Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 09

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 97-108).


IX

L’autre fenêtre.


Deux fenêtres s’ouvraient sur la petite terrasse qui, comme nous l’avons dit, communiquait par un double escalier ou plutôt par deux échelles fixes, au jardin de la Tour-de-Nesle : la croisée d’un cabinet où délibéraient nos futurs associés, et la croisée d’un cabinet voisin. Ce cabinet fut visité tout d’abord et trouvé vide. La fenêtre en était solidement fermée.

Letanneur et les deux surnuméraires, ayant fait le tour de la terrasse déserte, descendirent au jardin. Il n’y avait personne dans le jardin.

— Il faut que nous ayons rêvé, dirent-ils en revenant.

Jaffret secoua la tête et murmura :

— J’ai vu, de mes yeux vu !

Au fond du cœur, il s’exhorta lui-même à la prudence et fit vœu d’être muet comme un poisson.

— Nous sommes en temps de carnaval, dit Comayrol, quand la fenêtre fut refermée. Il se peut qu’un mauvais plaisant ait voulu nous jouer une farce. En tout cas, je constate que nous n’avons rien fait ici, ni rien dit qui soit en désaccord avec la loi. Les citoyens français, grâce aux conquêtes de 89, ont le droit imprescriptible de dîner au restaurant en causant de leurs affaires. La Charte est désormais une vérité. Parlons bas, mais ne nous laissons pas intimider par le hasard ou la malveillance.

— Et vas-tu ! appuya M. Beaufils, laissant percer un ton d’autorité. Ça ne marche pas, bonhomme ! Pousse !

— D’abord, reprit le roi Comayrol, je remercie l’ami Jaffret des choses aimables qu’il a dites touchant la position de ma famille sur la place de Montpellier. J’accepterais avec plaisir la présidence de notre groupe, et peut-être y ai-je, en effet, quelques droits, mais n’oubliez pas que l’étude Deban est brûlée de fond en comble. C’est là notre point de départ. L’étude Deban étant brûlée, le maître-clerc de ladite étude subit momentanément une tare assez forte. Il n’a qu’un droit, c’est de faire le mort jusqu’à voir, tout en gardant au sein du conseil l’influence que ses camarades voudront bien lui conserver… Il nous faut Malevoy.

— Pourquoi Malevoy ? demanda Jaffret, partagé entre ses frayeurs et sa curiosité.

— Parce que Malevoy est un gentilhomme qui a dérogé en entrant à l’étude et qui reçoit toutes les semaines dix lettres d’invitation pour les bals du faubourg Saint-Germain. J’en ai vu de ces lettres : « Mon cher cousin… Mon cher neveu… Mon cher chevalier… » Malevoy est leur cousin, Malevoy le quatrième clerc ; Malevoy est leur neveu ; sa sœur, Mlle Rose de Malevoy, qui a neuf ans, est élevée aux Oiseaux, avec des petites duchesses. Malevoy n’est pas, comme nous, le premier venu ; c’est le chevalier Léon Garnier de Malevoy… Et il en a bien l’air, dites donc, vous autres !

— C’est vrai, fut-il confessé tout autour de la table : il en a bien l’air !

— Qu’est-ce que nous voulons faire ? vous commencez à comprendre, mais vous ne pouvez voir encore la combinaison…

— Explication complète ! demanda Jaffret.

— Mets les points sur les i, ajouta Letanneur. Après, je te dirai si Malevoy en sera ou s’il n’en sera pas.

