Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 150-167).
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X


On n’aura pas de peine à croire que la mauvaise humeur de M. Tyrrel, aigrie par la lutte avec Hawkins et l’animosité toujours croissante entre M. Falkland et lui ne firent qu’ajouter à son impatiente irritation quand il apprit l’évasion d’Émilie.

M. Tyrrel ne pouvait s’expliquer l’avortement d’un stratagème dont le succès ne lui avait pas paru douteux un seul moment. Sa vexation devint une véritable fureur. Grimes n’avait pas osé venir lui raconter en personne l’issue de son expédition, et le domestique qu’il pria d’aller annoncer à son maître que miss Émilie était perdue pour eux, s’enfuit en toute hâte, effrayé de l’exaspération dont il fut témoin. M. Tyrrel cria qu’il voulait qu’on lui amenât Grimes, et le jeune homme parut enfin devant lui plus mort que vif. M. Tyrrel le força de répéter tous les détails de son aventure, et, à peine eut-il terminé qu’il s’esquiva aussi, accablé des exécrations qui lui furent prodiguées. Grimes n’était pas un poltron, mais il respectait cette espèce de culte que les hommes ont pour le rang et les richesses, comme les Indiens adorent le diable. Ce ne fut pas tout. La rage de M. Tyrrel devint si ingouvernable et si terrible, qu’il se serait trouvé peu de cœurs assez fermes pour ne pas trembler devant lui avec un sentiment d’infériorité reconnue.

Il n’eut pas plutôt obtenu un moment de calme, qu’il se mit à repasser dans sa tête toutes les circonstances de l’événement. Ses plaintes étaient si pleines d’amertume, que, pour un observateur tranquille, il aurait été à la fois un objet de pitié par ses souffrances, et d’horreur par sa dépravation. Il se rappelait toutes les précautions qu’il avait prises ; il n’avait rien négligé ; il n’y avait pas la plus petite chose à redire à ses mesures, et il maudissait cette puissance aveugle et maligne qui se plaisait à déjouer ses projets les mieux concertés. Bien plus que tous les autres humains, il était l’objet de cette influence perfide. Pour s’abuser plus cruellement, il avait eu une ombre de pouvoir, et, au moment où il avait levé la main pour frapper, elle avait été tout à coup paralysée.

Il oubliait son récent triomphe sur Hawkins, ou peut-être le regardait-il comme un échec, parce qu’il n’était pas à la hauteur de ses ressentiments.

À quel propos le ciel lui avait-il donc donné la susceptibilité des injures et l’instinct de la vengeance, si les coups de son courroux étaient destinés à n’être jamais sentis ? Il suffisait qu’il fût l’ennemi de quelqu’un pour que celui-ci fût pleinement assuré contre les traits du malheur. Quelles insultes, quelles offenses réitérées n’avait-il pas eu à endurer de cette misérable petite fille ? Et par qui était-elle à présent arrachée à sa juste indignation ? Par ce même démon attaché à sa poursuite, ce démon qui le traversait à chaque pas dans ses desseins, qui prenait plaisir à lui enfoncer tous ses traits dans le cœur, et qui se faisait une affreuse dérision de ses souffrances.

Il y avait une autre réflexion qui ajoutait à ses angoisses, et qui le poussait à prendre des partis désespérés. Il ne pouvait pas se dissimuler que cet événement allait porter un coup mortel à sa réputation. Il avait pensé qu’Émilie, après avoir subi cet odieux mariage, se verrait obligée par décence à jeter un voile sur l’acte de violence qui l’aurait précipité. Mais cette garantie lui était ravie, et M. Falkland n’allait pas manquer de publier son déshonneur pour en nourrir son propre orgueil. Quoique dans son opinion particulière la manière dont il avait été provoqué par miss Melville fût bien suffisante pour justifier tous les traitements qu’il pouvait juger à propos de lui infliger, il sentait fort bien que le monde verrait l’affaire sous un autre jour. Cette réflexion l’excitait à des mesures encore plus violentes, et elle le détermina à prendre tous les moyens possibles de verser sur quelque victime les poisons qui dévoraient son cœur.

