Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 126-149).
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IX


M. Falkland savait par expérience que toute remontrance serait inutile auprès de M. Tyrrel. Il résolut donc de ne s’occuper que de la victime, qu’il fallait sauver des mains de son persécuteur. D’ailleurs, telle était son indignation, qu’il ne pouvait s’arrêter un moment à l’idée d’une entrevue volontaire. En effet, une autre affaire qui avait depuis peu mis en contact les deux ennemis, ne contribuait que trop à irriter jusqu’à la démence les ressentiments amers de M. Tyrrel.

M. Tyrrel avait un fermier qui se nommait Hawkins. — Je ne saurais prononcer ce nom sans qu’il retrace à ma pensée les scènes douloureuses qui sont attachées à son souvenir ! Dans le principe, M. Tyrrel avait pris avec lui cet Hawkins, dans la vue de le protéger contre les procédés arbitraires d’un squire voisin ; mais Hawkins était devenu depuis l’objet de la persécution de M. Tyrrel lui-même. Voici quelle avait été la première origine de leurs relations. Outre la ferme qu’il tenait du squire dont je viens de parler, Hawkins avait encore un petit bien qu’il avait eu par héritage de son père ; ce qui lui donnait le droit de voter aux élections du comté. Dans une élection très-chaudement disputée, le propriétaire de la ferme de Hawkins requit celui-ci de voter pour le candidat dans le parti duquel il s’était engagé. Hawkins refusa d’obéir, et bientôt après il reçut un congé pour quitter sa ferme.

Il se trouva que M. Tyrrel s’était vivement intéressé en faveur de l’autre candidat ; et, comme la terre de M. Tyrrel touchait à la demeure de Hawkins, le pauvre fermier expulsé crut n’avoir rien de mieux à faire que d’aller à la maison de ce gentilhomme, et de lui faire part de la situation où il se trouvait. M. Tyrrel l’écouta avec beaucoup d’attention.

« Fort bien, mon ami, lui dit-il, il est très-vrai que je désirais beaucoup que M. Jakeman l’emportât dans l’élection ; mais vous savez qu’il est d’usage, en pareil cas, qu’un fermier vote comme il plaît à son maître. Je ne suis pas d’avis d’encourager la rébellion.

— Cela est juste, répliqua Hawkins, et je n’en disconviens pas ; j’aurais voté conformément à la volonté de mon maître sans aucune difficulté pour tout autre homme que ce fût dans le royaume, excepté le squire Marlow. Car il faut que vous sachiez qu’un jour son piqueur s’avisa de sauter par-dessus ma haie, et de traverser tout au beau milieu mon meilleur champ de blé, quand la récolte était encore sur pied. Il n’avait pas cinquante pas à faire pour prendre la route ; le drôle, n’en déplaise à Votre Honneur, m’avait déjà joué le même tour trois ou quatre fois. Je ne fis que lui demander pourquoi il en agissait ainsi, et s’il y avait conscience à ravager ainsi la récolte des gens ? Dans ce moment le squire survint. Sauf le respect que je dois à Votre Honneur, c’est une pauvre espèce de gentilhomme qui ne vaut pas un coup de poing. Il vint à moi tout bouffi de colère, en me menaçant de son fouet..... Je ferai pour mon maître tout ce qu’il sera de son bon plaisir de m’ordonner, comme le doit un honnête fermier ; mais je ne peux pas donner mon vote à un homme qui m’a menacé de me donner des coups de fouet… Et, pourtant, n’en déplaise à Votre Honneur, voilà que moi, ma femme et mes trois enfants, nous allons être jetés à la porte, et Dieu me pardonne si je sais comment leur avoir du pain. Je suis un pauvre laboureur qui ai travaillé toute ma vie, à qui on n’a rien à reprocher, que je sache, et sûrement cela est bien dur. Le squire Underwood me renvoie de sa ferme, et si Votre Honneur n’a pas la bonté de me prendre, je ne vois pas un des gentilshommes du canton qui veuille de moi, de peur, disent-ils, d’encourager leurs fermiers à devenir des rebelles. »

Cette dernière représentation ne laissa pas de faire effet sur M. Tyrrel.

