Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 06

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 61-72).


VI

Bataille.


Le boulevard du Montparnasse n’est pas un de ces lieux qui aient beaucoup changé depuis le temps. À l’heure qu’il était, dix heures de nuit, vous le trouverez encore bien souvent sombre et désert.

Marguerite avait ouvert la fenêtre pour voir, précisément, si le boulevard Montparnasse était désert et sombre.

Elle fut satisfaite de son examen. En 1832, le gaz n’avait pas encore pénétré jusqu’à ces lointains pays. La longue voie bordée d’arbres dépouillés s’étendait à perte de vue, solitaire et muette. Les cris joyeux qui passaient dans l’air, voix avinées du carnaval, sortaient des guinguettes bien closes.

Marguerite referma sa fenêtre et dit en frissonnant :

— J’ai froid, maintenant ! grand froid !

Sa physionomie était si terriblement changée que Roland recula d’un pas en la regardant.

— Vous m’avez menti, reprit-elle, vous ne m’aimez pas.

Ce pouvait être maladroitement trouvé ; mais elle voulait brusquer l’aventure. Le boulevard était juste comme elle le souhaitait.

— Oh ! Marguerite !… balbutia Roland abasourdi.

L’incident du portefeuille l’avait déjà frappé comme un reproche ; c’était la pensée de sa mère qui parlait tout à coup.

Marguerite eut ce tour d’épaules qui marque une femme comme le fer chaud estampait jadis les galériens. Elle répéta, cherchant évidemment d’autres paroles qui ne venaient point :

— Vous m’avez menti. Vous êtes un lâche !

Roland restait stupéfait devant cette querelle d’Allemand.

Marguerite frappa du pied avec emportement. C’était une créature adroite, rusée, prudente même, à ses heures. Nous verrons ses œuvres et leurs résultats. Mais, en ce moment, elle allait droit devant elle comme le sanglier qui trace au travers d’un fourré. Le moyen à prendre importait peu : il ne s’agissait pas de raffiner une scène de préparations. Il fallait ouvrir la porte et jeter Roland dehors.

Dehors, sur ce boulevard où personne ne passait.

Et Marguerite était si troublée, qu’elle ne trouvait même pas le mot qui chasse.

Elle poursuivit au hasard, comme les enfants qui outragent à tort et à travers :

— Léon Malevoy n’est pas à Paris ! Vous ne vous battrez pas avec Léon Malevoy.

Roland eut un sourire. Elle rabaissa d’un geste violent la tablette de son piano qui sonna une longue plainte.

— Et d’ailleurs, reprit-elle, que faites-vous chez une fille comme moi, quand votre mère agonise sur son grabat !

Roland devint si pâle, qu’elle reçut comme un vague contre-coup de l’horrible blessure qu’elle avait faite.

Mais Roland ne bougea pas. Elle se raidit et ajouta, rencontrant enfin ce quelque chose qui est le discours, soit que le discours ait vingt pages ou dix mots, soit qu’il flue de la bouche intarissable d’un disert, soit que la passion l’arrache aux lèvres d’un bègue :

— Je me suis moquée de toi, mon capitaine ! Je t’ai rendu la monnaie de ta pièce. Tu es un beau petit bourgeois ! Et plus naïf encore que joli garçon ! Comme vous avez bien dit cela, Buridan, mon ami : « Tu conspires ! » Et encore cette guitare : « Ah ! Marguerite, ne parlons pas de ma mère ! »

Elle éclata en un rire strident et forcé.

Roland baissa la tête et répéta douloureusement :

— Marguerite, je vous le dis encore : ne parlez pas de ma mère.

— Pourquoi cela, mon capitaine ?

— Parce que je ne le veux pas.

— Le roi dit : nous voulons ! s’écria-t-elle. As-tu payé pour être le maître ici ?

C’était bien, de sa part, un choix volontaire de paroles révoltantes, et cependant cette question la blessa au passage, car son visage tout entier s’empourpra.

— Marguerite, balbutia le pauvre grand garçon, au risque de mériter davantage cette lourde accusation de naïveté : dites-moi que vous jouez une affreuse comédie ou que vous êtes folle !

Il n’avait que dix-huit ans. Ces choses se disent à cet âge. Et le théâtre, qui est si vieux pourtant, les radote encore à son vieux public qui les boit sans faire autrement la grimace.

