Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 11

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 121-132).
Le parloir  ►
Prologue


XI

Bon-Secours.


L’ordre des sœurs de Bon-Secours, comme chacun le sait, n’est pas institué pour recevoir les malades, mais bien pour les soigner à domicile. Ce fut la proximité de la rue Notre-Dame-des-Champs et la charitable réputation des bonnes dames qui firent naître chez l’officier de paix l’idée de frapper à leur porte. En arrivant au seuil de la maison, un regard jeté sur le costume du mort lui donna à réfléchir. Il se dit que ce serait un scandale inutile et qu’il n’y avait point décence à introduire dans ce couvent, qui n’était pas un hôpital, le cadavre d’un pauvre jeune garçon dont le linceul était un déguisement de carnaval. Il hésita. L’étudiant en médecine consulté déclara que le Buridan était mort et bien mort. Dans le cortège, les uns goguenardaient, se représentant les bonnes sœurs, mises tout à coup en présence du héros de la Tour de Nesle, les autres, les femmes surtout, s’impatientaient et disaient :

— Ne voilà-t-il pas un grand malheur de secouer un peu ces fainéantes !

Les dames qui voyagent dans Paris les nuits de mardi gras sont douées d’un excellent cœur, comme toutes les dames ; mais, selon leur propre façon de se juger elles-mêmes, « elles ne sont pas bigotes », ce qui leur enlève un peu du respect que chacun doit aux choses respectables. La charité se venge d’elles en s’agenouillant, les mains jointes et les yeux au ciel, au chevet du lit banal où trop souvent elles viennent mourir.

Car il y a un lien étrange entre la couche triste de l’hospice et les joyeuses nuits du carnaval.

L’officier de paix, par manière d’acquit peut-être, entr’ouvrit le pourpoint de Buridan et lui tâta le cœur. Le cœur battait encore.

L’étudiant fut salué du nom d’âne avant même d’être reçu docteur !

Et le marteau soulevé heurta violemment la porte.

— Ma sœur, dit l’officier de paix, déclinant sa qualité à la tourière, voici un jeune homme, presque un enfant, qui va mourir. Si son corps est perdu, aidez-nous à sauver son âme.

L’officier de paix s’excusa depuis, à son café, disant : Il faut parler à chacun son langage. C’était un Alcibiade. Il a dû faire son chemin.

La sœur tourière ouvrit le parloir, où notre pauvre beau Roland fut déposé sur un matelas. On éveilla deux sœurs. J’ai entendu un homme d’esprit qui disait, en parlant d’un praticien illustre : j’aurais presque autant confiance en lui qu’en une garde-malade ! C’était, en effet, beaucoup dire, et l’illustre praticien remercia, confessant qu’il avait rarement reçu un meilleur éloge.

Dès ce moment, Roland était en bonnes mains. Il fut soigné en conscience et comme il faut.

L’officier de paix descendit faire son rapport à la préfecture ; les curieux s’en allèrent à leurs guinguettes respectives, emmenant les voyageuses, qui trouvèrent là l’occasion de nouer des amitiés solides, devant durer jusqu’au lendemain matin.

Tourot, ancien amant de Mme Théodore, fut mis au violon. L’étudiant en médecine, rentré au sein de sa famille, accusa l’autorité de lui avoir enlevé son premier mort.

Le lendemain, le docteur Récamier vint, ce cher et souriant médecin des marquises, ce sceptique doux, à la fois voltairien et dévot, ce savant ami de la routine qui faisait des cornes à Esculape et que la foule cherchait précisément à cause de cette feinte bonhomie qu’il mettait à proclamer son impuissance. Aimez-vous les prêtres qui ne croient pas en Dieu ? Le docteur Récamier disait avec le charmant esprit qu’il avait : « Tenez-vous les pieds chauds, l’intestin libre, la tête froide, et moquez-vous de la Faculté ! »

Traduction scientifique : « Portez-vous bien et vous ne serez pas malade. » Ce sont de fortes choses qui réussissent chez nous. Londres se fâcherait.