« Bien, bien, mon garçon, reprit-il ; nous verrons ce qu’on peut faire. L’ordre et la subordination sont de fort bonnes choses ; mais il faut aussi que les maîtres sachent se conduire. D’après le récit que vous me faites, je ne trouve plus que vous soyez tant à blâmer. Marlow n’est qu’un fat, plein d’impertinence : voilà la vérité ; et quand un homme ne se respecte pas, ma foi, tant pis pour ce qui lui en arrive. Je hais comme la peste tous ces faquins francisés, et j’avoue que je ne suis pas trop content de voir mon voisin Underwood prendre le parti de ce drôle-là. Hawkins… n’est-ce pas là votre nom ?… Eh bien ! allez demain trouver Barnes, mon intendant, et il vous parlera. »

En disant cela, M. Tyrrel se rappelait qu’il avait une ferme vacante, à peu près de la même valeur que celle qui avait été louée à Hawkins par M. Underwood. Il consulta aussitôt son intendant, et, trouvant l’affaire convenable sous tous les rapports, Hawkins fut sur-le-champ admis au nombre des fermiers de M. Tyrrel. M. Underwood fut vivement piqué de ce procédé, que personne autre que M. Tyrrel n’eût osé se permettre, comme étant contraire aux usages reçus entre gentilshommes de campagne. Il dit que, si l’on encourageait les fermiers dans des actes de désobéissance aussi inexcusables, il n’y avait plus de règle ni de bon ordre à espérer. Il n’était pas question ici de tel ou tel candidat, vu que tout gentilhomme vraiment ami de son pays devait préférer de succomber dans une élection plutôt que de faire une pareille chose, qui ne manquerait pas, si elle passait une fois en pratique, de leur ôter pour jamais les moyens de diriger une élection. Les paysans n’étaient déjà que trop indociles et trop obstinés par eux-mêmes ; il devenait tous les jours de plus en plus difficile de les tenir dans la subordination, et, si les gentilshommes en venaient à se soucier assez peu du bien public pour soutenir ces gens-là dans leur insolence, il était impossible de prévoir où les choses pourraient aller.

M. Tyrrel n’était pas homme à se laisser influencer par ces remontrances. Ce n’est pas qu’en général l’esprit qui les dictait ne fût très-conforme à ses propres sentiments ; mais il était d’une humeur trop violente pour avoir une opinion politique, uniforme et conséquente, et, quels que fussent les écarts de sa conduite, il n’était pas homme à se laisser remettre dans le droit chemin par les avis des autres. Plus on trouva mauvais la protection qu’il donnait à Hawkins, plus il se montra inflexible et opiniâtre ; et, sans se donner la peine de disputer avec ceux qui le censuraient, il ne lui fut pas difficile de les réduire au silence et d’étouffer leurs voix dans les clubs et les autres assemblées. D’ailleurs, Hawkins avait certaines qualités qui étaient propres à en faire un favori de M. Tyrrel. Ses manières brusques et son caractère peu traitable lui donnaient une sorte de ressemblance avec son seigneur ; comme ce n’était guère à M. Tyrrel lui-même, mais plutôt aux personnes qui avaient encouru le déplaisir de celui-ci, qu’il était dans le cas de faire sentir l’effet de ses dispositions, son maître ne les remarquait pas sans une sorte de complaisance. En un mot, il recevait chaque jour de nouvelles preuves de la bienveillance de ce protecteur ; au bout de quelque temps, il fut nommé collègue de M. Barnes dans la place de receveur des fermages, et, à peu près à la même époque, il obtint un bail de la ferme qu’il occupait.

M. Tyrrel était résolu d’avancer la famille de ce fermier favorisé toutes les fois qu’il en trouverait l’occasion. Hawkins avait un fils, garçon de dix-sept ans, d’une figure fort agréable, vif, alerte et plein d’heureuses dispositions. Ce jeune homme était extrêmement aimé de son père, qui semblait n’avoir rien tant à cœur que l’avancement et le bonheur de son fils. M. Tyrrel l’avait déjà distingué deux ou trois fois, et en avait paru très-content ; le jeune garçon, qui avait quelquefois suivi les chiens, à la chasse, avait eu souvent l’occasion de faire montre de son adresse et de son agilité en présence du squire. Un jour surtout, il se fit remarquer plus particulièrement, et M. Tyrrel, sans plus attendre, offrit au père de prendre ce jeune homme à son service et de lui donner la place de piqueur de sa meute jusqu’à ce qu’il pût l’élever à un poste plus lucratif dans sa maison.

Hawkins parut très-mortifié de cette proposition ; il hésita et chercha des excuses pour ne pas accepter l’offre. Il dit que ce jeune homme lui était utile à beaucoup de choses, et qu’il espérait que Son Honneur voudrait bien ne pas insister et ne pas le priver de cet aide. Avec tout autre homme que M. Tyrrel, ces raisons eussent pu suffire ; mais j’ai déjà eu souvent occasion de dire au sujet de ce gentilhomme que, quand il avait une fois pris une résolution, quelle qu’elle fût, on ne le voyait jamais céder pour rien au monde, et que le seul effet de l’opposition était de le rendre inflexible et plus ardent à la poursuite de l’affaire, quand même elle lui eût été auparavant à peu près indifférente. D’abord il parut recevoir très-bien les excuses de Hawkins et n’y trouver rien que de raisonnable ; mais, par la suite, chaque fois qu’il revit le jeune homme, l’envie de l’avoir à son service ne fit qu’augmenter, et il ne cessa de parler au père des vues qu’il avait sur lui. À la fin, il remarqua que ce garçon ne paraissait plus aux chasses, et il commença à soupçonner que ceci provenait d’une résolution de le contrarier dans ses desseins.