Cependant, dès qu’Émilie s’était crue dans un lieu de sûreté, son sang-froid et son intrépidité avaient commencé à l’abandonner. Tant qu’elle s’était sentie exposée aux menaces du danger et de l’injustice, elle avait trouvé dans son âme un courage qui dédaignait de plier. Le calme apparent qui succéda à ses agitations lui fut plus funeste. Elle n’avait plus d’aliment pour son courage, d’aiguillon pour son énergie. Ses pensées se reportaient sur les épreuves par lesquelles elle avait passé, et son âme succombait au seul souvenir de ce qu’elle avait bravé avec tant de constance. Jusqu’à l’époque où M. Tyrrel avait conçu sa cruelle antipathie, la crainte et l’inquiétude avaient été des sentiments étrangers pour elle. Sans avoir fait aucun apprentissage du malheur, elle était devenue tout d’un coup l’objet de la malice la plus infernale. Quand une maladie vient saisir un homme d’une constitution robuste, son effet est bien plus violent qu’il ne le serait sur un homme délicat et valétudinaire. C’est ce qui arriva à miss Melville : elle passa la nuit dans l’insomnie et l’anxiété ; le lendemain, on lui trouva une violente fièvre. La maladie résista à tous les remèdes qu’on employa pour la chasser, quoiqu’il y eût lieu d’espérer que la bonne constitution de la malade, jointe à la tranquillité dont elle jouissait et aux soins de ceux qui l’entouraient, viendraient à bout de surmonter le mal. Le second jour, elle tomba dans le délire. Sur le soir de ce même jour, elle fut arrêtée à la requête de M. Tyrrel, pour dettes résultant de sa pension et entretien depuis quatorze ans.

Le lecteur se rappellera peut-être qu’il avait été question pour la première fois de cette dette dans la conversation entre M. Tyrrel et miss Melville, lorsqu’il avait jugé à propos de l’enfermer dans sa chambre. Mais il est vraisemblable qu’alors il ne pensait pas sérieusement à mettre jamais son idée à exécution. Il lui en avait seulement parlé par forme de menace et comme par l’habitude où il était de passer en revue dans son esprit tous les moyens possibles de tyrannie et de vengeance. Mais lorsque la délivrance imprévue de sa malheureuse cousine eut exalté la tête de M. Tyrrel jusqu’à la démence, et qu’il eut rappelé toutes les ressources diaboliques de son esprit pour se soulager du poids de haine et de vengeance qui l’accablait, cette idée s’était représentée avec plus de force. Sa résolution avait été bientôt prise, et, ayant fait venir Barnes, son intendant, il lui avait donné ordre d’agir sur-le-champ.

Barnes était depuis plusieurs années l’instrument des injustices de M. Tyrrel. L’habitude avait endurci son âme, et il pouvait, sans remords, rester spectateur ou même agir comme exécuteur immédiat d’un acte de barbarie ordinaire. Mais, dans la circonstance présente, il ne put lui-même dissimuler son hésitation. Le caractère et la conduite d’Émilie dans la maison de M. Tyrrel avaient toujours été irréprochables. Elle n’avait pas un ennemi, et il était impossible de voir sa jeunesse, son innocente vivacité, sa simplicité charmante, sans éprouver le plus vif intérêt et la plus tendre sympathie.

« Votre Honneur… Je ne comprends pas bien… arrêter miss ! miss Émilie !

— Oui, je vous l’ordonne ; ne m’entendez-vous pas ? Allez-vous en sur-le-champ chez Swineard, l’homme de loi, et dites-lui de ma part que j’entends que cela soit fait à l’instant même.

— Que Dieu bénisse Votre Honneur ! mais arrêter miss Émilie ? Pourquoi donc ? elle ne vous doit pas un farthing de cuivre[1] : elle a toujours vécu de la charité de Votre Honneur.