Le docteur Récamier vint un peu tard, il ne venait jamais de bonne heure. Il avait tant de marquises ! Ayant examiné le mort de l’étudiant, il fut d’avis que ce malheureux Buridan avait reçu en pleine poitrine, un peu à droite, sous le sein, une énorme blessure, produite par un instrument tranchant et piquant. Il eut la bonté d’indiquer un chirurgien, lequel arriva au galop de chasse, parce qu’il avait peu de marquises. Chez la princesse où le docteur déjeuna, il fut question de cela, et ces dames se décidèrent enfin à envoyer louer une loge à la Porte-Saint-Martin, pour voir la Tour de Nesle.

Le chirurgien trouva le pansement, opéré par les sœurs de Bon-Secours, miraculeusement bien fait. Il le modifia néanmoins du tout au tout. Il n’y a que les paours pour critiquer un traitement au lit du malade. Seulement on a sa méthode.

Roland était en vie. Il restait dans la position où on l’avait couché sur un lit, fait dans le parloir même. Il respirait d’un souffle intermittent et si faible, que chaque soupir exhalé de ses lèvres blanches semblait devoir être le dernier. Sans donner aucun espoir, le chirurgien avait déclaré que le moindre mouvement occasionnerait la mort immédiate.

Nous disons espoir, quoique Roland n’eût point d’amis parmi ceux qui entouraient son lit d’agonie. Le bienfait attache surtout le bienfaiteur : admirable côté de la nature humaine. Les sœurs de Bon-Secours avaient enfreint la règle de leur maison, et la présence d’un mourant, dans leur parloir, était un embarras plus grand que ne le peuvent juger ceux qui ne connaissent point les inexorables régularités de la vie conventuelle. Il y avait eu, en haut, dans le sénat des dignitaires, une discussion grave au sujet de cette infraction à la règle et des inconvénients qu’elle devait produire. Les deux bonnes sœurs qui avaient pansé et veillé Roland l’aimaient déjà ; il était leur protégé ; elles avaient combattu pour lui.

Les inconvénients et les embarras étaient de plusieurs sortes. À onze heures du matin, ce jour-là, il y eut descente de justice et de police à la maison de Bon-Secours. Personne ne chérit bien tendrement ces visites de la loi. Nous n’avons pas besoin de dire que tout interrogatoire était impossible. Roland, suspendu par un fil au plus extrême rebord de la vie, n’avait probablement pas la faculté d’entendre, encore moins celle de parler. L’opinion formelle du chirurgien était que toute connaissance lui manquait.

L’enquête se poursuivant ailleurs, à l’aide d’éléments tout à fait insuffisants, puisque le pauvre chiffonnier Tourot était, jusqu’à voir, le principal témoin, les gens de justice se bornèrent au rapport du chirurgien et à la visite des vêtements.

Les vêtements du mourant étaient muets comme lui-même. Ses poches ne contenaient rien, sinon un chiffon de papier sur lequel on put lire, écrite au crayon, cette série de noms : Raymond Clare-Fitz-Roy-Jersey, duc de Clare.

On se souvient que Roland, avant de partir pour sa visite à l’étude Deban, avait écrit ces noms sous la dictée de sa mère, en guise de memento.

La justice emporta le papier. Ce fut son seul butin. Elle promit de revenir.

C’était peu pour elle, ce papier chargé d’un nom qui ne se rapportait même pas exactement à la marque du linge du blessé. Le linge était marqué d’un R seulement ; mais, parfois, les investigations de la justice commencent avec des indices plus vagues encore.

Ce fut, au contraire, beaucoup pour la maison des dames de Bon-Secours, qui entra décidément en émoi. Le chiffon de papier y fit une énorme sensation.