Piqué de ce soupçon, qu’il n’était pas d’un caractère à dissimuler, il envoya donner ordre à Hawkins de venir lui parler. « Hawkins, lui dit-il d’un ton fâché, je ne suis pas content de vous. Je vous ai parlé deux ou trois fois de ce garçon à vous, que j’ai envie de prendre à mon service. Pour quelle raison, monsieur, répondez-vous si mal à mes bontés ? Vous devez savoir que je n’aime pas qu’on me manque. Quand j’offre ma protection, il ne me convient pas de la voir refuser par des gens de votre espèce, c’est moi qui vous ai fait ce que vous êtes, et il ne tient qu’à moi de vous rendre encore plus misérable que je ne vous ai trouvé. Prenez-y garde !

— N’en déplaise à Votre Honneur, dit Hawkins, vous avez été pour moi un bon maître, je dois le dire, et je m’en vais parler tout franchement ; j’espère que vous ne m’en voudrez pas de mal. Ce garçon-là est tout pour moi : c’est mon soutien et ma consolation pour mes vieux jours.

— Fort bien ; mais qu’est-ce que cela fait ? Est-ce une raison pour vous opposer à son avancement ?

— Au contraire, vraiment ; que Votre Honneur ait la bonté de m’entendre. C’est peut-être un petit faible que j’ai, mais je ne sais qu’y faire. Mon père était un ecclésiastique, voyez-vous. Nous avons tous vécu avec honneur dans notre famille, et je ne puis penser sans peine que ce pauvre garçon, qui est tout ce qui me reste, s’aille mettre en service. Tenez, pour moi, je ne vois jamais qu’il y ait de domestique qui tourne à bien ; enfin, je ne sais, mais je ne voudrais pas que mon Léonard vînt à ressembler à ces gens-là. Si je leur fais injure, j’en demande pardon à Dieu ! mais c’est une affaire trop sérieuse, voyez-vous, et je ne peux pas aller risquer ainsi le bien-être de mon enfant quand j’ai le moyen, s’il plaît à Votre Honneur, de le garantir de donner dans le travers. À présent, le voilà sage et laborieux, et, sans trop s’en faire accroire, il sait assez bien ce qu’il vaut. C’est peut-être une sottise à moi de parler ainsi à Votre Honneur ; mais vous avez toujours été envers moi un bon maître, et je ne saurais vous mentir. »

M. Tyrrel avait écouté cette harangue jusqu’au bout sans dire un mot, parce que l’étonnement lui avait fermé la bouche. Si le tonnerre eût tombé à ses pieds, il n’aurait pas montré plus de surprise. Il avait imaginé que Hawkins, par excès de tendresse pour son fils, ne voulait pas l’éloigner un seul instant de lui ; mais il n’avait jamais soupçonné le moins du monde la vraie cause de ses refus.

« Ah ! ah ! vous êtes un gentilhomme, n’est-ce pas ? Votre père était ecclésiastique ! Vos enfants ne sont pas faits pour entrer à mon service ! Comment donc, impudent faquin ! était-ce pour cela que je vous ai pris chez moi, quand votre insolence vous a fait chasser de chez M. Underwood ? J’ai donc nourri une vipère dans mon sein ? Ah ! ah ! le fils de monsieur courrait risque de déroger. Il sait trop ce qu’il vaut pour se mettre à mes ordres ! Allez, impertinent, éloignez-vous de mes yeux ! comptez bien que je n’aurai jamais de gentilshommes dans ma terre ; je n’en garderai pas un seul de votre espèce, entendez-vous ? Écoutez-moi bien, monsieur ; amenez ici demain matin votre fils et demandez-moi pardon de votre insolence, ou, pardieu, je vous en réponds, je vous rendrai si misérable qu’il vaudrait mieux pour vous n’être jamais né. »

Un pareil traitement était trop pour la patience de Hawkins.

« Il n’est pas nécessaire, dit-il, n’en déplaise à Votre Honneur, que je revienne demain pour cette affaire. J’ai bien pris ma résolution, et le temps n’y pourra rien changer. Je suis vraiment chagrin de déplaire à Votre Honneur, et je sais que vous pouvez me faire beaucoup de mal ; mais j’espère que vous n’aurez pas le cœur si dur que de perdre un pauvre père de famille pour le punir de trop aimer son enfant, quand même ce trop d’affection lui ferait faire quelque sottise ; mais je ne puis qu’y faire : Votre Honneur fera ce qu’il lui plaira. Le plus pauvre nègre, comme on dit quelquefois, a toujours quelque chose qu’il ne voudrait pas céder. Je perdrai tout ce que j’ai, j’irai travailler à la journée et mon fils aussi, s’il le faut ; mais je n’en ferai jamais un domestique.