— Messieurs et chers collègues, reprit Comayrol, qui essuya la sueur de son front, il paraît que la poudre était connue du temps de Charlemagne ; seulement, on ne savait pas la manière de s’en servir. Le Père-à-tous a tout uniment inventé la famille, et le droit d’aînesse qui est la constitution et la sauvegarde de la famille. Ne vous impatientez pas : ceci n’est point de la philosophie rétrograde, et, surtout, ceci est sérieux. Qu’est-ce que le droit d’aînesse ? ou, sous quelque nom que ce soit, la transmission dynastique du pouvoir représentatif d’un groupe ? c’est la loi humaine tout entière, la multiplication des forces congénères dans l’unité, l’association naturelle, le levier mathématique, appliqué sans frottements, ni coudes, ni pertes de puissance ; c’est l’appareil simple et grand, conseillé par l’histoire des peuples virils : la nation sous son chef héréditaire ; la famille sous son maître légitime, la maison de commerce, s’il faut aller tout en bas pour être clair, sous sa raison sociale immuable !

Voici l’Aînesse dans son droit : qu’est-elle dans son devoir ? Elle est la vie de tous non pas pour un, mais par un, mandataire laborieux et souvent exténué de tout un cercle irresponsable. Les vieilles choses m’importent peu, et cela m’est indifférent qu’on les calomnie après les avoir assassinées, je demande seulement la permission de les ressusciter à mon profit, pour gagner beaucoup d’influence et beaucoup d’argent. — Et notez que c’est une place de cadet que je postule dans notre famille.

Je suis un roi de mardi gras. Je ne me sens pas le dévouement qu’il faut pour être roi tous les autres jours de l’année. Ce sont des vocations.

Les cadets étaient en majorité dans le monde ; ils ont tué l’Aînesse, et c’est naturel. Mais, quelque beau jour, une majorité de bâtards décrétera l’infamie du sacrement de mariage. N’en doutez pas. Le monde marche. Il est dans la nature des choses que tout séminariste défroqué insulte à Jésus, et que la fiancée du roi de Garbe, continuant son voyage après la noce, crache en passant sur toute blanche robe nuptiale.

Je ne me plains pas de cela. C’est le revers des logiques éternelles. Il en sort des traités curieux et des romans qui m’amusent.

Seulement, moi qui ai réfléchi, moi qui crains ma peine et qui aime mes aises, je veux rétablir l’Aînesse, la royauté franche et solidaire, au bénéfice de mes intérêts. J’ai pitié des travailleurs libres qui meurent de faim en faisant la fortune d’un fabricant : parce qu’un maître ne doit rien, au-delà du rigoureux salaire, à des collaborateurs qui sont libres. Je ne veux pas être libre à ce prix-là. Je veux un maître qui travaille pour moi, un Aîné, possesseur apparent, mais, en réalité, simple metteur en œuvre des forces vives de ma famille.

Je lui donnerai non seulement mon argent, mais encore mon travail subalterne. Il commandera, j’obéirai : vous ferez comme moi. Notre maître disposera de tous les pécules mis ensemble et de toutes les valeurs personnelles additionnées. Or, ici est le grand mystère. La règle arithmétique change de nom, en ce cas, je ne sais pas pourquoi. Dix forces mises dans une seule ne s’additionnent plus, elles se multiplient. En s’annihilant ainsi, de parti pris, dix hommes donnent cent forces. C’est la vraie vérité.

Mais comme je suis de mon temps et dévot à cette religion qui condense ses dogmes en ces mots spirituels, sinon sublimes : « après moi la fin du monde ! », je ne prétends pas travailler pour ma postérité, dont je me moque comme du roi de Prusse ! je veux jouir. Le plat de lentilles n’a de charmes qu’à l’âge où l’appétit est bon. Je veux par conséquent un jour fixe pour tordre le cou de ma poule aux œufs d’or et pour casser ma tirelire.

C’était le tort de l’ancien droit d’aînesse. Il était grand. Il travaillait pour l’humanité. Il en est mort. C’est bien fait. Nous, mes frères, soyons petits, et portons-nous bien. Vive nous ! tron de l’air ! et pour les autres le déluge !

Il y eut à la suite de ce joli mouvement oratoire, une chaude et franche approbation.

