Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 196-210).
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XIII


J’ai rapporté le récit qui me fut fait par M. Collins, en y mêlant seulement quelques autres circonstances que j’ai été à portée de recueillir avec toute l’exactitude que m’a pu fournir ma mémoire aidée des notes que j’ai prises dans le temps même. Je ne prétends garantir l’authenticité de ce que j’écris que pour ce qui est venu directement à ma propre connaissance ; et, quant à ceci, je le rapporterai avec autant de candeur et de fidélité que si j’avais à plaider devant un juge souverain pour tout ce que j’ai de plus cher au monde. Je n’ai pas voulu, par les mêmes motifs, changer la moindre chose au style de M. Collins, ni rien faire pour donner à son récit le ton qu’eût pu me suggérer mon goût personnel. On pourra bientôt s’apercevoir combien ce récit est essentiel pour jeter du jour sur ma propre histoire.

L’intention de mon ami, en me faisant cette confidence, avait été de m’être utile ; mais, dans le fait, il ne fit qu’ajouter à l’embarras de ma position. Jusque-là je n’avais eu aucune relation avec le monde et avec ses passions ; et, quoique je les connusse un peu telles qu’elles sont dépeintes dans les livres, je sentais que cette connaissance m’était d’un bien faible secours quand je me trouvais en présence avec elles. Quel changement depuis que j’avais le sujet de ces passions placé continuellement sous mes yeux, et que les événements qui m’occupaient étaient arrivés hier, pour ainsi dire, dans le lieu même que j’habitais ! Il y avait dans le récit que je venais d’entendre une marche suivie et progressive qui n’avait pas le moindre rapport avec tous les petits incidents de la vie dont j’avais été témoin jusqu’alors. Je m’étais senti successivement intéressé pour les différents personnages qui avaient paru sur la scène. J’éprouvais de la vénération pour M. Clare ; j’applaudissais à la noble intrépidité de Mrs. Hammond. Je ne pouvais concevoir sans étonnement qu’il eût existé une créature humaine aussi horriblement perverse que M. Tyrrel. Je ne pus refuser un tribut de larmes à la mémoire de l’innocente miss Melville. Enfin, je trouvais mille nouveaux motifs d’aimer et d’admirer mon maître.

Dans le premier moment, je ne fis que regarder chacun des événements de cette histoire du côté le plus simple et le plus apparent ; mais cette histoire ne sortait pas un instant de ma pensée, et je mettais un degré d’intérêt particulier à la bien comprendre dans son ensemble et dans chacune de ses parties. Je la tournai et retournai mille fois dans ma tête en l’examinant sur toutes les faces imaginables. Dans la première communication qui m’en avait été donnée, elle m’avait paru suffisamment claire et satisfaisante ; mais, à mesure que je la méditais, j’y découvrais successivement de l’obscurité et du mystère. Le caractère d’Hawkins avait quelque chose de bien étrange. Si ferme, si inébranlable dans ses principes de justice et d’honnêteté, comme il s’était montré d’abord, et tout d’un coup devenir assassin !...... Comme sa première conduite, pendant sa persécution, était faite pour prévenir en sa faveur !… Certes, s’il était coupable, c’était une grande cruauté de sa part de laisser subir un jugement pour son crime à un homme aussi respectable que M. Falkland. Toutefois, il m’était impossible de ne pas plaindre amèrement le sort de cet honnête paysan, traîné ainsi à l’échafaud par l’effet des machinations diaboliques de cet infernal Tyrrel. Et son fils ! ce fils pour l’amour duquel il avait sacrifié tout ce qu’il avait au monde, expirer avec lui au même gibet ! Certainement, on ne pouvait rien imaginer de plus capable d’émouvoir.

Après tout, était-il donc possible que M. Falkland lui-même fût l’assassin ! Le lecteur aura peine à croire qu’il me passa par la tête l’idée de lui en faire la question à lui-même. Ce ne fut qu’une idée fugitive, mais elle peut servir comme une preuve de la simplicité de mon caractère. Ensuite revenaient à ma pensée toutes les vertus de mon maître, vertus presque trop élevées, trop sublimes pour la nature humaine ; enfin, ses souffrances si inouïes, si peu méritées ! je m’en voulais à moi-même d’avoir pu concevoir un tel soupçon. L’aveu que Hawkins avait fait en mourant se représentait alors à mon souvenir, et je sentais qu’il n’y avait plus moyen d’entretenir un doute. Cependant, que signifiaient ces terreurs et ces angoisses de M. Falkland ? Bref, cette idée ayant une fois frappé mon esprit, elle y resta fixée pour jamais. Mes pensées flottaient de conjecture en conjecture ; mais c’était là le centre autour duquel elles tournaient et retournaient sans cesse. Je me déterminai à observer mon maître et à m’attacher à tous ses mouvements.