Il y avait là, au couvent, une vieille, une très vieille religieuse que la communauté tout entière entourait d’un respect profond. Elle se nommait la mère Françoise d’Assise en religion. Dans le monde, autrefois, elle avait porté le nom d’une noble et puissante famille, établie en France après l’expulsion du roi Jacques d’Angleterre. Les Clare-Fitz-Roy avaient suivi le monarque détrôné. On supposait qu’il y avait à cela des raisons qui ne se rapportaient pas à la politique. La chronique de la cour de Londres, donnait, en effet, à cette famille une origine royale, que son nom de Fitz-Roy semblait confirmer pleinement.

Le second prétendant, le chevaleresque et malheureux chevalier de Saint-Georges, s’était uni par un mariage secret à une fille de cette maison qui fournit deux vaillants capitaines à l’armée française, sous Louis XV, un compagnon à Lafayette dans la guerre de l’Indépendance américaine, et plus tard, pendant la Révolution, deux soldats encore, deux intrépides champions qui combattirent, malheureusement, sous des drapeaux opposés.

La mère Françoise d’Assise avait dans ses veines le sang des rois. Elle avait porté pendant sa jeunesse courte et brillante le nom de Stuart et le nom de Clare.

Deux fois par an, une fois l’été, une fois l’hiver, un équipage à quatre chevaux, timbré à cet écusson que Marguerite Sadoulas nous blasonnait naguère : « d’azur au soleil radiant d’or avec la légende clarus ante claros », s’arrêtait devant le seuil austère de la maison de Bon-Secours. Un homme de rare élégance et de grande mine en descendait, tenant par la main une petite fille très pâle, aux yeux hardis, que les bonnes religieuses trouvaient laide. On ne sait jamais avec ces petites filles : celles qui doivent être complètement belles se font en quelque sorte avec peine comme tous les chefs-d’œuvre.

— L’enfant a une paire d’yeux, disait la sœur portière, et c’est tout !

Cela suffit. Vous avez vu l’étrange et mystérieux travail des pleines lunes de l’été, qui mangent les nuages, selon l’expression des marins. Ces lunes se lèvent dans la brume ; à peine ont-elles émergé au-dessus de l’horizon, qu’une tumultueuse conspiration de nuées les aveugle et les noie. Mauvais temps ! vilain ciel ! La nuit est condamnée. Pas du tout. À mesure que ce lumineux regard du firmament monte en prenant de la puissance, les nuages étonnés se déchirent, troués par la mitraille de ses rayons. Le ciel sourit, la terre et la mer s’égaient. Il semblerait qu’une immense haleine a mouillé d’abord le cristal de ce disque, comme on essuie une glace, afin que viennent mieux s’y mirer les lointaines splendeurs du soleil. Voyez, l’œuvre féerique est achevée. Il n’y a plus là-haut qu’une vaste coupole d’azur où les dernières vapeurs argentent leurs flocons avant de s’évanouir.

Cela suffit. La paire d’yeux mange la laideur qui était le travail, l’enfantement même de la durable et fière beauté. Le rayon perce la nuée, affirmant le limpide avènement de son règne à la face de la terre et du ciel.

L’équipage à quatre chevaux était, comme son maître, élégant, riche, noble surtout, et vous n’eussiez pas trouvé dans tout Paris un brelan carré d’orgueilleux pur-sang, comparable à l’attelage de M. le duc de Clare.

M. le duc avait soixante ans. Il appartenait bien un peu à cette catégorie des lions empaillés qui se gardent eux-mêmes comme une conserve bien faite ; mais cette catégorie, comme toutes les autres, a ses couches. Le grotesque est par bas, la comédie au milieu ; tout en haut, il y a les majestés de la perfection. M. le duc était à plusieurs coudées au-dessus de ce « tout en haut ». Il planait. Le procédé vulgaire disparaissait, laissant voir seulement le résultat triomphant : une figure hautaine et jeune encore, une bouche arquée fermement, un front magistral, mais sans rides sous la neige bouclée d’une admirable chevelure blanche.

Car, nous autres conteurs, nous avons çà et là quelques audaces, mais nous ne pouvons pousser l’effronterie jusqu’à teindre les cheveux d’un homme qui se respecte.