Mais Marguerite n’en voulut pas. Elle répondit, comme jamais ne répond le théâtre, ce ventriloque qui joue toujours la même scène avec deux ou trois voix qu’il a dans sa poche, à l’instar de l’Homme à la poupée.

Elle répondit :

— Les folles ne savent pas si elles sont folles ; les comédiennes ne donnent jamais le secret de leur comédie.

Je veux être franche autrement que cela, seigneur capitaine. Je me suis amusée une heure avec vous comme d’autres dépensent une heure avec moi. Voilà tout.

— Est-ce donc bien vrai, ce qu’on dit ? pensa tout haut Roland dont les grands yeux tristes se mouillèrent. Êtes-vous donc une si misérable femme !

Marguerite aiguisa un sourire mauvais, et répliqua :

— Ne dites pas de mal de votre mère, Monsieur Roland-sans-père !

Il se redressa comme si un serpent l’eût mordu. Marguerite soutint sans broncher le choc du feu de sa prunelle.

— Taisez-vous ! gronda-t-il d’une voix qu’elle ne connaissait pas.

Il semblait grandi dans sa colère.

— Holà ! holà ! fit-elle montée au paroxysme de son impudence. Faut-il joindre les mains et se mettre à genoux pour prier cette madone qui, depuis le temps, n’a pas su vous ramasser un nom de famille !

Elle était intrépide comme un démon, et pourtant elle recula quand Roland fit un pas.

Mais il ne fit qu’un pas. Sa main se plongea dans son gousset, et quatre grosses pièces de cent sous roulèrent avec bruit sur le guéridon.

La porte, ouverte violemment, étouffa en grinçant une sourde exclamation que Roland n’avait pas poussée et qui ne tombait point des lèvres de Marguerite.

Marguerite s’appuyait à l’angle de la cheminée.

Elle dit en voyant sortir Roland :

— Un beau jeune lion !

La figure blême et bouleversée de Joulou se montra sur le seuil, dès que Roland eut disparu. Il était venu là pour écouter et voir. Il avait une blessure au-dessous de l’œil droit, produite par la clef qui était en dehors et qui l’avait frappé au moment où la porte s’ouvrait brusquement.

C’était lui qui avait laissé échapper la sourde exclamation.

Il y avait de la rage dans le pesant affaissement de son ivresse.

— Ah ! tu étais là, toi ! fit Marguerite. Voilà ce que c’est que d’espionner ! C’est bien fait !

Elle écoutait en parlant.

Le pas lent et pénible de Roland descendait l’escalier.

Joulou entra.

— Que t’a-t-il fait ? demanda-t-il.

Sa langue épaisse s’embarrassa dans ces quatre mots.

Marguerite le regardait fixement et semblait hésiter.

— La brute est ivre ! murmura-t-elle.

Joulou porta la main sans précaution à la plaie vive qui gonflait sa joue et sa paupière. Sa gorge rendit un grognement :

— Que t’a-t-il fait ? répéta-t-il.

— Il m’a frappée, répondit Marguerite.

— Ah ! grinça Joulou. T’a-t-il fait mal ?

— Oui… beaucoup de mal.

Joulou ferma les poings et fit effort pour avaler sa salive qui l’étranglait.

Roland devait être au dernier étage. On entendait encore son pas dans l’escalier sonore, par la porte du carré qu’il avait laissée ouverte.

Joulou rassemblait les idées confuses qui se heurtaient dans le brouillard de sa cervelle.

— Et… demanda-t-il au grand étonnement de Marguerite, avait-il le droit de te frapper ?

— On trouverait du gentilhomme au fond de toi ! pensa-t-elle tout haut.

— Réponds ! ordonna Joulou. Il ne faut pas qu’il ait le temps d’aller trop loin… Avait-il le droit ?

— Eh bien ! oui, dit Marguerite, qui ramena sur son regard la frange de ses longs cils. Je l’aimais ; je n’ai jamais aimé que lui !

La gorge de Joulou râla. Il mit la main sur la dague qui pendait à sa ceinture.

— Après ! fit Marguerite d’un ton de défi.

Elle se retourna vers la fenêtre et l’ouvrit pour s’accouder sur le balcon.

Joulou la suivit. Elle tressaillit de la tête aux pieds, aux sons de sa voix qui lui parlait à l’oreille.