Aussitôt que je me fus donné cet emploi, j’en éprouvai une sorte de plaisir étrange. Nous trouvons toujours des charmes à faire ce qui est défendu, parce que nous sentons confusément que la défense renferme en soi quelque chose d’arbitraire et de tyrannique. Me faire l’espion de M. Falkland ! Le danger que présentait un pareil rôle ne servit qu’à y ajouter plus d’attrait encore. Je me rappelais la sévère réprimande que j’avais reçue de mon maître, son air terrible et menaçant ; et ce souvenir me causait une sorte de palpitation qui n’était pas sans quelque jouissance. Plus j’allais, plus l’attrait de cette sensation devenait irrésistible. Je m’imaginais me voir à tout moment sur le point d’être contre-miné et dans la continuelle nécessité de me tenir sur mes gardes. Plus M. Falkland était résolu à être impénétrable, plus ma curiosité devenait impérieuse. Au total, j’éprouvais bien quelques inquiétudes sur les dangers personnels auxquels je m’exposais ; mais telle était ma franchise, telle était ma simplicité, j’avais si bien la conscience de ne pas chercher à mal faire, que j’étais toujours prêt à dire ce que j’avais dans l’âme, et que je n’aurais jamais pu me persuader que, s’il eût été question de juger ma conduite, personne pût sérieusement m’en vouloir.

Ces réflexions m’amenèrent par degrés à une situation d’esprit nouvelle.

Au commencement de mon séjour dans la maison de M. Falkland, la nouveauté du théâtre où je me voyais transporté m’avait rendu discret et attentif. Les manières réservées et imposantes de mon maître avaient presque anéanti ma gaieté naturelle. Mais par degrés je m’accoutumai à ma nouvelle condition, et insensiblement je secouai une partie de ma contrainte. L’histoire que je venais d’entendre et la curiosité qu’elle avait excitée en moi me rendirent mon activité, ma hardiesse et ma vivacité. J’étais naturellement d’un caractère expansif, et d’ailleurs mon âge m’entraînait à parler ; enfin, je me hasardai de temps en temps à essayer quelques questions, comme pour voir si je pourrais en venir par ce moyen jusqu’à exprimer mes sentiments en présence de M. Falkland.

Au premier essai que je fis en ce genre, il me regarda avec un air de surprise, ne me répondit rien, et prit aussitôt un prétexte pour me laisser. Bientôt après je répétai mon expérience. Mon maître paraissait à demi porté à m’encourager, et pourtant encore incertain s’il oserait s’aventurer jusque-là. Depuis longtemps il était étranger à toute espèce de distraction, et mes remarques naïves semblaient lui promettre de l’amusement. Quel danger pouvait avoir un amusement de ce genre ? Dans cet état d’incertitude, il lui aurait été impossible de trouver dans son cœur la force de réprimer avec sévérité les innocentes indiscrétions du mien. Il fallait bien peu pour m’encourager ; mon âme agitée ne cherchait qu’à s’ouvrir. Ma simplicité était l’effet de ma complète ignorance du monde ; mais mon esprit cultivé par la lecture n’était pas sans finesse ni sans agrément. Aussi mes remarques avaient toujours quelque chose à quoi on ne s’attendait point ; elles annonçaient tantôt une extrême ignorance, tantôt de la sagacité, mais toujours de la candeur, de la franchise et du courage. Elles avaient l’air d’être faites innocemment et sans dessein, et cela même après que la curiosité m’eût excité à comparer mes observations et à en étudier les conséquences ; car un projet tout nouvellement conçu et à peine encore mûr ne pouvait pas changer en moi ces manières naturelles et l’effet d’une longue habitude.