M. le duc appelait sa petite-fille Nita. Je ne sais si vous aimez ce nom. Il est presque latin et parle vaguement d’étincelles.

Au moment où M. le duc entrait dans le parloir, la sœur tourière ouvrait à Nita la porte des jardins et lui disait :

— Princesse, amusez-vous bien, mon ange.

Elle ajoutait, il est vrai, tout au fond de ses coiffes :

— Vanité des vanités !

Laide ou belle, cette petite était princesse. La maison de Clare avait marché depuis le temps où ses armoiries entraient, par alliance, dans l’écusson campagnard de Joulou. Par héritage de sa mère, princesse médiatisée d’Epstein, Nita avait droit au titre d’altesse.

Aussitôt la porte du jardin ouverte, elle s’élançait comme un petit chevreuil, et, Dieu du ciel ! je ne suppose pas que sa principauté, cédée à l’Autriche, la gênât plus que de raison. Mais gare aux plates-bandes !

M. le duc faisait le signe de la croix en entrant dans le parloir, parce qu’il y avait un crucifix sur la table, au bout, devant le grand tableau représentant Notre-Dame-de-Bon-Secours. La sœur tourière disait : « Pardon, Monsieur le duc, » et dérangeait un peu le troisième fauteuil, à droite, en entrant, toujours le même. Ce fauteuil était paillé, comme les autres. M. le duc s’y asseyait en disant :

— Ma sœur, je vous prie de vouloir bien prévenir Madame ma tante que je suis ici pour lui rendre mes respectueux devoirs.

C’était réglé. La sœur tourière s’inclinait et sortait. M. le duc attendait.

Bon moment pour observer une physionomie. M. le duc était évidemment plus qu’un gentilhomme, c’était, dans toute la force du terme, un grand seigneur et mieux que cela encore : UN HEUREUX, car vous eussiez trouvé en France peu de grands seigneurs, entourés d’un si complet ensemble de prospérités. On peut dire que ses titres de général de division et de pair de France étaient à peine au niveau de sa situation. Il était puissamment riche, et il était tout ce qu’on peut être. L’ambition, ce suprême refuge des années qui déclinent, ne lui offrait plus de prétextes à s’efforcer.

Aussi, à cet instant où nul regard n’était sur lui, le noble visage de M. le duc avait-il une expression d’ennui amer et découragé.

C’est en examinant de près un homme, parvenu au sommet des espérances humaines, que le vide apparaît effrayant et navrant.

Mais comme Nita bondissait dans les carrés, la princesse, la sauvage ! et comme elle fourrageait !

Au bout d’un quart d’heure, montre à la main, la porte intérieure du parloir, qui était derrière le crucifix, s’ouvrait, et la supérieure, en propre personne, paraissait au seuil, disant :

— Monsieur le duc, voici notre chère mère Françoise d’Assise.

Le duc se levait et marchait vers le crucifix.

La supérieure s’effaçait. Une grande femme qui ressemblait vaguement au duc et à Nita, montrait sa longue figure blême au fond de ses coiffes, et s’arrêtait derrière la table, d’où elle disait :

— Monsieur mon neveu, je suis toujours contente de vous voir.

Sur ce mot, la supérieure se retirait. C’était réglé.

Le duc, debout, de l’autre côté de la table, demandait à la vieille religieuse des nouvelles de sa santé. La conversation allait, notée comme un papier de musique ou une conférence diplomatique dont les termes ont été pesés d’avance.

Au bout de dix autres minutes, toujours montre à la main, la vieille religieuse disait avec un soupir :

— Avant de vous quitter, Monsieur mon neveu, je désirerais savoir si vous n’avez point de nouvelles de votre frère aîné, mon neveu Raymond, duc de Clare, général de division au service de Bonaparte, — de sa veuve, s’il est mort, comme je le crains, et de sa postérité ?

— Aucune, répondait M. le duc tristement.