— Après !… grinçait la voix de Joulou. Je vais le tuer.

Marguerite haussa les épaules.

Joulou leva sur sa tête, par-derrière, sa lourde main, mais il n’osa pas frapper.

La lumière intérieure glissait sur les belles épaules de Marguerite que les masses éparses de ses cheveux inondaient magnifiquement.

Elle pensait :

— Le boulevard est toujours désert…

La porte de la maison s’ouvrit. Roland sortit. Son pas chancelait.

Marguerite se rejeta en arrière comme on fait en voyant un spectacle qui serre subitement le cœur.

Elle entendit Joulou qui traversait le salon pour gagner la porte du carré.

— Où vas-tu ? demanda-t-elle.

— Je te l’ai déjà dit, répliqua le Breton : Je vais le tuer.

— Non… Je te le défends ! dit-elle faiblement.

— Tu parles comme si tu ne l’aimais pas, gronda Joulou qui s’arrêta au moment de passer le seuil.

— Je l’aimerai ! s’écria-t-elle en un élan qui devait être la passion même. Je l’aimerai comme une folle !

Joulou s’élança dehors.

Elle le rappela par son nom.

Sa voix était si nette et si froide que Joulou s’arrêta une seconde fois.

— Il a un portefeuille, dit-elle.

— Ah ! fit Joulou.

Puis il ajouta la tête basse :

— Je ne suis pas un voleur, sais-tu ?

— Le portefeuille est à moi.

— Il te l’a pris ? demanda Joulou incrédule. Il n’a pas l’air.

Puis, il ajouta, l’apathie de l’ivresse dominant déjà sa colère :

— Il doit être loin désormais.

Marguerite regagna le balcon d’un mouvement rapide et plongea un regard au-dehors.

— Il est là, sur le banc, dit-elle.

— Un voleur ne s’assoit pas comme cela, si près de la maison où il a pris un portefeuille, pensa tout haut Joulou, dans une éclaircie de bon sens.

Marguerite revint vers la cheminée et se jeta sur le divan, en pleine lumière. Sa pose, étudiée savamment, développait toutes les perfections de sa merveilleuse beauté.

— Tu as peur de lui, dit-elle. Poltron de Chrétien !

Le blanc des yeux de Joulou devint rouge. Marguerite poursuivit :

— Tu as raison d’avoir peur. Il est brave, il est fort. Tiens ! on ne va pas contre sa destinée ! Je veux qu’il soit à moi, tout à moi… Adieu, Chrétien !

Elle se leva d’un bond et jeta une mante sur ses épaules.

Joulou la saisit à bras-le-corps et la terrassa, puis il s’élança dehors et ferma la porte à clef.

— Le portefeuille ! cria Marguerite à travers le battant.

Joulou descendait l’escalier quatre à quatre.

— Ah ! tu veux me prendre ma position, toi ! grommelait-il, roulant d’étage en étage et rendu à toute son ivresse par le flux de sang qui bouillonnait dans son cerveau. Attends ! attends !

Marguerite se releva lentement. Elle appuya ses deux mains contre sa poitrine.

— C’est vrai ! murmura-t-elle avec angoisse. Je l’aurais aimé. Mon cœur naissait. Je l’écrase !

Elle se laissa choir, et prenant à poignées la richesse de ses cheveux, elle en voila sa face.

— Pour vingt mille francs ! dit-elle d’un accent de profonde détresse. Pour vingt mille francs misérables !

La porte de la rue, qui s’ouvrit et se referma de nouveau, lui arracha un gémissement.

Il n’y a de damnés qu’en enfer. Ici-bas, nous avons tous et toujours une heure pour garrotter le mal et ressaisir le bien.

Marguerite était une pécheresse bien abandonnée. Sa dette s’était longuement et lourdement accumulée. Depuis des années, elle qui était encore toute jeune, elle avait fermé le livre de sa conscience. Peu importe, l’heure du repentir pouvait sonner pour elle. Il ne faut pour cela, tant est haute et large la souveraine miséricorde, qu’un élan d’amour vrai, un sincère battement du cœur.

Était-ce l’heure qui sonnait pour Marguerite ? son cœur battait.

Elle disait :

— Il est bon, il est noble, je l’aime !