Pendant qu’on applaudissait, les carreaux de la croisée rendirent un bruit singulier, dans le cabinet voisin. Les bravos empêchèrent d’entendre. Il faisait d’ailleurs beaucoup de vent.

— Il y a du bon là-dedans, dit Letanneur, mais revenons à Léon Malevoy. Que fera l’aîné de notre famille ?

— Tout, répondit Comayrol à voix basse et après un silence.

— Ce qui veut dire ? interrogea encore Letanneur.

Pour la seconde fois, le maître clerc fit attendre sa réponse, puis il prononça lentement :

— Il y a une fortune à prendre, une grande fortune. Les cartons ravagés de l’étude Deban renferment un secret qui vaut des millions.

On écoutait. Comayrol ajouta avec plus d’emphase :

— L’homme qui a fait l’agence Lecoq, la maison Schwartz et tant d’autres belles choses, assure ses abonnés contre les désagréments de la justice.

— Bravo ! s’écria vivement le bon Jaffret. J’ai toujours rêvé cela. C’est matériellement possible ! J’en suis de la tête aux pieds, moi, vous savez ! J’ai des idées excellentes… mais qui sont dangereuses.

Letanneur avait secoué la tête.

— Ne comptez pas sur Léon Malevoy, dit-il. On a prononcé le mot : Léon est un gentilhomme… Je crois d’ailleurs que sa famille travaille à faire les fonds pour lui acheter l’étude Deban.

Tout le monde éclata de rire.

— Acheter l’étude Deban ! s’écria le roi Comayrol. Acheter un panier sans anse ! une assiette fendue ! une soupière qui n’a plus de fond ! Va vers ce jeune insensé, Letanneur. Tu sais manier la parole. Dis-lui qu’une association puissante lui donnera cent pour cent de ses capitaux, le fera député dans trois ans, pair de France dans six…

— Mon brave, l’interrompit Letanneur, j’en suis bien fâché pour lui puisque ça peut gêner son établissement, mais Léon Malevoy est honnête comme un demi-cent de rosières. De plus, il est fort et hardi et têtu. D’un seul coup de pied, il serait capable d’envoyer votre association à tous les diables.

La figure de M. Beaufils se rembrunit. Comme le maître-clerc l’interrogeait du regard, il répondit tout bas :

— Le Père veut un gentilhomme… Voilà ! Il faut un gentilhomme à tout prix !

— On peut en faire un, morbleu ! l’interrompit Letanneur, qui était un garçon facile.

— Un vrai gentilhomme ! acheva solennellement M. Beaufils.

— Nous aurons un gentilhomme ! s’écria Comayrol indigné de voir une si grande chose arrêtée pour si peu. Quand le diable y serait, les gentilshommes ne sont pas rares ! Nous voilà ici huit braves garçons. À nous huit, nous devons bien connaître un demi-cent de vicomtes. Mettons que, sur un demi-cent de vicomtes, il y ait 75% de déchet, reste la douzaine. Je me charge de vous trouver un vicomte, un vrai vicomte, garanti bonne qualité et bon teint, pourvu qu’on fasse part à neuf.

— C’est convenu, fut-il acclamé. Part à neuf !

Une voix sonore et nette s’éleva derrière la chaise du maître-clerc.

— Part à dix ! prononça-t-elle d’un accent impérieux et profond.

Ce fut comme un choc. Malgré l’alerte donnée une demi-heure auparavant par cette ombre qui avait paru à la fenêtre, le conciliabule, tout entier à son affaire, était retombé dans une entière sécurité. Chacun tressaillit et chacun tourna un regard épouvanté vers la porte du cabinet qui était grande ouverte.