La porte d’entrée s’ouvrait alors, parce que la demi-heure s’achevait, et la sœur tourière ramenait Nita, qui était rouge de ses gambades dans le parterre. Nita allait un peu plus loin que son père. Elle tournait la table où était le crucifix et la vieille religieuse l’embrassait, après lui avoir donné une image de piété. C’était réglé.

Il y avait dans ce baiser beaucoup de respect de la part de l’enfant, beaucoup d’affection de la part de la recluse, qui adressait alors un signe d’adieu au duc et disait en repassant le seuil :

— Monsieur mon neveu, que Dieu soit avec vous. J’espère que, la prochaine fois, vous aurez des nouvelles de notre famille.

Ainsi était-ce chaque fois et jamais autrement. Puis les quatre chevaux descendaient en dansant le pavé de la rue Notre-Dame-des-Champs, pour gagner la rue Saint-Dominique, où M. le duc avait son hôtel.

Par ce qui précède, on peut comprendre pourquoi le papier trouvé dans la poche du mourant, et portant, écrits au crayon, les divers noms patronymiques de M. le duc de Clare, avait produit une certaine émotion dans la maison de Bon-Secours.

L’émotion gagnant de proche en proche, arriva jusqu’à la cellule reculée où la mère Françoise d’Assise priait et tâchait d’oublier. Il y avait un an maintenant que la vieille religieuse n’était pas sortie de sa chambre. Elle n’avait pas reçu les deux dernières visites de M. le duc qui lui avait fait passer, chaque fois, un pli, contenant, avec l’assurance de son respect, cette laconique mention : « Aucune nouvelle. »

La cellule était toute nue et aurait pu convenir à un anachorète, mais le cœur humain a de bizarres replis. Dans la ruelle du lit sans rideaux, il y avait un riche cartouche d’émail, formant bénitier et encadrant l’écu en losange, particulier aux femmes, lequel écu était « d’or, au lion rampant de gueules, en un double trescheur fleuré, contrefleuré du même ». La bannière des Stuarts ! Du fond de sa solitude, la fille des rois tournait encore la tête pour regarder le passé où se dressait un trône.

Au-dessus du bénitier, on voyait une miniature pâlie et dont les couleurs avaient passé. Elle représentait un homme jeune encore et très beau, portant le costume de général de division, tel qu’il était dans les dernières années de l’Empire. C’était l’original ou la copie du portrait qui ornait la pauvre cheminée de Mme Thérèse, la mère de notre Roland.

À part ces deux objets, les murs de la cellule étaient entièrement nus.

Chaque soir, avant de se coucher, la mère Françoise d’Assise contemplait l’écusson et le portrait. C’était comme le couronnement quotidien de sa prière.

Quand la sœur converse qui lui portait son repas, lui eut raconté l’aventure du parloir, elle ne répondit rien. La sœur converse pensa que tout était fini en elle, et que son grand âge ne comprenait plus.

Elle fut deux jours entiers sans prononcer une parole qui eût trait à cet incident. Le matin du troisième jour, elle dit à la sœur converse :

— Si le jeune homme n’est pas mort, il doit parler, maintenant.

— Le jeune homme n’est pas mort, et il ne parle pas, répondit la sœur, étonnée de cette question lucide et nette. La justice est venue trois fois précisément pour le faire parler.

— Ah ! fit la mère Françoise d’Assise, la justice !

— Il est dans son lit, poursuivit la sœur, sans mouvement, sans voix, probablement sans connaissance. Je n’ai jamais vu un jeune homme si beau.

La vieille religieuse congédia la sœur converse. Dans la journée, elle manda son directeur et descendit à la chapelle. Son entrevue avec son père spirituel, qui était un jeune prêtre de la Compagnie de Jésus, fut longue. En sortant de la chapelle, au lieu de monter dans sa cellule, elle fit appeler la supérieure qui semblait être à ses ordres, et lui dit :

— Ma mère, je veux me rendre au parloir.

— Nous ne recevons plus au parloir, vénérable mère, repartit la supérieure, parce que le zèle imprudent de deux de nos sœurs y a placé un blessé qui ne pourrait subir le transport à l’hospice.

