Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 10

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 109-120).
Prologue


X

M. Beaufils.


M. Beaufils ayant avancé son siège comme s’il prenait la présidence, dit avec aménité :

— Ma chère Demoiselle, veuillez, je vous en prie, nous découper votre vicomte. C’est le plat principal du présent festin…

Le vicomte de Marguerite n’avait pas bougé depuis que son front avait rebondi contre la table, et, certes, personne se s’occupait de lui.

— Mon vicomte, dit-elle, ne vaut peut-être pas Léon Malevoy, au point de vue de la figure et de l’intelligence, mais il est bien autrement vicomte ! On n’en fait plus comme cela qu’en Bretagne, où les princes marchent dans des sabots et où les filles d’auberge ont deux fois plus de quartiers qu’il n’en faut pour entrer dans les plus nobles chapitres de la Souabe. Mon vicomte a été à la croisade cinq ou six fois. Il est Joulou, cousin de Porhoët, et possède quelques droits à la duché de Bretagne par les Goëllo, juveigneurs de Dreux et comtes de Vertus ; il est Plesguen, parent de Rieux, aîné de Rohan ; il est Bréhut, descendance de Goulaine, mésallié aux Plantagenet d’Angleterre : une race de parvenus !… Tenez, savez-vous un peu de blason ? Voilà nos dernières alliances !

Elle ôta de son doigt un beau jaspe gravé en creux et le tendit à M. Beaufils qui ne prit que sa main pour l’effleurer galamment de ses lèvres. C’était décidément un personnage, ce M. Beaufils, mais il ne savait pas le blason.

— Je vais donc vous déchiffrer moi-même l’écusson du comte actuel, notre père, reprit Marguerite. Il est « parti d’un trait, coupé de deux ; au premier d’azur aux trois épis d’or, en un trescheur d’hermines, qui est Joulou-Bretagne, au deuxième écartelé de Bretagne et de Rieux, au troisième d’hermines plein, au franc-canton de sable, qui est Plesguen, au quatrième de gueules au soleil radiant d’or avec la légende : clarus ante claros qui est de Clare… »

— De Clare ! l’interrompirent à la fois M. Beaufils et Comayrol.

— Notre aïeule paternelle, poursuivit Marguerite, était la fille aînée de Robert Clare Fitz-Roy-Jersey, duc de Clare, création de Jacques II ; marquis Clare et Fitz-Roy, comte Fitz-Roy, pour le peerage d’Écosse, baron Clare, Fitz-Roy et Jersey, au peerage du Royaume-Uni, grand d’Espagne de première classe et membre de l’Académie des Salamandres vertes de Bologne, A. M. D. G.

M. Beaufils et Comayrol avaient échangé un regard. Comayrol, qui s’était rapproché de M. Beaufils, lui dit à l’oreille :

— Tout cela est dans le dossier à l’étude. On jurerait qu’elle a appris sa leçon par cœur !

— A-t-elle pu tenir les papiers en main ? demanda M. Beaufils, également à voix basse.

— Impossible ! Le dossier de M. le duc est dans le propre secrétaire du patron, qui ne l’en a jamais sorti.

M. Beaufils adressa un salut souriant à Marguerite.

Le rôle de ce personnage semblait grandir à mesure que celui du roi Comayrol s’effaçait et tombait.

— Mademoiselle, dit-il, non sans une petite pointe d’ironie, vous avez là un joli talent d’archiviste paléographe, et je vous en félicite de tout mon cœur.

— Il n’y a pas de quoi, répondit sérieusement Marguerite. J’ai été élevée dans un pensionnat où l’on apprenait toutes sortes de choses. Êtes-vous le maître ici, mon cher Monsieur ?

— Nous sommes tous égaux, lança Comayrol avec une certaine emphase.

Les expéditionnaires et les surnuméraires lui surent gré de cette libérale déclaration, mais M. Beaufils cligna de l’œil en regardant Marguerite. C’était aussi une réponse.