— Âne et drôle que vous êtes ! je vous dis qu’elle me doit ; oui, elle me doit… onze cents livres. La loi m’autorise : pour qui croyez-vous donc que les lois sont faites ? Je ne fais que réclamer mon droit, mais j’entends en user.

— Je n’ai jamais disputé les ordres de Votre Honneur ; mais, en conscience, je ne puis me taire ; je ne peux pas voir perdre ainsi cette pauvre fille et vous perdre vous-même aussi, sans vous dire ce que je pense ; j’espère que vous me pardonnerez. Mais enfin, quand même elle vous devrait cette somme, elle ne pourrait être arrêtée. Elle n’est pas d’âge…

— Avez-vous fini, monsieur ? Pas tant de si et de mais. Pareille chose a déjà été faite à ma connaissance, et on peut bien la faire encore. Qui est-ce qui m’en empêchera ? voyons, qui ? Je veux que cela soit tout à l’heure ; je le veux, entendez-vous ? Dites à Swineard que s’il a seulement l’air d’hésiter, il y va de sa vie ! Je le ferai mourir de faim.

— Je supplie Votre Honneur d’y regarder à deux fois. Sur mon âme, tout le pays va crier contre vous.

— Barnes ! que voulez-vous dire ? je ne suis pas accoutumé à ce qu’on tienne des propos sur ma conduite, et je ne les endurerai pas. Je vous ai trouvé dévoué dans beaucoup d’occasions ; mais si je vois que vous vous joignez aux autres pour me disputer mon autorité, Dieu me damne à tout jamais, si je ne vous en fais repentir pour toute votre vie !

— J’ai fini. Je n’ai plus qu’un mot à ajouter à Votre Honneur. J’ai entendu dire que miss Émilie était malade, au lit. Vous êtes déterminé, dites-vous, à la faire mettre en prison ; mais vous ne voulez pas la tuer, je suppose.

— Qu’elle crève si elle veut, je ne lui donnerai pas une heure. Je ne me laisserai pas insulter. Elle n’a eu aucun égard pour moi, et je n’aurai aucune miséricorde pour elle ; je suis résolu. On m’a provoqué, on m’a poussé à bout ; on s’en ressentira. Au lit ou non, jour ou nuit, dites à Swineard que je ne veux pas entendre parler d’une minute de répit. »

Tels furent les ordres de M. Tyrrel, auxquels furent exactement conformes les procédures du respectable agent ministériel qu’il employa dans cette circonstance. Miss Melville avait été dans le délire de la fièvre une grande partie de la journée, quand sur le soir arrivèrent l’huissier et sa suite. D’après l’ordre du médecin que M. Falkland avait envoyé pour la voir, on lui avait administré une potion calmante ; et, après l’épuisement que lui avaient causé les images bizarres qui avaient tourmenté pendant plusieurs heures son cerveau malade, elle était tombée dans un sommeil réparateur. Mrs. Hammond, la sœur de Mrs. Jakeman, était assise à côté du lit, et pleine de compassion pour l’état de souffrance de cette aimable orpheline, elle commençait à se réjouir de la voir plus calme, quand une petite fille, qui était le seul enfant de Mrs. Hammond, alla ouvrir la porte de la rue à l’huissier. Celui-ci ayant dit qu’il voulait parler à miss Melville, l’enfant répondit qu’elle allait le dire à sa mère, et, en disant cela, elle s’avança à la porte de la chambre du fond, où Émilie était couchée ; mais, dès que cette porte fut ouverte, au lieu d’attendre que la mère parût, l’huissier entra avec la petite fille.

Mrs. Hammond leva les yeux.

« Qui êtes-vous ? dit-elle ; que demandez-vous ? Chut, pas de bruit !

— Il faut que je parle à miss Melville.

— Cela ne se peut pas. Dites-moi de quoi il s’agit. La pauvre fille a eu la tête perdue toute la journée. Elle ne vient que de s’endormir, et il ne faut pas troubler son repos.

