas moins votre devoir envers moi. Puisse Dieu, première source de tout ce qui est bon et honorable, vous bénir et vous protéger ! l’homme que vous voyez devant vous est condamné pour jamais à la nullité et à la honte. Il n’a plus rien à espérer en ce monde, après la faible consolation qu’il attend aujourd’hui de vous. »


» Vous pouvez bien présumer que M. Falkland fut acquitté de la manière la plus honorable. Rien n’est plus déplorable dans les institutions humaines, que de voir un homme dont l’innocence est évidente pour tout le monde, ne sortir d’une telle épreuve qu’avec cette idée de déshonneur qu’y attache l’opinion commune. Il n’y avait personne qui entretînt l’ombre d’un doute sur ce fait, et cependant, par un concours accidentel de circonstances, il était devenu indispensable que le meilleur des hommes fût jugé publiquement, comme si réellement il eût été soupçonné d’un crime atroce. On ne peut disconvenir que M. Falkland n’eût ses défauts ; mais ces défauts mêmes le mettaient à une plus grande distance encore du crime dont il s’agissait. C’était une espèce de fou, mais le fou de l’honneur et de la gloire, un homme tellement attaché à la poursuite de la réputation, que rien ne pouvait l’en distraire un moment ; un homme qui aurait acheté au prix de plusieurs mondes la renommée d’un vrai héros, d’un vaillant et intrépide chevalier ; un homme qui ne soupçonnait pas qu’il existât d’autre malheur réel qu’une atteinte à son honneur. N’est-ce pas une absurdité révoltante de supposer qu’aucun motif soit capable de pousser un homme de cette trempe à descendre jusqu’au rôle d’un lâche assassin ? N’est-ce pas une extrême dureté de le contraindre à se défendre d’une pareille imputation ? Vit-on jamais un homme, et encore bien moins un homme aussi délicat sur l’honneur, passer en un moment, de la vie la plus pure, aux derniers excès de la dépravation humaine ?

» Quand la décision des magistrats fut prononcée, un murmure général d’applaudissement et de transports involontaires se fit entendre dans la salle. Il commença d’abord par un bruit sourd et confus, et par degrés s’éleva jusqu’à des cris de joie. Comme c’était la vive expression d’une émotion pure et désintéressée, il y avait dans le son même quelque chose d’impossible à décrire, qui pénétrait au fond du cœur et qui causait la sensation la plus délicieuse à tous les spectateurs de cette scène attristante. C’était à qui témoignerait le mieux toute son estime à l’aimable et respectable accusé. À peine M. Falkland se fut-il retiré, que les personnes les plus distinguées de cette assemblée résolurent de donner une sanction nouvelle à cette décision, par une expression formelle des sentiments de leur joie. Ils nommèrent sur-le-champ une députation pour se rendre à cet effet auprès de lui. Chacun voulut concourir pour sa part à ce témoignage spontané et universel qui s’élevait de toutes parts en faveur de l’accusé : ce fut une sorte de commotion sympathique qui gagna tous les rangs et toutes les classes de citoyens. La multitude salua M. Falkland avec des acclamations mille fois répétées ; elle détacha les chevaux de son carrosse, le traîna elle-même en triomphe, et l’accompagna pendant plusieurs lieues pour le reconduire à sa demeure. On eût dit qu’une instruction criminelle, qui jusqu’alors avait, dans tous les cas, passé pour une tache, était devenue, pour cette fois, une marque d’honneur signalée et une sorte d’apothéose. Rien de tout cela ne put adoucir la blessure de M. Falkland ; ce n’est pas qu’il fût insensible à tant de témoignages réitérés de l’estime et de l’affection publiques ; mais il n’était que trop évident que la mélancolie qui s’était emparée de son âme était dès lors insurmontable.