Marguerite lui adressa un sourire.

— Venez çà, dit-elle. Avant de signer notre contrat, j’ai un renseignement à vous demander.

M. Beaufils se leva aussitôt, obéissant à son geste mignon que n’eût point désavoué une grande dame. Elle lui prit le bras. Ils se dirigèrent tous deux vers le cabinet dont la porte resta ouverte.

— Ah çà ! dit Letanneur à demi-voix, la chose paraît se compliquer.

— Il faudra compter avec cette belle fille-là, répondit Comayrol qui réfléchissait. Beaufils m’étonne. Ça marchait si bien ! ajouta-t-il avec un soupir.

— Je n’y vois plus goutte ! gémit le bon Jaffret. C’est mystérieux comme une société secrète d’Allemagne !

Moynier, l’expéditionnaire, demanda :

— Saura-t-on le fin mot de s’en aller ?

— Le fin mot, répliqua le roi Comayrol d’un air contraint, c’est qu’il nous manquait deux marionnettes pour faire un théâtre complet. Les deux marionnettes qui manquaient sont tombées du ciel ou montées de l’enfer, je ne sais trop lequel. La chose certaine, c’est que la troupe y est et qu’on va commencer la comédie. Au rideau !

On entendait Marguerite et M. Beaufils qui riaient dans le cabinet.

En ce moment, Joulou poussa un soupir de bœuf et crispa son poing autour d’un objet imaginaire, en murmurant des paroles sans suite.

— Est-il ivre ou fou, ce gros-là ? murmura Letanneur. On dirait qu’il caresse un couteau.

Le bon Jaffret pensa tout haut :

— S’il y avait eu moyen de retirer ses fonds… Je n’aime pas les cachotteries, quand ce n’est pas moi qui les fais.

Mais le fretin de l’étude Deban était d’un avis tout opposé. Il y avait là cinq jeunes gens prêts à se jeter tête baissée dans l’aventure, quelle qu’elle fût. Aucun d’eux n’était précisément un coquin pour le moment, aucun d’eux n’avait droit au titre d’honnête homme. L’étude Deban, nous n’avons pas pris la peine de le cacher, était une détestable école ; — mais si un Barême quelconque faisait tout à coup le compte des gens qui, dans Paris, vont au hasard de la vie, sans principe ni soutien moral, prêts à tomber, selon les caprices de l’équilibre, du côté du mal ou du côté du bien, les pessimistes eux-mêmes auraient un quart d’heure d’étonnement effrayé.

Ajoutons que les gens qui composent la grande armée des affaires ne deviennent positifs qu’après le succès. Il n’y a rien de si romanesque au début qu’un conscrit des chiffres, des contrats ou de la chicane. Le rêve de ces poètes griffus n’est pas gracieux, mais il est fou. Ce qu’on appelle vulgairement le « plomb dans la tête, » c’est l’argent dans le sac. Avant d’avoir l’argent qui est son âme, l’homme d’argent n’a peur de rien. Plus la rivière est trouble, mieux il a le besoin d’y plonger.

Chaque mot prononcé depuis qu’il était question de « l’affaire Beaufils », chaque incident survenu semblait remuer à plaisir le fond de la rivière. Au-delà de ces brouillards, la jeunesse Deban devinait un horizon d’or : — cet immense inconnu, cette société révoltée, cette commandite des corsaires que tous les déclassés entrevoient dans leurs songes, — et qui existe peut-être.

Au moment où Marguerite de Bourgogne quittait le salon, elle pesa sur le bras de M. Beaufils, toujours galant, qui lui dit, en passant le seuil du cabinet :

— Entièrement à vos ordres, chère demoiselle.

Marguerite s’arrêta et baissa la voix tout naturellement, pour demander :

— Mon cher Monsieur, qui trompe-t-on ici ?

M. Beaufils éclata de rire franchement.

— Mais, tout le monde, répliqua-t-il, et personne…

— Oh ! parlons net, s’il vous plaît ! l’interrompit-elle presque sévèrement.