Le lieu était bon pour une apparition théâtrale. Le père Lancelot, homme de goût, n’avait pas manqué de donner à son cabaret une couche ou deux de couleur locale : à part les rideaux algériens et la pendule dédorée qui représentait une scène tendre de Mathilde, par Mme Cottin, tout ici avait une physionomie moyen-âge. La table, convenablement souillée, reposait sur quatre gros pieds tors ; on s’était procuré à peu de frais des toiles d’araignées pour orner les solives rugueuses du plafond ; les portes de sapin étaient peintes en vieux chêne, et sur les murailles, solidement bâties en boue et en crachat, un artiste sans prétention avait figuré des pierres de taille si noires, si crevassées, si mal équarries, qu’on aurait pu se croire, en vérité, rue du Fouarre, non loin du collège de « la nation de Picardie », au temps béni des capettes de Montaigu !

Les costumes cadraient avec le décor, et il se trouva que l’apparition complétait justement l’ensemble des costumes.

C’était la reine, — cette trop fameuse reine masquée de velours, qui faisait alors trembler du parterre au paradis la salle comble de la Porte-Saint-Martin, la reine, blanche derrière son loup noir dont les trous laissaient sourdre du feu, la reine mystérieuse et amoureuse qui assurait à coups de couteau, selon l’évangile du boulevard, le secret de ses infâmes plaisirs.

Et cependant, ô pauvres reines ! que fîtes-vous à ces hommes de plume pour être ainsi traînées dans le sang et dans la boue !

Vous étiez belles, vous étiez puissantes, vous n’aviez qu’à ouvrir vos douces mains pour répandre ces bienfaits qui découlent si facilement du trône. Que leur fîtes-vous, à ces dramagogues ? L’une de vous, belle entre les plus belles, laissa tomber un jour son adoré sourire dans le panier du bourreau. Qu’avait-elle fait ? Ici bas, l’auréole est terrible à porter, et vous aviez trop de rayons autour de votre front, ô pauvres belles reines !

La reine, la nôtre, la farouche reine des noyés et des assassinés, Marguerite de Bourgogne, avec son costume historique merveilleusement drapé, ses perles, son corsage d’or et son diadème royal, ruisselant de pierreries encadrait l’admirable majesté de sa personne dans le parallélogramme sombre, formé par l’ouverture de la porte. Elle était debout et immobile. Elle avait le masque de rigueur qui montrait seulement une étroite ligne d’ivoire au-dessous de ses cheveux et le bas de son visage.

Malgré le masque, elle fut reconnue du premier coup d’œil. Ce costume était le sien. Il lui appartenait par droit de conquête.

— Marguerite de Bourgogne ! prononcèrent quelques voix, trahissant un tout autre sentiment que le plaisir.

Et d’autres :

— Marguerite Sadoulas !

La reine ôta son masque, découvrant ce visage de vingt ans dont nous avons dit la suprême beauté. Elle était très pâle, mais elle souriait.

— Oui, mes seigneurs, fit-elle gravement, Marguerite de Bourgogne, Marguerite Sadoulas.

Puis elle ajouta, changeant de ton, avec une gaîté un peu forcée :

— Bonsoir, l’étude Deban ! vous avez un maigre souper. Je croyais trouver ici mon Buridan, Léon Malevoy…

— Ma fille, l’interrompit Comayrol, qui s’était levé, on ne nous a pas donné ton Malevoy à garder. Il y a des jours où tu nous ferais plaisir en venant ainsi nous surprendre ; mais aujourd’hui…

— Aujourd’hui, je vous gêne, l’interrompit Marguerite à son tour.

— Tu l’as dit. Aujourd’hui tu nous gênes.

Elle fit un pas en avant, développant sans effort la gracieuse richesse de sa taille. Elle portait haut sa tête souriante. Les jeunes gens l’admiraient d’un regard ardent. M. Beaufils l’examinait en connaisseur et du coin de l’œil.

— Monsieur Comayrol, reprit-elle, vous n’avez pas le droit de me tutoyer. Je ne sais pas si nous sommes amis, tous deux ; j’en doute. Faites-moi place à table, je vous prie, j’ai à causer avec vous.