La situation de M. Falkland était celle d’un poisson qui joue avec l’appât préparé pour le prendre. Ma façon d’agir l’encourageait, jusqu’à un certain point, à mettre de côté sa réserve habituelle et à se relâcher un peu de sa dignité ; mais bientôt une observation ou une question imprévue lui donnait l’alarme et le rappelait à lui-même. Il était toujours bien évident qu’il portait au fond de l’âme une secrète blessure. Toutes les fois qu’il m’arrivait de toucher à la cause de ses chagrins, même de la manière la plus indirecte et la plus détournée, aussitôt son visage s’altérait ; tous les symptômes de sa maladie reparaissaient, et c’était avec la plus grande peine qu’il venait à bout de surmonter son émotion. Tantôt il faisait un effort pénible sur lui-même pour se vaincre, tantôt il tombait dans un accès de démence furieuse, et courait s’ensevelir dans la solitude. Souvent je me sentis porté à interpréter ces apparences comme autant d’indices propres à fonder mes soupçons, quoique avec autant de probabilité et plus de bienveillance ; j’aurais aussi bien pu les attribuer aux cruelles mortifications qu’il avait eues à essuyer sur l’objet exclusif de son ambition. M. Collins m’avait fortement engagé au secret ; et M. Falkland, toutes les fois que mon geste ou l’émotion de son âme lui faisait naître l’idée que j’en savais plus que je ne disais, me lançait un coup d’œil perçant, comme pour deviner jusqu’à quel point j’étais instruit et comment j’avais pu l’être. Mais, à la prochaine entrevue, mes manières vives et franches lui rendaient la tranquillité, effaçaient l’émotion que j’avais causée, et nous remettaient l’un à l’égard de l’autre dans la première situation.

Plus cette innocente familiarité avait duré, plus il aurait fallu d’efforts pour la supprimer ; et M. Falkland n’aurait voulu ni me mortifier par une injonction sévère de me taire, ni paraître donner à mes paroles l’importance qu’une pareille injonction aurait pu faire supposer. Quelque stimulé que je fusse par la curiosité, il ne faut pas croire que l’objet de mes recherches fût toujours présent à mon esprit, ou que mes questions et mes remarques fussent dirigées avec toute l’habileté d’un vieil inquisiteur blanchi dans le métier. La plaie secrète qui rongeait l’âme de M. Falkland était plus constamment présente à sa pensée qu’à la mienne ; et je l’ai vu mille fois, sur des remarques imprévues, se faire des applications à lui-même, que je n’avais pas moi-même la moindre idée de faire, et dont je n’étais averti que par l’altération soudaine de ses traits. D’un autre côté, M. Falkland sentait jusqu’à quel point sa sensibilité maladive pouvait influer sur son imagination, et vraisemblablement pour s’assurer si ces applications n’étaient pas un effet de sa propre prévention, il cherchait à revenir à la charge, et l’idée qui se présentait souvent à lui de mettre fin à la liberté de mon entretien lui faisait éprouver, par cette raison, une sorte de honte.

Je citerai un seul exemple de nos conversations ; et, comme je le choisis dans celles qui commençaient sur les matières les plus générales et les plus indifférentes, il sera facile au lecteur de se faire une idée de l’agitation et du trouble qu’endurait presque à toute heure une âme aussi facilement alarmée et aussi susceptible que celle de mon maître.

« Je vous prie, monsieur, lui dis-je un jour que l’aidais à mettre en ordre quelques papiers avant de les transcrire dans sa collection, dites-moi, comment Alexandre de Macédoine parvint-il à se faire surnommer le Grand ?

— Comment ! est-ce que vous n’avez jamais lu son histoire ?

— Pardonnez-moi, monsieur.

— Eh bien, Williams, est-ce que vous n’y avez pas vu la raison de ce que vous me demandez ?

— Point du tout. J’y trouve bien des raisons pour l’appeler fameux ; mais tous les hommes dont on parle beaucoup ne sont pas pour cela à admirer. On a porté des jugements très-opposés sur le mérite d’Alexandre. Le docteur Prideaux dit, dans ses Rapports de l’Ancien et du Nouveau Testament[1], qu’il mérite seulement d’être surnommé le grand égorgeur ; et l’auteur de Tom Jones a fait un livre pour prouver que lui et tous les autres conquérants devraient être mis dans la même classe que Jonathan Wild[2]. »