— Bien, bien, l’ami, très-bien ! répliqua M. Tyrrel écumant de rage. Vous vous en souviendrez ; comptez là-dessus : je rabattrai votre insolence, Dieu me damne ! Où en sommes-nous donc ? Un misérable qui tient une ferme de quarante acres ose narguer le seigneur de la baronnie ! Je vous écraserai en poussière sous mes pieds ! Ayez soin, coquin, je vous en avertis, de fermer votre maison, de quitter ma terre, et de vous en aller comme si le diable était à vos trousses ! Estimez-vous trop heureux, si vous vous en tirez la vie sauve, de ce que j’ai encore plus de patience que vous n’en méritez. Quand il s’agirait, pardieu ! de tout l’or des Indes, je ne voudrais pas souffrir un drôle comme vous une heure de plus sur ma terre.

— N’allons pas si vite, n’en déplaise à Votre Honneur, répliqua Hawkins d’un ton ferme ; j’espère que vous en viendrez à penser mieux, et que vous verrez que je ne suis pas à blâmer ; mais, quand cela ne serait pas, il y a du mal que vous pouvez me faire, et il y en a que vous ne pouvez pas. Quoique je ne sois qu’un homme de travail, n’en déplaise à Votre Honneur, je suis un homme, voyez-vous ? Fermer ma maison, oh ! que non. J’ai un bail de ma ferme, et je ne la quitterai pas comme cela. J’espère qu’il y a des lois pour les pauvres gens aussi bien que pour les riches. »

M. Tyrrel, qui n’était pas accoutumé à la contradiction, se sentit provoqué au delà de toute mesure par le ton hardi et indépendant de son fermier. Il n’y avait pas, dans toutes ses terres, un seul tenancier, au moins un seul du rang d’Hawkins, que la politique générale de ses gens d’affaires, et encore plus le caractère arbitraire et despotique de M. Tyrrel lui-même, ne tinssent trop à distance pour qu’il osât en venir ainsi à le défier ouvertement.

« Excellent ! sur mon âme ! Dieu me damne à tout jamais, répéta M. Tyrrel, vous êtes vraiment un drôle d’une espèce rare. Ah ! vous avez un bail, dites-vous ? Nous serions bien tombés si un bail pouvait servir à protéger des drôles comme vous contre le seigneur du domaine. Mais vous voulez voir qui sera le plus fort de nous deux, n’est-ce pas ? Oh ! très-bien, l’ami, très-bien, pardieu, j’y consens de tout mon cœur ! Dieu me damne, je veux vous faire voir, avant de nous quitter, quelque joli tour de ma façon ! Mais sortez bien vite de devant moi, impudent ! Je ne vous en dis pas davantage. Ne venez plus mettre votre ombre sur ma porte. »

Pour parler ici le langage du monde, Hawkins était coupable d’une double imprudence dans cette affaire. Il parlait à son seigneur sur un ton absolu et tranchant, que la constitution et les usages de ce pays ne permettent pas à un inférieur de prendre ; mais, par-dessus tout, après s’être laissé emporter par un mouvement de vivacité, il aurait dû en prévoir les conséquences. C’était une folie à lui de prétendre lutter avec un homme du rang et de la fortune de M. Tyrrel. C’était le faon en guerre contre le lion. Rien n’était plus facile que de prévoir qu’il ne lui servirait de rien d’avoir le bon droit de son côté, quand son adversaire avait du sien la richesse et le crédit pour légitimer tous les excès qu’il jugerait à propos de commettre. Cette façon de voir fut parfaitement justifiée par l’événement ; la richesse et le despotisme savent bien les moyens de s’étayer dans leur oppression de l’appui de ces mêmes lois, que peut-être dans l’origine d’aveugles législateurs crurent instituer pour la sauvegarde du pauvre.