En passant, elle tendit la main à Letanneur qui lui dit :

— De quoi diable viens-tu te mêler, Marguerite ?

Le bon Jaffret se rapprochait déjà de la porte de sortie.

— Je viens pour affaires, répliqua la belle fille. Que personne ne sorte !

Elle s’assit.

La colère faisait trembler les lèvres de Comayrol.

— Nous ne sommes pas très galants, dites donc ! gronda-t-il entre ses dents serrées, et avec une gaillarde de votre espèce, on ne prend pas de gants beurre frais…

— Asseyez-vous, fit-elle.

Comayrol, au lieu d’obéir, promena autour de la table un regard qui voulait dire :

— Si on la jetait par la fenêtre !

Elle répondit à ce regard, comme s’il se fût traduit par des paroles :

— Je suis entrée par la fenêtre et je sortirai par la porte.

— Comprenez donc, ajouta-t-elle d’un ton de bonhomie qui affirmait son absolue confiance en elle-même. J’ai pris la peine de casser un carreau et de faire toutes sortes de folies pour savoir au juste ce qui se disait ici.

— Vous avez entendu ?… commença le maître-clerc dont le regard âpre se faisait sérieusement menaçant.

— Tout, l’interrompit Marguerite. Vous avez bien parlé, Monsieur Comayrol. Présentez-moi donc à M. Beaufils, l’ambassadeur de la maison Lecoq.

— Vayadioux ! grinça le maître clerc qui n’en arrivait aux jurons de terroir que dans les grandes gaîtés ou dans les grandes colères, nous n’avons rien dit qui puisse nous compromettre, et tu vas la danser, ma fille !

Mais M. Beaufils dessina de la main un geste pacificateur.

— On ne peut pas savoir, murmura-t-il. Mademoiselle est une bien belle personne… mais là, tout à fait, parole d’honneur !

— Vous ne la connaissez pas… commença Comayrol.

— C’est pour cela, Majesté, que j’ai envie de faire sa connaissance. Du calme. On ne gagne rien à casser les vitres… en dedans, se reprit-il en saluant Marguerite d’un sourire, car, au dehors, cela peut servir à entrer. Expliquons-nous.

Le maître clerc était en train de reprendre son siège en haussant les épaules avec mauvaise humeur, lorsque le bon Jaffret poussa un petit cri et montra de son doigt crispé la porte par où Marguerite était entrée.

Une seconde apparition était là, bien différente de la première.

Une grosse tête livide, bouffie, coiffée de cheveux blonds hérissés, si défaite et si bouleversée qu’on eût dit un fiévreux échappé de l’hôpital.

— La brute ! dit le premier Letanneur qui se mit à rire. Voilà qui va bien ! il paraît que la séance est publique.

— On ne viendra plus, répliqua Joulou d’une voix rauque et pénible. J’ai fermé le volet.

— Et pourquoi es-tu venu toi-même ? s’écria le roi Comayrol qui le saisit au collet.

Ce fut une mauvaise idée. Joulou, sans autrement se fâcher, et tout en gardant la somnolente expression de son regard atone, appuya sa grosse main contre la poitrine du maître clerc et l’envoya heurter la muraille.

— Je suis venu parce qu’elle est là, dit-il en même temps et comme s’il se fût parlé à lui-même. Où elle va, je vais. J’ai le droit d’entrer où elle entre. Elle est à moi : je l’ai achetée assez cher !

— Faites une place au vicomte ! dit Marguerite.

Elle appuya fortement sur ce dernier mot, et M. Beaufils se caressa le menton d’un geste tout approbateur, en lorgnant le nouveau venu.

Joulou s’assit dans la propre chaise de Comayrol, mit son coude sur la table, sa tête dans sa main et ne parla plus.