M. Falkland ne put s’empêcher de rougir à mes citations.

« Quel blasphème ! Ces auteurs se sont-ils imaginé que le cynisme grossier de leur censure viendrait à bout de détruire une renommée aussi justement acquise ? Comment avec du savoir, de la sensibilité, du goût, n’avoir pu se garantir d’une erreur aussi vulgaire ? Dites-moi, Williams, avez-vous jamais dans vos lectures trouvé de héros plus vaillant, plus noble, plus généreux ? Jamais mortel a-t-il été plus parfaitement opposé à tout ce qui est égoïsme et sentiment personnel ? Il se fit à lui-même un idéal sublime de la véritable grandeur, et il mit toute son ambition à réaliser cet idéal par sa propre vie. Voyez-le donnant tout ce qu’il possédait quand il partit pour sa grande expédition, et ne se réservant autre chose, disait-il, que l’espérance. Rappelez-vous sa confiance héroïque dans Philippe, son médecin ; son amitié inaltérable et sans réserve pour Ephestion. Il traita la famille captive de Darius avec la plus douce affabilité, et la vénérable Sisygambis avec tous les égards et la tendresse d’un fils envers sa mère. Sur un pareil sujet, Williams, ne vous en rapportez jamais au jugement d’un pédant d’Église, comme le docteur Prideaux, ou d’un juge de paix de Westminster, comme Fielding. Examinez par vous-même, et vous trouverez dans Alexandre un parfait modèle d’honneur, de désintéressement et de générosité. Vous y verrez un homme qui, par l’élévation de son âme et la grandeur de ses desseins, était fait pour rester seul l’objet de l’étonnement et de l’admiration de tous les siècles.

— Ah ! monsieur, il nous est bien aisé, à nous qui sommes ici fort tranquillement assis, de faire son panégyrique. Mais voulez-vous aussi que j’oublie à quel effroyable prix a été érigé le monument de sa renommée ? Ne fut-il pas le perturbateur du repos de l’espèce humaine ? N’a-t-il pas bouleversé des nations entières qui n’auraient jamais entendu parler de lui, sans ses dévastations ? Combien de milliers de vies il a sacrifiées dans sa carrière ! Que de choses à dire sur sa cruauté ! Toute une nation massacrée pour un crime commis par ses ancêtres cent cinquante ans auparavant ; cinquante mille hommes vendus comme esclaves ; deux mille mis en croix pour avoir défendu vaillamment leur pays ! Il faut vraiment que l’homme soit une créature d’une espèce bien étrange, de ne jamais prodiguer plus d’éloges qu’à celui qui a semé la destruction sur la face de la terre.

— Votre façon de penser, Williams, est assez naturelle, et je ne saurais vous en blâmer : mais permettez-moi d’espérer que vous en viendrez à une manière plus large et plus libérale d’envisager les événements. C’est une chose très-révoltante au premier coup d’œil que la mort de cent mille hommes ; mais, dans la réalité, est-ce que cent mille hommes de cette espèce sont plus qu’un troupeau de cent mille animaux ? C’est l’homme moral et intellectuel, Williams, c’est la génération des vertus et des connaissances humaines qui a des droits à notre amour. Là était la grande idée d’Alexandre ; il entreprit le vaste dessein de civiliser l’espèce humaine ; il délivra l’immense continent de l’Asie de l’abrutissement et de la dégradation, en renversant la monarchie des Perses ; et, quoiqu’il ait été arrêté par la mort au milieu de sa carrière, nous pouvons encore voir aisément les grands effets de cette sublime entreprise. La littérature et la politesse grecques, les Séleucides, les Antiochus et les Ptolémées parurent après lui parmi des peuples qui jusque-là avaient été réduits à la condition des brutes. Alexandre n’est pas moins connu pour avoir fondé des villes que pour en avoir détruit.

— Avec tout cela, monsieur, j’ai bien peur que la pique et la hache ne soient pas les instruments propres pour enseigner la sagesse aux hommes. Quand on supposerait qu’on peut sacrifier sans remords la vie des hommes pour opérer un très-grand bien, cependant, pour les civiliser et s’en faire aimer, il me semble que c’est une voie bien détournée que celle des meurtres et des massacres. Mais, dites-moi, je vous prie, est-ce que vous ne trouvez pas que ce grand héros était une espèce de fou ? Que direz-vous donc du palais de Persépolis livré aux flammes, des pleurs qu’il versa parce qu’il n’avait plus de mondes à conquérir, et de son armée conduite à travers les sables brûlants de la Libye, simplement pour visiter un temple et pour persuader aux hommes qu’il était le fils de Jupiter Ammon ?