Dès ce moment, M. Tyrrel jura la ruine d’Hawkins, et il ne négligea aucun moyen de vexer ou d’outrager le malheureux objet de sa persécution. Il lui ôta son emploi de bailli ou adjoint de son intendant, et enjoignit à Barnes, ainsi qu’à tous ses autres gens d’affaires, de lui rendre les plus mauvais offices possibles dans toutes les circonstances. M. Tyrrel avait, par les titres de sa baronnie, l’inféodation des grandes dîmes, ce qui lui fournissait de fréquentes occasions de susciter des tracasseries. Une partie des terres de la ferme de Hawkins, quoique ensemencée en blé, était plus basse que les terres voisines, et par là exposée de temps en temps aux inondations d’une rivière qui la bornait. M. Tyrrel avait sur cette rivière une écluse qu’il fit secrètement détruire quinze jours avant la moisson, ce qui noya la récolte. Il donna ordre en outre à ses domestiques de renverser pendant la nuit les haies des terres plus élevées, et d’y pousser le bétail pour perdre le reste de la moisson. Tous ces coups, néanmoins, n’atteignaient encore qu’une partie de la propriété de ce malheureux ; mais M. Tyrrel ne s’en tint pas là. Une mortalité subite se manifesta parmi les bestiaux de Hawkins, et elle était accompagnée de circonstances très-propres à faire naître des soupçons. Cet événement excita fortement la vigilance et l’activité de Hawkins, qui vint à bout de suivre si exactement le fil de la trame, qu’il ne douta pas de pouvoir le faire remonter jusqu’à M. Tyrrel lui-même.

Hawkins, qui savait bien que la loi était disposée de manière à servir plutôt d’arme offensive à la tyrannie des riches que de défense contre leurs usurpations, avait eu grand soin d’éviter jusqu’à ce moment d’en venir à des mesures judiciaires. Dans cette dernière circonstance, il se figura que le délit était d’une nature trop atroce pour que le rang du coupable, quel qu’il fût, pût le mettre à l’abri de la sévérité des lois. La suite lui fit voir qu’il avait à s’applaudir de sa première détermination, et il se repentit vivement de s’être laissé aller à en prendre une autre.

C’était là le point où l’attendait M. Tyrrel, et à peine put-il croire à sa bonne fortune quand on vint lui dire que Hawkins avait intenté une action contre lui. Sa joie en fut extrême, et il se félicita de voir que la ruine totale de son protégé était devenue immanquable. Il consulta son ancien attorney[1], et lui recommanda instamment de ne négliger dans cette affaire aucun des subterfuges de son métier. Repousser l’accusation dirigée contre lui était la chose qui l’occupait le moins ; le point capital était de traîner l’affaire de délais en délais, de tribunaux en tribunaux, à force d’incidents, de récusations, de déclinatoires, de nullités, d’exceptions, d’appels et de remises de plaidoiries. « Ce serait la honte d’un pays civilisé, soutenait M. Tyrrel, qu’un gentilhomme insolemment attaqué par un homme de la lie du peuple, n’eût pas les moyens de trouver toute sa défense dans sa bourse, et de poursuivre cet indigne adversaire jusqu’à le mettre nu comme la main. »

D’ailleurs, l’affaire du procès n’occupait pas tellement M. Tyrrel, qu’il laissât échapper encore les autres moyens de tourmenter son pauvre tenancier. Parmi les divers expédients dont il s’avisa, il y en eut un qui, à la vérité, tendait plutôt à vexer ce malheureux qu’à lui causer une perte irréparable, mais qui ne fut pas négligé pour cela. Ce fut la situation particulière du logement de Hawkins, de ses granges et bâtiments de ferme qui suggéra cette idée. Ces bâtiments étaient placés à l’extrémité d’une pièce de terre qui les joignait avec le reste du domaine, et ils étaient environnés de tous côtés par des champs que tenait à bail un des fermiers de M. Tyrrel, et le plus dévoué à ses volontés. La route qui conduisait à la ville de marché longeait le plus considérable de ces champs, directement en face de la maison de Hawkins. Il n’était jusque-là résulté aucun inconvénient de cette position, parce que, de temps immémorial, il y avait un large sentier qui conduisait en droite ligne de la maison de Hawkins au grand chemin. Par suite d’un accord entre M. Tyrrel et son complaisant tenancier, on ferma ce sentier ou chemin de traverse, de manière que le pauvre Hawkins se trouva comme prisonnier dans sa propre habitation, et se vit obligé de faire un détour de près d’un mille pour se rendre à la ville.