Puis montrant tout à coup le sourire de ses dents perlées, elle ajouta :

— Pensez donc ! Je suis pressée. J’ai vingt ans sonnés.

— Vous êtes adorablement belle ! murmura M. Beaufils.

— Comment vous appelez-vous ? interrogea Marguerite.

— Mais, ma chère Demoiselle, vous avez entendu mon nom…

— Bien, bien, Monsieur Beaufils, je sais… comment vous appelez-vous ?

L’employé de la maison Lecoq baissa les yeux sous son regard brillant et froid.

— J’ai beaucoup voyagé, poursuivit-elle. Il y avait à Bordeaux un commis voyageur pour les coffres-forts à défense et à secret de la maison Berthier et Cie, qui avait un faux air de vous…

— Un faux air… répéta Beaufils dont le sourire devint forcé.

— Je l’entendis nommer une fois, par un brave gaillard qui avait eu des malheurs… et qui sortait un peu de prison…

— Peste, chère demoiselle, fit l’employé de la maison Lecoq, vous fréquentiez une société mêlée, à Bordeaux !

— Oui, cher Monsieur. Je vais et je viens, cherchant toujours ma voie, et je la trouverai. Ce n’est pas à la salle des croisades que j’ai rencontré mon vicomte, qui a les armes de Clare dans son écusson.

— Est-ce que vous savez quelque chose de particulier sur M. le duc de Clare ? demanda vivement Beaufils.

— Peut-être bien. Un vrai grand seigneur, celui-là, par exemple ! Une fortune comme on n’en voit plus. La théorie de ce bavard de Comayrol a du bon. Il faudrait une fortune pareille à l’aîné de notre famille. Mais ne nous égarons pas. Le brave gaillard qui sortait un peu de prison, là-bas, à Bordeaux, vous donnait un sobriquet bizarre : il vous appelait Toulonnais-l’Amitié…

Elle guettait un tressaillement du bras de son cavalier ; mais M. Beaufils ne broncha pas. Il avait eu le temps de se remettre.

— Vous ne trouvez pas ce nom-là drôle ? reprit Marguerite. Ce Toulonnais-l’Amitié, quand on l’appela ainsi, ne perdit pas plus que vous son sourire. Ce doit être un garçon très fort. Mais il fit l’aumône au brave gaillard en lui disant : Tu es brûlé ici, ami Pique-Puce. Grimpe sur l’impériale de la diligence et laisse-toi rouler jusqu’à Paris. Va, bonhomme !

— C’est encore un très drôle de nom que Pique-Puce, fit observer M. Beaufils.

— Très drôle. Ils en ont comme cela. Comment vous appelez-vous ?

— Toulonnais-l’Amitié, si vous voulez, répondit M. Beaufils d’un ton grave.

— Non, dit Marguerite, je ne veux pas. Je vous connais, cher Monsieur. Vous êtes M. Lecoq en personne, le grand M. Lecoq !

M. Beaufils mit un doigt sur ses lèvres.

— Comment savez-vous cela ? demanda-t-il doucement.

— À l’automne, vous m’avez vendu, moyennant trois louis, ce qu’il fallait de renseignements pour me venger de ma meilleure amie.

Pour la seconde fois M. Beaufils éclata de rire.

— Riez aussi, ordonna-t-il. C’est dans le rôle.

Marguerite obéit bruyamment.

— Vous me plaisez, dit M. Beaufils, mais là, en grand, vous avez joué gros jeu, vous gagnerez… à moins qu’il ne vous prenne envie de me tenir tête, auquel cas, bonsoir les voisins !… Sommes-nous une paire d’amis, Bébelle ?

— Oui, répliqua Marguerite, nous sommes une paire d’amis… à moins qu’il ne vous prenne envie de me contrecarrer, auquel cas, bonsoir les voisins !