Mais une pensée vint qui pesa sur son espoir comme un poids glacé.

Marguerite se répondit à elle-même :

— J’ai insulté sa mère ! Il ne pourrait jamais me pardonner !

Que leur faut-il à ces tristes âmes en équilibre entre la perte et le salut ?

Une main tendue pour monter vers l’un ; un prétexte pour retomber tout au fond de l’autre.

La main tendue, Marguerite venait de la rabattre d’un geste outrageux et dénaturé. Le prétexte, hélas ! il sortait logique, éloquent, irrésistible des profondeurs de son passé.

— Il saurait qui je suis, se dit-elle encore… et d’ailleurs, la pauvreté !

Les arguments se déroulaient d’eux-mêmes et dans l’ordre où ils avaient surgi pour plaider la cause contraire.

— Il est trop bon, il est trop noble, il est trop fier. Je l’aimerais trop !

Elle n’avait pas appris à combattre avec des armes loyales.

Cette bonté, cette noblesse, cette fierté lui ôtaient justement ses moyens d’action. Elle vit la misère, hideux fantôme qui étouffe l’amour.

Quand elle se redressa, jetant en arrière le voile de ses cheveux, elle était triste encore, mais elle n’hésitait plus.

— Les musulmans ont raison, pensa-t-elle en regagnant le balcon. C’était écrit. Tout est écrit.

Roland était encore sur le banc, les deux coudes sur ses genoux, la tête entre ses mains.

Joulou avait gagné la chaussée et s’approchait de lui par-derrière.

Marguerite, droite et froide comme une statue, se mit à regarder, du haut de son balcon. L’heure était passée, l’heure de miséricorde.

Au moment où Joulou faisait un détour pour s’approcher de Roland, une lueur vacillante parut de l’autre côté du boulevard, et l’on entendit une voix rouillée qui écorchait une chanson à boire. Marguerite d’en haut, Joulou d’en bas, tournèrent à la fois les yeux vers ce nouvel obstacle qui venait au travers de leur dessein. La lueur qui sortait d’une lanterne au verre abondamment souillé n’éclairait guère que le sol, mais quand elle passa sous le réverbère le plus proche, Marguerite et Joulou distinguèrent une forme bizarre qui allait, décrivant des courbes capricieuses. La partie supérieure du corps était d’une femme. La tête disparaissait sous un ancien bonnet de bal, chargé de fleurs fanées et de bouchons de papier, comme la queue d’un cerf-volant ; les épaules avaient un châle-tapis en lambeaux qu’égayait une prodigieuse écharpe de mousseline, dont l’usure avait fait une dentelle. Là-dessous, il n’y avait point de jupe. Le bas du corps était vêtu d’un pantalon en guenilles. Le tout marchait dans des souliers à semelles de bois, ouatés avec de la paille.

On a beau dire que Paris est inconstant, oublieux, ingrat. Les faits sont là. Paris est, au contraire, la terre classique des obstinées traditions.

Paris a des jours où il doit s’amuser, sous peine de perdre le repos de sa conscience, comme le chrétien jeûne aux Quatre-Temps, comme le marronnier des Tuileries bourgeonne au 20 mars. C’est un rigoureux devoir.

Ces jours-là, vous rencontrez à chaque pas dans Paris non seulement le plaisir de tout le monde qui passe, brillant ou piteux, spirituel ou imbécile, mais une foule de plaisirs étranges, véritables curiosités de nos mœurs sans fond, qui, se montrant tout à coup, au milieu des gaietés populaires, font l’effet de ces bêtes apocalyptiques que jettent parfois sur nos grèves les cavernes inexplorées de l’Océan.

En ces jours de fête obligatoire, on se heurte à des joies si mélancoliques et si burlesques que l’esprit reste confondu. Ces choses-là, soyez sûrs, n’ont point lieu au village ; c’est à Paris, uniquement à Paris, que vous trouvez l’orgie solitaire, le carnaval d’un seul, le monologue de la mascarade : cet homme, enfin, ce citoyen, ce pauvre diable qui s’invite à boire dans un trou, qui bavarde avec lui-même, qui trinque la main droite contre la main gauche et qui se déguise pour se faire rire.