— Cela m’est égal. J’ai des ordres à exécuter.

— Des ordres ! de quelle part ? Que voulez-vous dire. »

À ce moment Émilie ouvrit les yeux.

« Quel bruit faites-vous donc là ? dit-elle ; j’espérais que vous me laisseriez un peu dormir.

— Miss, il faut que je vous parle. Je suis porteur d’une sentence rendue contre vous, à la requête du squire Tyrrel, pour onze cents livres sterling. »

À ces mots, Mrs. Hammond et Émilie restèrent muettes. Celle-ci n’était guère en état de rien comprendre à ce qu’on lui disait ; et, quoique Mrs. Hammond comprît un peu mieux le langage de l’huissier, quand elle voulait lier des idées aussi étranges que celles qui la frappaient, elle ne pouvait guère mieux percer ce mystère.

« Une sentence ! Comment pourrait-elle devoir à M. Tyrrel ? Une sentence contre une enfant !

— Ce n’est pas à nous qu’il faut faire toutes ces questions-là. Nous n’agissons que d’après des ordres. Tenez, voilà notre titre. Voyez cela.

— Seigneur tout-puissant ! s’écria Mrs. Hammond. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’est pas possible que ce soit M. Tyrrel qui vous ait envoyé.

— Ma bonne dame, point de mauvais propos. Savez-vous lire ?

— Tout cela est une ruse ! c’est un faux papier ! c’est un détour infâme pour enlever cette jeune demoiselle de mes mains, les seules où elle soit en sûreté. Procédez à vos risques et périls.

— Ne vous inquiétez pas, c’est bien ce que j’entends. Rapportez-vous en à moi, allez, je sais ce que je fais.

— Comment ! vous n’irez pas peut-être l’arracher de son lit ? Je vous dis qu’elle a une fièvre violente ; elle est dans le transport ; ce serait la tuer que de l’ôter d’ici. Vous êtes des huissiers, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas des bourreaux ?

— La loi ne dit rien sur cela. Nous avons ordre de l’amener, malade ou non. Nous ne voulons pas lui faire mal ; il faut seulement que nous fassions notre devoir, voilà tout.

— Qu’est-ce que vous voulez en faire ? où voulez-vous l’emmener ?

— À la prison du comté… Bullock, allez-vous en à l’auberge du Griffon commander une chaise de poste.

— Arrêtez, mais arrêtez donc… n’envoyez pas… Trois heures seulement ; je vais dépêcher un exprès à M. Falkland, et je vous réponds qu’il satisfera à tout, qu’il vous mettra à l’abri de tout, que vous serez content sans qu’il soit besoin de conduire en prison cette pauvre enfant.

— Nous avons justement des ordres particuliers là-dessus. Il ne nous est pas permis d’accorder une minute… Bullock, pourquoi n’êtes-vous donc pas parti, vous ? Dites qu’on mette les chevaux sur-le-champ. »

Émilie avait écouté toute cette conversation, qui lui avait suffisamment expliqué ce que l’apparition des recors avait eu d’abord d’énigmatique pour elle. Cette incroyable et affreuse vérité dissipa tout à fait les illusions du délire qu’elle venait d’essuyer.

« Chère Mrs. Hammond, dit-elle, ne vous épuisez pas en efforts inutiles. Je suis bien affligée de toute la peine que je vous cause. Mais mon malheur est inévitable. Monsieur, si vous voulez attendre un moment dans la chambre à côté, je vais m’habiller et vous suivre. »