M. Beaufils lui planta sans façon deux gros baisers sur les yeux.

— Bébelle ! murmura-t-il. On ne menace pas papa !… Rentrons, ton affaire est faite.

Elle le retint par le bras au moment où il allait repasser le seuil du salon.

— Un mot encore, dit-elle. Qu’y a-t-il derrière le bavardage de ce Comayrol ?

M. Beaufils répondit :

— Un titre de duc, la pairie et trois cent mille livres de rentes… Il fera jour demain et nous causerons à notre aise.

— Bonhomme, dit-il au roi Comayrol dès qu’il eut franchi la porte du cabinet, fais ranger ta chiourme et qu’on présente les armes. Il ne s’agit plus de badiner. Tous ces agneaux-là en savent trop long désormais pour qu’on ne les tienne pas solidement liés par la patte !

L’étude Deban tout entière ouvrit de grands yeux, et ce fut comme dans le conte villageois, où quelques pauvres diables, enhardis par la chopine, s’avisent d’évoquer le diable, sans trop d’espoir de le voir venir.

Quand le diable paraît, tout le monde a la chair de poule.

Il semblait que tout le monde vît ce M. Beaufils pour la première fois.

— Vous avez de la chance, mes petits, reprit-il. Vous voilà constitués en loge du second degré sans peine ni soins, ni mise de fonds. Vous êtes les associés d’une maison qui prêterait de l’argent au roi, si elle voulait. Mais pas si sotte ! Vos sous viennent de se changer en francs, par l’opération du Saint-Esprit, et demain vos francs seront des pistoles. Est-ce gentil, cela ? On ne vous impose pas d’épreuves ; vous êtes l’étude Deban, ça suffit. On ne vous demande pas de serments ; Mlle Marguerite vient de vous dire comme quoi vous avez une corde au cou… Elle sera de soie et d’or, mes chérubins, votre corde, mais elle pendra toujours à ce balcon, là-haut, d’où l’on a vu le Buridan tomber dans son sang… Tais-toi, Comayrol : tu vas dire un enfantillage !… Vous êtes innocents comme des nouveau-nés ; qui en doute ? J’étais là tout comme vous… mais il y a un coupable, pas vrai ? Ces choses-là, ça ne se fait pas tout seul… Eh bien ! partez de ce principe que le coupable ne viendra jamais réclamer sa prime devant le juge de paix… et soyez sages !

L’auditoire était effrayé mais content. C’était, en définitive, un peuple d’aventuriers. Ils avaient évoqué le diable. Le diable était là.

Seul, peut-être, le bon Jaffret s’en fût allé, si l’on avait ouvert les portes. Encore serait-il revenu.

Le diable parlait haut. Ce sont les bons diables. Il avait du succès. Personne ne protesta contre cette corde métaphorique que chacun avait au cou. Il y a corde et corde, La Fontaine l’a dit, lui qui s’y connaissait : un chien sachant vivre se vante de son collier.

M. Beaufils reprit, après avoir jeté sur son auditoire un regard satisfait :

— Comayrol, mon vieux, tu conserves la place de premier clerc, sauvegardons les positions acquises. Seulement je te mets aux ordres immédiats de Madame la vicomtesse. Si tu te sens plus fort qu’elle, tu lui monteras sur la tête à la longue, mais prends garde ! C’est un joli sujet. Amène le portefeuille !

À ces mots « Madame la vicomtesse » Joulou, qui semblait une masse inerte, avait fait un vague mouvement.

Marguerite le regardait d’un air inquiet.

Comayrol donna le portefeuille. M. Beaufils le tendit à Marguerite en disant avec gravité :

— Le Père n’a besoin de personne en thèse générale. Il tient dans sa manche des gens qui sont véritablement au-dessus du niveau. Cependant, des vides peuvent se produire parmi les frères, et nous sommes tous mortels. Il se trouve que le Père est bien aise de recruter un gentilhomme pour une opération magnifique qui est semée déjà, levée, sarclée, et qui va mûrissant. L’opération sera ultérieurement expliquée. Vicomtesse Joulou, voulez-vous être la bergère de cet aimable troupeau qui est, je suppose, l’entourage et la clientèle de notre gentilhomme ; voulez-vous tenir l’enjeu d’une grande partie ?