Le fils Hawkins, ce jeune homme qui avait été le sujet originaire de la querelle, avait beaucoup de l’énergie de son père, et il se sentait indigné au delà de toute mesure des différents actes de despotisme qu’il voyait successivement se commettre sous ses yeux. Le ressentiment qu’il en éprouvait était d’autant plus vif, qu’il savait que toutes les traverses essuyées par son père n’avaient d’autre cause que la tendresse que celui-ci lui portait, et qu’en même temps il aurait eu l’air de repousser cette même tendresse en s’offrant de faire cesser la véritable cause du procès. Dans la conjoncture présente, sans prendre conseil que de sa fougue et de son ressentiment, il sort au milieu de la nuit, renverse toutes les barrières qu’on avait placées à l’entrée de l’ancien sentier, brise les cadenas qui y avaient été posés et force les portes. Il ne fit pas cette opération sans être aperçu, et dès le lendemain il y eut un mandat décerné pour l’arrêter. En conséquence il fut conduit devant un comité de juges de paix, qui l’envoyèrent à la prison du comté pour être jugé aux assises prochaines, comme coupable d’un délit emportant peine capitale. M. Tyrrel était déterminé à le poursuivre sans rémission ; et son procureur, après un mûr examen des circonstances de l’affaire, se décida à fonder ses accusations sur la clause de l’acte 9 du règne de Georges Ier, appelé communément l’acte noir, qui porte que : « Toute personne armée d’épée ou autre arme offensive, ayant le visage noirci ou tout autre déguisement, qui sera trouvée dans une garenne ou lieu servant habituellement à garder lièvres ou lapins, après due conviction, sera réputée coupable de félonie, et en conséquence condamnée à mort, sans bénéfice de clergie, comme dans tous les cas de félonie. » Or, il paraîtrait que le jeune Hawkins, aussitôt qu’il s’était aperçu qu’on l’observait, avait relevé sur sa tête le collet de sa redingote et l’avait boutonné sur son visage ; et, de plus, qu’il s’était muni d’un instrument de fer tranchant pour briser les cadenas. Le procureur se chargea d’ailleurs d’administrer par enquête preuve suffisante que le champ en question était une garenne où on avait habituellement tenu des lièvres. M. Tyrrel saisit ce plan avec une joie inexprimable. Par la manière dont il peignit aux juges de paix l’obstination et l’insolence de Hawkins, il eut l’adresse d’obtenir un décret fondé sur cette absurde accusation, et il n’était pas impossible qu’il ne vînt à bout, par la même influence, de faire prononcer en définitive, contre sa malheureuse victime, l’entière exécution de la terrible clause pénale ; du moins il n’y avait que trop à redouter cette cruelle chance pour alarmer la tendresse d’un père.

Ce fut là le coup de grâce pour l’infortuné Hawkins. Comme il ne manquait pas de courage, il avait soutenu, sans fléchir, toutes les autres persécutions. Il n’ignorait pas les avantages que les lois et les usages donnent au riche contre le pauvre dans des luttes de cette espèce. Mais une fois entraîné dans le procès, une sorte d’opiniâtreté et de roideur qui lui étaient naturelles ne lui permettaient pas de reculer, et il allait en avant, dans le vague espoir plutôt que dans l’attente d’une issue favorable. Mais ce dernier événement blessa son cœur à l’endroit le plus sensible. Il avait craint de voir son fils avili et corrompu par une condition servile, et maintenant il le voyait au milieu des horreurs et de l’infamie d’une prison. Il avait même tout à redouter des suites de cet emprisonnement, et il frémissait à l’idée que la tyrannie du riche pouvait flétrir pour jamais ses plus chères espérances.

Dès ce moment, il sentit son cœur abattu. Jusque-là il s’était fié à son industrie et à sa persévérance pour arracher les misérables débris de sa fortune à la basse et jalouse rage de son seigneur. Mais ces efforts de courage, que sa situation exigeait plus que jamais, il ne se sentait plus l’énergie nécessaire pour les soutenir. M. Tyrrel poursuivait sans relâche ses projets infernaux ; les affaires de Hawkins devenaient, de jour en jour plus désespérées, et le squire, toujours aux aguets, saisit la première occasion de faire séquestrer les déplorables restes de la propriété du pauvre laboureur, faute de payement des fermages.

L’affaire en était précisément dans cet état, lorsque par hasard M. Falkland et M. Tyrrel vinrent à se rencontrer dans une route de traverse, près l’habitation de ce dernier. Ils étaient à cheval, M. Falkland allait à la maison du malheureux fermier, qui semblait près de succomber sous l’opiniâtre tyrannie de son maître. Il venait d’apprendre l’histoire de cette persécution ; dans le fait, c’était encore un surcroît d’infortune pour Hawkins, que M. Falkland, dont le crédit et les bons offices auraient pu le sauver, eût été absent du pays pendant un assez long espace de temps. M. Falkland avait passé trois mois à Londres, et de là était allé voir des terres qu’il possédait dans une autre partie de l’Angleterre. Le caractère fier et entreprenant du pauvre fermier le disposait toujours à compter sur lui-même et sur ses propres forces le plus longtemps possible. Il avait évité de s’adresser à M. Falkland, ou plutôt dans le commencement de la querelle il souffrait tout sans se plaindre, ni communiquer à qui que ce fût sa fâcheuse situation ; et quand, enfin, les choses en vinrent à une telle extrémité, qu’il se sentit porté à se départir un peu de sa première persévérance, il se trouva qu’il n’était plus temps de recourir à cette intervention. Enfin, M. Falkland avait reparu sans être attendu, après une assez longue absence, et, parmi les premières nouvelles du pays, ayant appris les malheurs de l’infortuné fermier, il avait résolu d’aller dès le lendemain matin chez lui, et de le surprendre par l’offre de tous les secours qui étaient en son pouvoir.