Mrs. Hammond commença bien aussi à s’apercevoir que ses instances ne serviraient à rien ; mais il lui fut impossible d’avoir autant de patience. Tantôt elle déclamait contre la barbare brutalité de M. Tyrrel, qu’elle disait être un démon incarné plutôt qu’un homme. Tantôt elle se répandait en invectives amères contre la dureté d’âme de l’huissier, et l’exhortait à mettre un peu de modération et d’humanité dans l’exercice de ses fonctions ; mais il était inébranlable. Pendant ce temps-là, Émilie se soumettait avec la plus douce résignation à un mal inévitable. Mrs. Hammond insista pour qu’il lui fût au moins permis d’accompagner la jeune miss dans la chaise de poste ; et, quoique l’huissier eût reçu des ordres assez positifs pour ne rien oser prendre sur lui quant à l’exécution de la sentence, cependant il commença à craindre quelques suites dangereuses, et il fut disposé à permettre toutes les précautions qui n’étaient pas directement opposées à l’objet de son ministère. Quant au reste, il était d’opinion qu’il y aurait de très-grands inconvénients à admettre une allégation de maladie ou tout autre empêchement de cette nature comme une cause suffisante pour entraver la marche de la loi, et qu’en conséquence, dans tous les cas douteux, comme lorsqu’il y avait présomption de meurtre, la jurisprudence ordinaire inclinait toujours avec une très-sage et très-louable partialité en faveur des officiers de justice. À cette règle générale de conduite se joignait encore l’influence des injonctions très-précises de Swineard, qui lui avait garanti tous les événements, et celle de la terreur universelle attachée au nom de Tyrrel à plusieurs lieues à la ronde. Avant de partir, Mrs. Hammond dépêcha un exprès à M. Falkland avec un billet de trois lignes pour l’informer de cet étrange événement. Quand l’exprès arriva, M. Falkland était absent, et ne devait être de retour que dans deux jours ; ce qui semblait concourir à favoriser encore la vengeance de M. Tyrrel, car, dans l’emportement de sa fureur, il n’avait pas songé à faire entrer cette circonstance dans ses combinaisons.

Il est aisé de se figurer l’état de détresse de ces deux malheureuses femmes ainsi entraînées l’une par force, l’autre par dévouement, à un lieu aussi peu fait pour elles qu’une prison publique. Il y avait néanmoins dans Mrs. Hammond la force d’âme et l’activité de zèle nécessaires à la conjoncture difficile où elle se trouvait. Son caractère calme et ferme, capable de braver l’injustice sans se passionner, la rendait très-propre à faire tout ce que la prudence et la réflexion pouvaient suggérer. La santé de miss Melville fut considérablement compromise, comme il y avait lieu de s’y attendre, par la surprise qu’elle avait eu et par le déplacement qu’elle avait souffert au moment même où le repos lui était le plus nécessaire. Sa fièvre devint plus violente que jamais ; son délire redoubla, et les tortures de son imagination égarée augmentèrent en raison des circonstances dans lesquelles elle avait été arrachée à son sommeil. Il n’y avait presque plus d’espoir pour son rétablissement.

Dans le moment où sa raison l’abandonnait, le nom de Falkand était continuellement dans sa bouche. « M. Falkland, disait-elle, était son premier amour, son unique amour ; il serait un jour son mari. »

Un instant après, elle lui faisait des reproches douloureux sur son indigne déférence pour les préjugés du monde. « C’était bien cruel à lui d’être aussi fier, et d’aller lui dire qu’il ne consentirait jamais à épouser une pauvre orpheline ; mais s’il était si fier, elle était très-déterminée à l’être tout autant que lui. Elle lui ferait bien voir, par sa conduite, qu’elle n’était ni faible ni légère, et que, s’il la dédaignait, elle saurait supporter son malheur avec constance. » Une autre fois, elle voyait M. Tyrrel et son complice Grimes, les mains et les habits ensanglantés, et elle leur adressait des reproches si pathétiques, que le cœur le plus dur en aurait été touché. Ensuite Falkland revenait se présenter à son imagination délirante ; elle le voyait déchiré de mille blessures et couvert d’une pâleur mortelle ; elle poussait des cris déchirants ; elle accusait tout le monde d’insensibilité, de ne pas donner le moindre secours à celui qu’elle aimait. Ce fut ainsi qu’elle passa deux journées presque entières dans une succession continuelle de tortures, se voyant sans cesse entourée de persécuteurs et d’assassins.