Au moment où Marguerite ouvrait la bouche pour répondre, Joulou redressa front morne où la sueur froide collait ses cheveux.

Il fixa ses yeux sur M. Beaufils et lui dit :

— Vous, taisez-vous ! Je vous défends de prononcer le nom de mon père !

Tout le monde ici connaissait « la Brute » de Marguerite Sadoulas, et personne ne s’attendait à cet incident.

Marguerite, pâle, les dents serrées, darda sur son esclave un regard tout envenimé de mépris et de haine.

— Qu’est-ce que tu as dit ! s’écria-t-elle comme on menace les enfants. Répète donc !

— J’ai dit ma manière de voir, répliqua Joulou, qui abrita son regard, indécis déjà, derrière ses gros sourcils blonds. Tu ne me fais pas peur. Personne ne me fait peur !

M. Beaufils se mit à cheval sur une chaise retournée et posa son menton contre le dossier, examinant tour à tour Marguerite et sa brute. Comayrol, qui était vaguement de l’opposition, eut un sourire narquois. Les autres attendaient, curieux ou troublés.

Marguerite appuya ses deux mains sur les épaules de Joulou. Elle était muette à force de colère.

— Ton père est un mendiant, balbutia-t-elle enfin, affolée par la rage. Ta mère…

Elle n’acheva pas. Joulou se leva droit comme un I et lui dit avec un sang-froid terrible :

— Veux-tu que je t’assomme !

— Diable ! diable ! murmura M. Beaufils, cela se présentait mieux tout à l’heure. Il y a des difficultés entre les jeunes et nobles époux… Rien de fait, si la minette n’est pas vicomtesse !

Joulou avait les veines gonflées, et sa large main planait sur la tête de Marguerite qui le défiait d’un regard farouche.

— Tableau ! ricana Letanneur.

Comayrol dit :

— La brute a du sang dans les veines !

— Dans les veines… et ailleurs ! prononça la voix de Marguerite. Je pourrais dire où il a du sang !

— Oh ! là-dessus, répliqua Joulou avec fatigue, en laissant tomber sa main le long de son flanc, tu peux parler tant que tu voudras, ma fille. Je ne tiens pas à vivre, maintenant que je ne vais plus dormir tranquille.

Il allait poursuivre et chacun écoutait avidement. Marguerite lui mit la main sur la bouche.

Joulou baisa le dedans de cette main et une larme vint à ses yeux. Il chancela ; Marguerite le soutint et lui glissa à l’oreille :

— Tu ne sais pas ce que tu refuses, mon pauvre Chrétien !

— C’est vrai ! dit Joulou doucement et lentement. Je ne sais jamais. Si j’avais su, serais-je ici ? Tu m’as éveillé en montrant cette bague, ma fille, et en disant ce qui est gravé dessus. Tu sais, toi ! tu sais tout ! Pendant que tu parlais, j’ai vu l’écusson qui est au-dessus du buffet, là-bas, dans la salle à manger de notre maison. J’ai vu le bonhomme et la bonne femme et les deux sœurs. Ils ont parlé de moi, hier soir, en soupant, parce que c’était fête. Le jour n’est pas loin, désormais, n’est-ce pas ? La nuit a été bien longue, mais elle finira comme les autres nuits. À six heures, la messe sonnera. Ils iront tous, aussi bien l’homme que les trois femmes, car c’est l’ancien temps qui vit encore chez nous. Ils iront pour les Cendres. La mère en prendra deux fois, une fois pour elle, une fois pour celui qui est à Paris et qui oublie. On l’appelle la brute à Paris, là-bas on lui dirait : Mon fils, mais il aime mieux Paris. Pourquoi ? Il ne sait pas, il ne sait rien. Il est le domestique de celle fille-là. Il est la brute. Il fait tout ce qu’on lui dit de faire, tout !… Mais pourquoi a-t-elle parlé des armoiries ? Je lui donnerai tout ce qu’elle voudra. Ce que j’ai, ce que je n’ai pas, ce n’est pas son domestique que je suis, c’est son chien… Mais le nom de la bonne femme, écoutez, ce serait péché. Je ne veux pas qu’elle le porte. Jamais ! jamais !