Dans cette rencontre inattendue, à la vue de M. Tyrrel, un mouvement d’indignation lui fit monter le feu au visage. Sa première idée, à ce qu’il a dit lui-même depuis, fut de l’éviter ; mais, voyant qu’il fallait passer devant lui, il s’imagina qu’il y aurait de la faiblesse et une sorte de désertion de son devoir de ne pas lui manifester ses sentiments dans cette circonstance.

« M. Tyrrel, lui dit-il sans autre préambule, j’ai eu le malheur d’apprendre quelque chose qui me fait vraiment de la peine.

— Cela se peut bien, monsieur ; mais qu’est-ce que cela me fait, s’il vous plaît ?

— Beaucoup, monsieur. Il s’agit d’un de vos fermiers, du malheureux Hawkins. Si votre intendant a agi sans votre autorisation, je crois qu’il est à propos de vous informer de ce qu’il a fait ; et, s’il a été autorisé par vous, je vous engage de tout mon cœur à réfléchir un peu plus aux suites de cette affaire.

M. Falkland, vous feriez tout aussi bien de vous occuper de vos propres affaires et de me laisser faire les miennes. Je n’ai pas besoin de mentor, je vous en avertis.

— Vous vous méprenez, M. Tyrrel, je m’occupe de mes affaires. Si je vous vois près de tomber dans un précipice, c’est mon affaire de vous en retirer et de vous sauver la vie. Si je vous vois, par votre conduite, marcher dans une voie fausse et injuste, c’est mon affaire de vous indiquer la bonne et de vous sauver l’honneur.

— Pardieu ! Monsieur, allez portez vos lieux communs ailleurs ! Cet homme est-il à moi ou non ? Ma terre est-elle ma terre ? Si elle est ma terre, ne suis-je pas le maître d’en faire ce qu’il me plaît ? Monsieur, je paye à l’État pour ce que je possède ; personne ne peut dire que je lui doive un penny, et je ne me mettrai pas sous votre tutelle ni sous celle de qui que ce soit au monde, entendez-vous ?

— Il est très-vrai, M. Tyrrel, reprit M. Falkland sans s’occuper de répondre à ces derniers mots, qu’il y a une distinction de rangs dans la société. Je crois que cette distinction est une très-bonne chose, et qu’elle est indispensable pour maintenir la paix dans la société ; mais, quelque nécessaire qu’elle soit, nous ne pouvons nier qu’il en résulte pour les classes inférieures un lourd fardeau à supporter. N’est-il pas bien pénible de songer qu’un homme est appelé par sa naissance à jouir de toutes les aisances et de toutes les superfluités, tandis qu’un autre, sans avoir le moins du monde démérité, n’aura pour son lot que travail et que privations, et cependant que c’est une chose indispensable ? Nous qui sommes les riches, M. Tyrrel, c’est à nous de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour adoucir le sort de la classe pauvre et malheureuse. Nous ne devons pas user sans pitié et sans mesure de l’avantage que le hasard nous a donné. Les pauvres malheureux ! au point où est la machine, ils sont pressés au delà de ce qu’ils peuvent réellement supporter ; et si nous avons la barbarie de vouloir serrer encore un tour de plus, ils seront moulus en poussière. »

Ce tableau ne fut pas absolument sans effet sur le cœur endurci de M. Tyrrel.

« Fort bien, monsieur, je ne suis pas un tyran ; je sais fort bien que c’est une vilaine chose que la tyrannie. Mais voulez-vous inférer de ceci que ces gens-là seront les maîtres de faire tout ce qui leur plaira, et qu’on ne pourra pas les traiter comme ils le méritent ?

M. Tyrrel, je vois que votre animosité commence un peu à fléchir. Permettez que j’invoque en vous ce sentiment de bienveillance auquel votre âme vient de s’ouvrir ; allons ensemble chez Hawkins. Ne parlons pas de ce qu’il mérite, le malheureux ! il a souffert tout ce que la nature humaine peut souffrir. Allons, qu’un généreux pardon de votre part soit un gage de bon voisinage et d’amitié entre vous et moi.

— Non, monsieur, je ne me rends pas. Je conviens qu’il y a du spécieux dans ce que vous dites. Je n’ignore pas que vous savez toujours arranger une histoire à votre fantaisie, et lui donner de belles apparences ; mais je ne me laisse pas ainsi mener. Quand j’ai mis une fois un projet dans ma tête, je ne m’en dépars jamais ; c’est là mon caractère, et je n’en changerai pas. J’ai relevé Hawkins quand il était abandonné de tout le monde ; je lui ai donné un état, et, pour ma peine, le misérable a fait tout ce qu’il a pu pour m’offenser. Que je sois maudit si jamais je lui pardonne ; il serait vraiment bien plaisant que j’allasse faire grâce à l’insolence d’une de mes créatures, et cela à la sollicitation d’un homme comme vous, qui a toujours été mon fléau.