Le soir du second jour arriva M. Falkland, accompagné du docteur Wilson, le médecin qui l’avait déjà traitée. La scène à laquelle il était appelé était affreuse pour un homme d’une sensibilité aussi vive que la sienne. La nouvelle de l’emprisonnement lui avait porté un coup terrible ; cet acte inouï de méchanceté l’avait mis hors de lui-même ; mais, quand il aperçut le visage hagard de miss Melville, quand il vit l’arrêt de mort écrit sur tous les traits de cette malheureuse victime d’un odieux tyran, il ne put soutenir ce spectacle. Au moment où il entra, elle était dans un accès de délire ; elle crut encore voir approcher des assassins. Elle leur demandait ce qu’ils avaient fait de son Falkland, de son unique bien, de sa vie, de son époux. Elle les suppliait de lui restituer les restes de son corps mutilé, pour qu’elle pût les presser encore dans ses bras mourants, rendre le dernier soupir sur ses lèvres, et être ensevelie dans le même tombeau que lui. Elle leur reprochait leur lâcheté, de servir ainsi d’instrument à la barbarie de son misérable cousin, qui lui avait fait perdre la raison, et qui ne serait pas satisfait qu’il ne l’eût assassinée. M. Falkland s’arracha bientôt de ce lieu de douleur, et, laissant le docteur Wilson auprès de sa malade, il lui recommanda de venir le trouver à son auberge aussitôt après avoir ordonné ce qu’il y avait à faire.

L’agitation continuelle dans laquelle avait été miss Melville pendant plusieurs jours, par la nature de sa maladie, avait épuisé totalement ses forces. Environ une heure après la visite de M. Falkland, eut lieu une crise qui la laissa si bas, qu’il était difficile d’apercevoir en elle quelques signes de vie. Le docteur, qui venait de sortir pour calmer un peu le trouble et l’impatience de M. Falkland, fut appelé de nouveau d’après ce changement de symptômes, et il passa le reste de la nuit près du lit de la malade. La situation de celle-ci était telle, qu’on pouvait craindre de la voir expirer d’un moment à l’autre. Tandis que miss Melville était dans cet état de faiblesse et d’épuisement, on voyait sur la figure de Mrs. Hammond les signes de la plus vive inquiétude. Elle était naturellement d’une extrême sensibilité, et les vertus d’Émilie étaient bien faites pour obtenir toute son affection. Elle l’aimait comme une mère. Dans cette circonstance, le moindre mouvement, le moindre son la faisait trembler. Le docteur, à cause de la fatigue continuelle qu’avait eue Mrs. Hammond, avait amené une autre garde, et il employa toutes sortes de représentations, même un peu d’autorité, pour forcer cette dame à quitter la chambre de la malade ; mais il lui fut impossible de rien gagner sur elle, et il finit par s’apercevoir que la violence qu’il faudrait nécessairement lui faire pour la séparer de la mourante lui ferait probablement plus de mal que si on la laissait suivre son inclination. À tout moment son œil se tournait vers le docteur avec la plus vive curiosité, et cherchait à lire dans sa figure, sans qu’elle osât prononcer un seul mot pour lui demander son opinion, tant elle avait peur de recevoir une réponse sinistre. En même temps, elle écoutait avec une douloureuse attention la moindre parole qui sortait de la bouche du médecin ou de la garde, comme si elle eût espéré de recueillir indirectement quelque indication sur ce qu’elle désirait tant savoir et qu’elle n’avait pas le courage de demander.

Vers le matin, l’état de la malade parut prendre une tournure favorable. Elle sommeilla pendant près de deux heures ; quand elle se réveilla, elle était tout à fait calme et revenue à son bon sens. Ayant entendu dire que M. Falkland lui avait amené un médecin et était lui-même dans les environs, elle demanda à le voir. M. Falkland était allé pendant ce temps avec un de ses fermiers cautionner la dette d’Émilie, et à ce moment il entrait dans la prison pour s’informer si on pouvait, sans danger, la transporter dans une chambre plus aérée et plus commode. Quand il parut, sa vue rappela confusément à miss Melville les rêveries de son transport. Elle se couvrit le visage de la main avec un air de chaste confusion, et cependant elle le remercia, avec cette aimable simplicité qui lui était ordinaire, de toute la peine qu’il s’était donnée pour elle. Elle espérait ne plus lui en causer autant ; elle pensait que cela irait mieux.