Il remit sa tête entre ses mains. Marguerite fit un geste qui fut compris de tout le monde. M. Beaufils se leva aussitôt, disant :

— J’ai envie de me payer un petit tour de terrasse. On étouffe, ici.

Il prit le bras de Comayrol qui lui dit :

— Ces Bretons sont têtus. J’ai peine à croire qu’elle gagne la partie.

— Cette belle fille-là ! riposta M. Beaufils, elle le mangerait tout cru, sans poivre ni sel ni moutarde. Et toi avec !

En passant derrière Marguerite, il ajouta tout bas :

— C’est ce garçon-là qu’il nous faut et non pas un autre. Il est superbe ! Enlevez-nous ça, trésor !

Marguerite ne se retourna pas.

— Que diable veulent-ils faire de cet idiot ? demanda le bon Jaffret à Letanneur. Il a l’air de croire en Dieu !

Letanneur répondit :

— Je pense qu’ils veulent l’empailler pair de France.

Le fretin suivait. Les expéditionnaires et les clercs hors rang avaient la méditative fierté qui sied si bien aux conspirateurs.

Moyner dit à Jaffret :

— Ma vieille, c’est comme ça qu’on bouleverse les sociétés civilisées !

Marguerite et Joulou étaient seuls.

Marguerite passa brusquement sa main dans les cheveux de Joulou qui frémirent et se hérissèrent.

— Laisse-moi, balbutia-t-il, c’est fini. Je veux m’en retourner chez nous.

— Chrétien, il y a là quelqu’un qui sait ce que tu as fait, dit tout bas Marguerite.

Joulou repartit :

— Tu mens ! tu n’as rien dit ! tu as trop peur de mourir !

Puis, il ajouta en se redressant :

— Moi, je n’ai pas peur !

Les doigts de la belle fille se crispaient dans ses cheveux. Il eut presque un sourire.

— C’est quand tu me fais mal que je t’aime ! pensa-t-il tout haut.

— Tais-toi, dit-elle, essayant de donner à sa voix un accent plaintif. Tu m’as insultée devant tout le monde, tu me méprises !

Joulou répliqua :

— C’est vrai : je te méprise !

Il avait les yeux baissés. Il ne vit pas l’éclair qui s’alluma dans les prunelles de Marguerite.

Les lueurs vagues qui précèdent le jour dessinaient en gris les carreaux chargés de givre. La fenêtre entr’ouverte laissait passer les premiers bruits du matin. La ville ne s’éveille pas, à cette heure, le mercredi des Cendres : elle va se coucher. On entendait les chants rauques du plaisir qui n’en peut plus.

Sur la terrasse, on parlait de la descente de la Courtille qui devait commencer. La descente de la Courtille était encore à la mode. Chose surprenante ! Paris laisse mourir tour à tour, toutes ses absurdités adorées comme si c’étaient de bonnes choses.

Marguerite prit une chaise et s’assit auprès de Joulou. Il y eut peu de paroles échangées. Un instant, Joulou gémit et pleura. Ceux de la terrasse riaient bien un peu en regardant à travers les carreaux.

Marguerite, au contraire, menaçait ou souriait.

Il y eut un instant où M. Beaufils, arrêté devant la fenêtre, dit avec admiration :

— Elle est belle comme une diablesse, cette coquine-là !

Au bout de dix minutes, la tête orgueilleuse de Marguerite se tourna vers la croisée.

— Fait ! annonça M. Beaufils. Allons-y !