— Pour l’amour de Dieu, M. Tyrrel, que votre ressentiment ne vous rende pas déraisonnable. Supposons que la conduite de Hawkins soit inexcusable et qu’il vous ait insulté, est-ce une offense que rien ne puisse expier ? Faut-il, pour contenter votre ressentiment, que vous ayez ruiné le père et fait pendre le fils ?

— Vous pouvez dire tout ce qu’il vous plaira ; Dieu me damne si vous gagnez rien sur moi. Je ne me pardonne pas de vous avoir seulement écouté une minute. Je ne souffrirai pas que personne prétende arrêter le cours de mon ressentiment ; si j’avais à faire grâce à Hawkins, ce serait d’après ma propre volonté, et non à la prière de personne. Mais, monsieur, je ne la lui ferai jamais. S’il était là, à mes pieds, avec toute sa famille, je les ferais tous pendre si j’en avais le pouvoir comme la volonté.

— Si c’est là votre dernière résolution, M. Tyrrel, je rougis pour vous. Grand Dieu ! il ne faudrait que vous entendre parler pour prendre en dégoût toutes les institutions et les lois de la société, et pour fuir à l’aspect de toute créature humaine. Mais non, la société vous désavoue et vous repousse de son sein ; les hommes ne vous voient qu’avec horreur. Il n’y a ni rang ni fortune qui puisse vous dérober à l’indignation publique ; vous vivrez dans l’isolement et l’abandon au milieu de vos semblables ; vous aurez beau chercher le commerce des hommes, pas un ne daignera s’abaisser jusqu’à vous saluer. Chacun fuira vos regards comme l’œil du basilic. Où vous flattez-vous donc de trouver des cœurs de pierre capables de sympathiser avec le vôtre ? Allez, le malheur s’attache à vos pas, et un malheur sans espoir, sans pitié. »

En disant ces mots, M. Falkland pique des deux, quitte brusquement la place et disparaît bientôt. Ses maximes sur le point d’honneur n’avaient pu tenir contre l’excès de son indignation, et il n’avait vu dans son voisin qu’un misérable avec lequel on ne pouvait se quereller sans s’avilir. Pour celui-ci, il demeura sans mouvement et comme pétrifié. L’apostrophe enthousiaste de M. Falkland aurait anéanti l’adversaire le plus déterminé. En dépit de lui-même, M. Tyrrel était accablé de ses remords et hors d’état de repousser les traits dont on l’accablait. L’affreux tableau que lui avait présenté M. Falkland avait quelque chose de prophétique. Il y lisait tout ce qui formait l’objet principal de ses craintes, et ce qu’en secret il croyait déjà commencer à éprouver. Ce tableau était déjà tracé dans sa conscience ; c’était le spectre qui le poursuivait à toute heure, qui était l’objet de ses terreurs continuelles, et qui venait de prendre en quelque sorte un corps et une voix.

Il se remit pourtant peu à peu. Plus sa confusion passagère avait été forte, plus son ressentiment revint avec fureur. Jamais haine aussi profonde et aussi envenimée n’entra dans un cœur humain sans amener à sa suite la violence et la mort. Cependant M. Tyrrel ne se sentait pas disposé à satisfaire sa vengeance par un défi personnel. Ce n’est pas qu’il fût un poltron ; mais son génie tremblait devant celui de Falkland. Il laissa au hasard des événements futurs le soin de le venger. Il était bien convaincu que sa haine ne céderait rien ni au temps, ni aux circonstances. Il ne respirait que vengeance ; nuit et jour, c’était la première de ses pensées.

M. Falkland était sorti de cette conférence plus indigné que jamais de la conduite de son voisin, et bien fermement déterminé à faire tout ce qui serait en son pouvoir pour soulager les malheurs de Hawkins. Mais il était trop tard. Quand il arriva, il trouva la maison absolument vide. Hawkins père était caché, et, ce qu’il y avait encore de plus extraordinaire, le jeune Hawkins s’était échappé le même jour de sa prison. Toutes les recherches que M. Falkland fit faire pour les découvrir furent vaines ; on ne put trouver la moindre trace du sort de ces malheureux. Ce sort, hélas ! j’aurai bientôt occasion de le rapporter ; on verra qu’il fut plus horrible encore que tout ce que l’imagination la plus sombre aurait pu se figurer.

Je continue mon récit ; j’arrive à ces incidents dans lesquels mes propres destinées se trouvèrent enveloppées d’une manière si fatale et si mystérieuse. Je vais lever le rideau pour le dernier acte de cette affreuse tragédie.



  1. Procureur.