— Part à dix, répéta lentement Marguerite au milieu d’un silence qui semblait de plomb. Voici le dixième venu : nous sommes au complet, peut-on causer raison ? Ne vous désolez pas trop de l’arrivée de deux intrus. Ils sont utiles et vous les attendiez. Ils ont devancé l’appel, voilà tout, et qu’importe ? Ce n’est pas votre avis, M. Comayrol ? vous comptiez ici retirer tranquillement les marrons du feu. N’ayez pas peur. Chacun, dans notre association, profitera selon son intelligence. Votre discours m’a sincèrement intéressée. Je l’ai médité, je l’approuve… Seulement, pour que l’aîné de la famille tienne décemment la maison, il lui faut une femme. Vous manquiez de femme. Je vous apporte la femme.

Joulou laissa tomber sa tête sur la table que son front choqua lourdement et bruyamment.

Personne ne répondit à l’exode de Marguerite.

— Je vous apporte la femme, poursuivit-elle d’un ton froid et posé. Chacun est ici pour soi, n’est-il pas vrai, avant d’y être pour tous ? Vous avez trouvé dans la rue un portefeuille contenant des valeurs. Au lieu de le déposer chez le commissaire de police, vous vous l’appropriez. C’est là un péché vulgaire, passible d’une peine insignifiante, et certes mon droit à l’association ne vient pas de ce que j’ai surpris le secret de cette fredaine. Il ne vient pas non plus de ce que je connais vaguement, très vaguement, les rouages d’une mystérieuse organisation qui va très haut et très bas, englobant dans son réseau la plupart des couches de notre formation sociale. Il vient d’un autre hasard. Je demeure au no 39 du boulevard Montparnasse, ma cuisine a vue sur ce salon. Voici ce que j’ai pu remarquer ce soir et cette nuit. Je vous prie d’écouter attentivement, Monsieur Comayrol. L’étude Deban a soupé ici. Elle a quitté le cabaret au moment même où un jeune homme, dont j’ignore le nom, a été poignardé au coin de la rue Campagne et du boulevard…

— Est-ce que tu aurais le front ?… rugit Comayrol.

— Je vous ai déjà défendu de me tutoyer, fit observer Marguerite qui le regardait bien en face. Jusqu’à voir, vous êtes un simple gratte-papier. Moi, quand je voudrai, — Joulou est majeur, — je serai vicomtesse.

— C’est une charmante personne, dit M. Beaufils qui se versa un petit verre d’eau-de-vie. Elle s’exprime avec une étonnante aisance.

Le bon Jaffret se frottait les mains et murmurait :

— Submergé le Comayrol !

Letanneur écoutait. Le fretin de l’étude s’amusait comme au spectacle.

Marguerite reprit :

— Quant au front, j’en ai autant qu’il en faut, rien de plus, rien de moins. Je continue : la fenêtre de mon salon donne sur le boulevard. De sorte que j’ai pu voir, à la rigueur, l’attaque du jeune homme inconnu, lequel portait le costume de Buridan… qui manque dans votre collection, Messieurs… Il y a de ces querelles de taverne qui ont une issue déplorable… et je crois bien me souvenir qu’au moment où vous quittiez le cabaret de la Tour de Nesle, vous aviez votre Buridan avec vous.

— Lancelot pourra témoigner… s’écria Comayrol.

— Mon bon, l’interrompit M. Beaufils, taisez-vous, vous n’êtes pas à la hauteur. Mademoiselle vous excusera, car elle est bon enfant, j’en suis sûr.

— Oh ! fit Marguerite, bon garçon même !… Et quand je vais être votre chef de file, je donnerai une très jolie position à M. Comayrol, car je n’ai pas de rancune.

Beaufils lui envoya un baiser qui la fit rire. Il prenait de l’importance, ce M. Beaufils, beaucoup d’importance.

Le roi Comayrol ne répliqua point, parce que M. Beaufils lui adressa un regard souriant mais dominateur.

Et pendant que M. Beaufils avançait son siège, Comayrol recula le sien en courbant la tête. La pièce tournait ; les rôles changeaient.