Il rentra le premier et tout le monde après lui. Jaffret referma la croisée.

— Eh bien ? interrogea Beaufils.

Marguerite baisa Joulou au front et répondit :

— Il est sage, mon pauvre Chrétien !

— Messieurs, criez bravo ! dit Beaufils, votre fortune est faite !

Tout le monde battit des mains de confiance et cria : Bravo ! C’était froid.

Beaufils reprit :

— Demain soir, j’aurai l’avantage de vous recevoir à l’agence Lecoq. Ceux qui voudront rester à l’étude Deban resteront, les autres n’auront qu’à demander : j’ai ce qu’il faut à chacun.

— Même de l’argent ? interrogea Letanneur.

— Surtout de l’argent, répondit M. Beaufils.

Cette fois on applaudit de bon cœur, et M. Beaufils put voir autour de lui un cercle de visages radieux.

— Cependant, reprit-il avec un reste d’hésitation, M. le vicomte n’a encore rien dit.

Joulou hésita. Ses yeux brûlaient au milieu de sa face livide.

— J’ai peut-être compris ce que vous voulez faire de moi, dit-il enfin d’une voix altérée. J’ai entendu, moi aussi, la chanson de Comayrol. Je vais être l’aîné d’une famille qui mangera ma chair et boira mon sang. C’est bien. Je suis majeur : j’ai le droit de signer tout, fût-ce un pacte avec Satan : je signe.

La tête haute et d’un grand geste, il tendit la main à Marguerite.

Marguerite pressa cette main contre son cœur.

— C’est vrai qu’il est superbe ! dit le roi Comayrol.

M. Beaufils glissa à l’oreille de Marguerite, par derrière :

— Comme on se vengera de ce brutal ! hein, trésor ?

Puis, il ajouta tout haut et d’un ton paternel :

— Mes enfants, je vous bénis. Allons-nous coucher. Nous avons fait de la bonne besogne.

En ce moment, une voix gaillarde et jeune chanta dans l’escalier.

— Ohé ! l’étude Deban ! cria-t-elle pendant qu’on frappait rondement à la porte.

— Léon Malevoy ! dit Comayrol. Abondance de biens nuit !

M. Beaufils ordonna d’ouvrir et mit un doigt sur sa bouche.

Léon était en habit de ville et portait sous son bras des épées entortillées dans un manteau.

— Deux témoins de bonne volonté, s’il vous plaît, dit-il. Bonjour, les vieux ! Bonjour Marguerite. Le temps est magnifique. Avez-vous fini de souper ? Nous allons déjeuner. Il y a un beau grand nigaud qui m’attend pour me tuer, derrière le cimetière Montparnasse, à deux pas d’ici, parce qu’il a trouvé sur le pied de mon lit le madras de cette belle fille-là.

Du doigt il montrait Marguerite en riant.

Autour de ces paroles un grand silence se fit. Marguerite restait immobile comme une statue. Joulou se leva. Il y avait dans ses yeux une fierté farouche et je ne sais quelle lugubre joie.

— Monsieur Léon de Malevoy, prononça-t-il lentement, l’homme qui devait vous attendre derrière le cimetière Montparnasse est mort ; il avait insulté ma femme, je l’ai tué, comme je vais vous tuer, M. Léon de Malevoy, parce que vous venez d’insulter ma femme !

Il y eut un frémissement parmi les assistants. M. Beaufils cligna de l’œil en regardant Marguerite qui devint plus livide qu’un cadavre.

— Sois tranquille, toi, reprit Joulou, qui semblait grandir. Si je suis à tous ceux qui sont ici, tout ceux qui sont ici m’appartiennent, excepté M. Léon de Malevoy, un noble et brave jeune homme. Rentre chez toi. Nous allons partir six : deux combattants et quatre témoins. Les choses iront comme il convient entre gens de cœur. De ce qu’il a vu, entendu ou supposé ce matin, M. Léon de Malevoy ne parlera jamais à personne !