» Ce ne fut que quelques semaines après cette mémorable scène que le véritable meurtrier fut découvert. Chaque partie de cette histoire est réellement extraordinaire : le véritable meurtrier était Hawkins. Il fut trouvé avec son fils dans un village à environ quinze lieues de là, caché sous un faux nom et manquant des premières nécessités de la vie. Depuis l’époque de sa fuite, il avait vécu dans cette retraite d’une manière si retirée, que ni l’active bienfaisance de M. Falkland, ni la méchanceté infatigable de M. Tyrrel, n’avaient pu, après toutes les recherches possibles, venir à bout de le découvrir. Le premier indice qui avait mis sur la trace du coupable était quelques lambeaux de vêtements ensanglantés qu’on avait trouvés dans un fossé, et qui furent reconnus par les gens du village pour appartenir à ce malheureux. Le meurtre de M. Tyrrel était un événement qui avait fait assez de bruit, et les soupçons se portèrent bien vite sur Hawkins. On fit les perquisitions les plus rigoureuses, et dans un coin de son logement on aperçut un manche de couteau avec une partie de la lame, laquelle, ayant été rapprochée de la pointe qui s’était rompue dans la blessure du mort, parut y correspondre exactement. Sur de nouvelles informations, deux paysans qui s’étaient trouvés par hasard sur le lieu se rappelèrent avoir vu Hawkins et son fils dans la ville le soir même de l’événement, et déclarèrent les avoir appelés à plusieurs reprises sans recevoir de réponse, quoique bien sûrs de les avoir reconnus. D’après cette accumulation de charges et d’indices, les deux Hawkins, père et fils, furent jugés, condamnés et exécutés. Dans l’intervalle du jugement à l’exécution, Hawkins confessa son crime et donna les signes du plus vif repentir. Il y a bien quelques personnes qui nient cette dernière circonstance ; mais j’ai pris la peine de faire des recherches sur le fait, et je suis persuadé que leur dénégation est sans fondement.

» On n’oublia pas dans cette conjecture les cruelles injustices que ce malheureux avait eues à souffrir de son implacable persécuteur. C’était une fatalité bien étrange que les barbares projets de M. Tyrrel ne manquassent jamais d’atteindre leur but. Sa mort même servit par l’événement à consommer la ruine d’un homme qu’il haïssait ; et cette circonstance, si elle eût pu venir à sa connaissance, l’aurait peut-être consolé en quelque sorte de sa fin prématurée. Certainement le sort du pauvre Hawkins est digne de pitié, puisque l’on peut dire que c’est sa courageuse fermeté et son caractère indépendant qui l’ont à la fin poussé au désespoir et conduit avec son fils à une mort ignominieuse. Mais la compassion publique fut bien émoussée, quand on vint à songer que c’était de sa part un égoïsme impardonnable et vraiment barbare que de n’être pas venu lui-même affronter les suites de son crime, plutôt que de souffrir qu’un homme tel que M. Falkland, un homme qui avait tant cherché à lui faire du bien, fût mis en jugement pour un meurtre dont lui-même était l’auteur.

» Depuis cette époque jusqu’à présent, M. Falkland a toujours été à peu près comme vous le voyez aujourd’hui. Quoiqu’il y ait déjà plusieurs années que ces événements se sont passés, l’impression qu’ils ont faite sur l’âme de notre malheureux maître est encore toute récente. Dès lors ses habitudes ont totalement changé. Jusque-là il avait aimé à se montrer sur la scène du monde et à jouer un rôle au milieu du cercle dans lequel il vivait. Depuis il a gardé une retraite austère ; il n’a plus eu ni société ni amis. Privé pour lui-même de toute consolation, il n’en a pas moins cherché à traiter les autres avec bonté. Il a pris dans son maintien une dignité triste, qui cependant est toujours accompagnée d’une extrême douceur et d’une politesse parfaite. Tout le monde le respecte, car sa bienfaisance est toujours la même ; mais il règne dans toutes ses manières une réserve et une froideur imposantes qui semblent interdire à ceux qui l’approchent toute communication familière et affectueuse. Tel est son état à peu près constant, si ce n’est à certaines époques où ses souffrances deviennent tout à fait insupportables et où il manifeste les symptômes de la plus furieuse démence. Dans ces moments de crise, ses paroles sont énigmatiques, et sa conduite toute mystérieuse et craintive ; il semble se figurer tour à tour toutes les espèces d’alarmes et de persécutions qu’une accusation de meurtre peut entraîner après elle. Mais, sentant bien son état, il ne cherche alors qu’à dérober ses faiblesses à tous les regards et à se retirer dans la solitude ; en général, ses domestiques ne savent rien de son intérieur et ne connaissent de lui que cet air de mélancolie et d’abattement, ces manières douces, mais imposantes et peu communicatives, qui accompagnent toutes ses actions. »