« Ce serait vraiment une honte, disait-elle, si, dans toute la force et l’activité de la jeunesse, elle ne venait pas à bout de survivre aux légères contrariétés qu’elle avait eues à essuyer. »

Hélas ! en parlant ainsi, elle était toujours d’une faiblesse extrême. Elle tâchait de prendre l’air riant et satisfait ; mais c’était un vain effort. M. Falkland et le docteur joignirent leurs instances pour la prier d’éviter pour le moment tout ce qui pourrait l’émouvoir.

Encouragée par les apparences, Mrs. Hammond se hasarda alors à suivre ces deux messieurs hors de la chambre, pour savoir du médecin jusqu’où allaient ses espérances. Le docteur Wilson avoua qu’il avait d’abord trouvé la malade dans une situation très-fâcheuse ; mais il déclara qu’il y avait du mieux dans les symptômes, et qu’il n’était pas sans espérance de la sauver. Toutefois, il ajouta qu’il ne pouvait encore répondre de rien, que les douze heures qui allaient suivre seraient sans doute critiques, mais que si le lendemain matin elle n’était pas plus mal, il croyait pouvoir garantir sa guérison. Mrs. Hammond, qui n’avait encore vu jusque-là les choses que comme désespérées, devint presque folle de joie. Dans son ravissement, elle fondait en larmes, elle bénissait le docteur dans les termes les plus vifs et les plus passionnés, elle disait mille extravagances. Le docteur Wilson saisit cette occasion pour la presser de prendre elle-même un peu de repos ; à quoi elle consentit après s’être fait donner une chambre tout auprès de celle de miss Melville, et avoir bien recommandé à la garde de l’avertir au moindre changement qui pourrait survenir dans l’état de la malade.

Mrs. Hammond dormait depuis plusieurs heures sans interruption, lorsqu’elle fut réveillée par un mouvement extraordinaire qui se fit entendre dans la chambre voisine. Elle prêta l’oreille pendant quelques minutes, et ensuite se détermina à aller voir ce que ce pouvait être. Comme elle ouvrait la porte, elle rencontra la garde qui venait la chercher ; la figure de celle-ci indiquait assez, sans qu’il fût besoin de parler, ce qu’elle venait apprendre. Mrs. Hammond vole au lit de miss Melville et la voit expirante. Les apparences du mieux avaient été de peu de durée. Le calme du matin n’avaient été qu’un éclair précurseur de la mort. En quelques heures, l’état de la malade avait sensiblement empiré ; son teint s’était flétri et décoloré ; elle avait la respiration pénible et le regard fixe. Le docteur, qui était entré dans ce moment, avait vu du premier coup d’œil que c’en était fait. Elle eut quelques convulsions, et, quand elles furent apaisées, elle adressa la parole au médecin, d’un ton calme, mais très-faible. Elle le remercia de ses soins, et exprima la plus vive reconnaissance pour les bontés de M. Falkland. Elle pardonna à son cousin, en désirant qu’il ne fût jamais trop tourmenté par le souvenir de sa cruauté envers elle. Elle aurait désiré vivre plus longtemps ; personne n’avait eu un goût plus prononcé qu’elle pour les choses propres à faire aimer la vie ; mais elle préférait encore de mourir plutôt que se voir la femme de Grimes. Au moment où entra Mrs. Hammond, elle tourna la tête vers elle, et, avec la plus touchante expression d’amitié, répéta son nom plusieurs fois. Ce furent là ses dernières paroles ; moins de deux heures après, elle rendit le dernier soupir entre les bras de cette fidèle amie.



  1. Un liard sterling.