— C’est pour voir le blessé que je veux me rendre au parloir, répondit la vieille religieuse.

La supérieure, sans manifester son étonnement, lui offrit aussitôt l’appui de son bras.

C’était le cinquième jour depuis l’arrivée de Roland, qui était seul, gardé par une femme étrangère, car les sœurs de Bon-Secours avaient dû reprendre leurs pieux travaux. La garde était une pauvre veuve, chargée de famille et digne de tout intérêt, mais elle aimait dormir. Elle dormait, droite sur sa chaise, avec son chapelet entre ses doigts. L’entrée de la supérieure et de sa compagne ne la réveilla point.

Roland était couché sur le dos, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte. Il n’y avait entre le blanc de sa joue et le blanc de la toile que l’opposition terne qui pourrait exister entre le marbre et le linge, si quelqu’un avait fantaisie de draper une statue dans un lit. Un souffle court et faible, qui agitait brusquement sa poitrine à des intervalles irréguliers, était le seul signe de vie qu’il donnât.

La mère Françoise d’Assise arrêta d’un geste la supérieure à quelques pas du seuil et marcha elle-même jusqu’au chevet. Elle était calme et froide comme toujours.

Quand elle fut tout près du lit, elle regarda, sans courber sa taille inflexible. Les années avaient passé sur ce corps, frêle en apparence, mais qui était d’acier, sans produire autre chose qu’une sorte de lente pétrification. L’âge la laissait intacte, et c’était avec ses yeux de cent ans qu’elle lisait dans son livre de prières.

Elle regarda longtemps, — si longtemps que la supérieure étonnée prit un siège.

La supérieure, placée derrière elle, avait pu deviner seulement au mouvement de ses coudes qu’elle avait pris dans son sein un objet qui partageait avec le blessé son attention profonde.

Quand elle remit l’objet sous le revers de sa robe de bure, la supérieure put entendre un grand soupir.

La mère Françoise d’Assise remonta à sa cellule, sans mot dire et toujours appuyée au bras de la supérieure. Avant de franchir le seuil, elle murmura :

— Ma mère, je vous remercie. Si ce jeune homme vient à recouvrer l’usage de la parole, à quelque heure que ce soit du jour ou de la nuit, je vous prie de me faire prévenir.

— Votre volonté sera faite, vénérable mère, répondit la supérieure.

La vieille religieuse fit un pas pour entrer, mais elle s’arrêta et dit encore :

— Ma mère, la bonté de Dieu peut m’accorder une grâce qui me tient fort au cœur. Je voudrais un Pater et un Ave pour moi, à la prière de ce soir.

— Vous l’aurez, vénérable mère.

— Soyez bénie, sœur supérieure, dit alors la vieille religieuse en changeant de ton et avec un geste de fière protection : Je n’ai plus besoin de vous.

La supérieure croisa ses deux mains sur sa poitrine, salua respectueusement et se retira.

La mère Françoise d’Assise, ayant fermé la porte de sa cellule, plia ses deux genoux roidis avec effort et les mit sur le carreau nu. Elle pria. Quand son oraison fut achevée, elle tira de son sein l’objet que la supérieure n’avait pu voir. C’était la miniature, dont la place restait vide au-dessous du bénitier armorié.

La miniature reprit son lieu, après que la vieille religieuse l’eut effleurée de ses lèvres froides.

Puis elle ouvrit le petit meuble où étaient ses livres de dévotion, pour y prendre du papier, une plume et de l’encre. Elle s’assit. Elle écrivit d’une main lente et lourde, mais ferme encore :

« Monsieur mon neveu,

» Je désire vous voir demain, sans faute. Que Dieu soit avec vous.

 » Rolande Stuart de Clare,
 » en religion :
 » Sœur Françoise d’Assise. »

Elle mit l’adresse :

« À Monsieur
 » le général duc de Clare,

» pair de France, en son hôtel, à Paris. »