— Alexandre, mon enfant, n’a pas été compris. Les hommes, en le peignant sous de fausses couleurs, ont voulu se venger de ce qu’il a tant éclipsé tout le reste de leur espèce. Pour réaliser son grand projet, il était nécessaire qu’il fût pris pour un dieu. C’était le seul moyen de s’assurer la vénération des peuples stupides et superstitieux de l’Asie ; c’est ce dessein, et non pas une folle vanité, qui l’a porté à agir ainsi. Et combien il eut à souffrir à cet égard de l’opiniâtreté de quelques-uns de ses Macédoniens qui n’entendaient rien à ses vues !

— Eh bien ! monsieur, après tout, Alexandre n’a fait qu’employer des moyens dont tous les grands politiques, ont fait usage aussi bien que lui. C’est aussi par des dragonnades[3] et des fraudes pieuses qu’il a voulu donner aux hommes, malgré eux, la sagesse et le bonheur. Mais ce qu’il y a de pire, monsieur, cet Alexandre, dans les accès de sa fureur aveugle, n’épargnait ni amis ni ennemis. Vous n’entendez sûrement pas justifier les excès de cette colère qu’il ne pouvait réprimer. Il est impossible de dire un mot en faveur d’un homme qui, pour une provocation passagère, se laisse entraîner à commettre des meurtres. »

À l’instant que j’eus laissé échapper ces paroles, je sentis ce que je venais de faire. Il y avait entre mon maître et moi une sorte de sympathie magnétique, en sorte qu’elles n’eurent pas plus tôt fait leur effet sur lui, qu’aussitôt ma conscience me reprocha la barbarie de l’allusion. Nous restâmes confondus l’un par l’autre. J’avais l’œil sur M. Falkland ; je vis à travers son teint transparent le sang disparaître et revenir tout à coup avec rapidité et violence. Je n’osais pas proférer une syllabe, dans la crainte de commettre une faute encore pire que celle dans laquelle je venais de tomber. Après un effort court, mais pénible, pour continuer la conversation, M. Falkland reprit d’une voix tremblante, en se calmant peu à peu :

« Vous n’êtes pas de bonne foi… Alexandre… Il faut mettre plus d’indulgence… Je veux dire qu’Alexandre ne mérite pas d’être traité aussi sévèrement. Rappelez-vous ses larmes, ses remords, et cette résolution de ne plus prendre de nourriture, dont on eut tant de peine à le faire revenir. Tout cela ne prouve-t-il pas une vive sensibilité et un sentiment profond de justice au fond du cœur ?… Oui, oui, Alexandre était un véritable et judicieux ami de l’humanité ; son vrai mérite n’a pas été compris. »

Je ne sais comment rendre la situation de mon âme en ce moment. Quand une idée s’est emparée de l’esprit, il est presque impossible de l’empêcher de se faire passage. Une faute, une fois commise, a je ne sais quel pouvoir magique qui nous entraîne à en faire une seconde : elle nous ôte cette confiance en nous-mêmes, ce sentiment de notre force auquel nous devons la plupart de nos vertus. La curiosité est un penchant toujours actif et inquiet ; souvent il nous presse d’une manière d’autant plus irrésistible, qu’il y a de plus de danger à le satisfaire.

« Clitus, repris-je, était un homme dont les manières étaient très-brutales et très-choquantes, n’est-ce pas ? »

M. Falkland sentit toute la force de cet appel ; il me lança un regard perçant, comme s’il eût voulu voir au fond de mon âme, et aussitôt il détourna les yeux ; je pus m’apercevoir qu’il était saisi d’un frissonnement convulsif qu’il cherchait à dissimuler, mais qui avait je ne sais quoi d’effrayant. Il laissa ce qu’il faisait, fit quelques pas dans la chambre : son visage prit par degrés une expression singulière de férocité ; il sortit brusquement, et poussa la porte avec une violence capable d’ébranler toute la maison…

Est-ce-là, me dis-je, l’effet d’une conscience coupable ? ou bien, est-ce l’indignation d’un homme d’honneur injustement accusé d’un crime ?



  1. Le docteur Prideaux était un historien et un antiquaire estimé, né à Padston, dans le comté de Cornouailles, en 1648.
  2. Fameux voleur choisi par Fielding pour être le héros d’un de ses romans.
  3. La Grande-Bretagne a eu ses dragonnades comme la France, grâce aux persécutions du temps de Charles II, et le verbe to dragoon est resté dans la langue pour la funeste immortalité des dragons de Claverhouse.