Ce masque qui passait de l’autre côté du boulevard était un chiffonnier, qui avait accompli ses dévotions bachiques à la barrière d’Enfer, et qui revenait chez lui, en travaillant, un peu malade, mais bien content d’avoir bu deux litres de cette médecine violette dont les sauvages de l’Ohio ne voudraient pas.

Il avait le bonnet à fleurs et le châle boiteux de sa défunte maîtresse. Il la pleurait en riant son rire d’ivrogne. C’était un garçon de cœur.

— Ohé ! Mme Théodore ! disait-il entre les couplets de sa chanson. Virginie ! ohé ! On en boit toujours du raide au Puits-sans-Vin, chez M. Reverchon ! Ça fait mal à l’estomac, mais c’est bon. Si tu avais été là, on aurait ri. On a ri tout de même, ohé ! Madame Théodore ! ohé !

Joulou s’était arrêté et caché derrière un arbre.

Marguerite serrait le balcon de sa main crispée.

Roland ne savait rien de ce qui se passait autour de lui.

— Ohé ! bourgeois ! cria le chiffonnier qui l’aperçut par hasard. Connaissez-vous Tourot ? C’est moi, Tourot… Vous allez vous enrhumer… L’an passé, j’étais avec Mme Théodore ; elle a toussé, et puis plus rien ! J’ai son châle et sa hotte, dites donc, pauvre femme ! Faut faire attention aux rhumes.

Il piqua un chiffon par habitude et s’en alla en disant :

— Vive la joie ! elle aimait ça. Bonsoir, bourgeois, n’y a pas d’offense ; j’ai bu deux litres chez M. Reverchon. J’étais à son enterrement, il n’y aura que moi au mien. Faut bien rire, dites donc, ohé !

Il tourna l’angle de la rue de Chevreuse, de l’autre côté du boulevard, et disparut.

Joulou bondit hors de sa cachette. Marguerite trembla convulsivement.

— Chrétien ! ne le frappe pas ! dit-elle d’une voix qui s’étrangla dans sa gorge.

C’était le dernier cri de la conscience, mais il ne parvint pas jusqu’à Joulou, qui déjà posait sa lourde main sur l’épaule de Roland en disant :

— Rends le portefeuille canaille !

Marguerite non plus ne pouvait entendre ce que disait Joulou, mais sa poitrine prit une longue aspiration, tandis qu’elle pensait :

— Chrétien attaque par devant ! Chrétien est brave !

C’était vrai. Le passage du chiffonnier, veuf de Virginie, avait changé le plan de bataille de Joulou. Il venait d’un pays où les gens regardent en face.

Il méritait peut-être le nom de brute qui était son sobriquet, et dans les profondeurs où nous le voyons tombé, c’était heureux pour lui. Mais le gentilhomme couvait quelque part sous cette épaisse peau de dogue. Joulou était brave.

Marguerite aussi.

Roland releva sa tête. Il restait tout étourdi du choc moral qu’il venait d’éprouver et sa pensée était pleine de trouble. Il n’était pas des habitués de la Taverne ; il n’avait jamais rencontré Joulou. La vue de cet homme à la figure bouleversée, qui l’abordait tête nue, l’injure à la bouche et le poignard à la main fit naître en lui l’idée d’une méprise, fortifiée encore par le travestissement que Joulou portait.

— Mon ami, lui dit-il, passez votre chemin.

Joulou le saisit au collet et le secoua violemment. Roland était d’une force peu commune. Il se leva, mû seulement par un instinctif besoin de défense, et mit, d’un saut léger, le banc entre lui et son adversaire.

Celui-ci grommela :

— Tu es donc lâche, garçon ! Nous faisons pourtant la paire de Buridan, et tu as une dague toute semblable à la mienne… Rends le portefeuille, je te laisserai aller.

Le mot portefeuille frappa Roland, cette fois.

— Venez-vous de là ? demanda-t-il en montrant la maison de Marguerite.

Joulou grinça des dents et répondit :

— Oui, je viens de là… voleur !

En même temps, faisant usage de ce coup, fameux dans les joutes bretonnes, et que les gars du Morbihan exécutent avec une étonnante perfection, il franchit le banc d’un brusque élan et jeta sa tête dans l’estomac de Roland.

Celui-ci avait reculé d’un pas. Il reçut à deux mains le choc amorti de ce bélier qui frappant d’aplomb, eût broyé sa poitrine.

Ce fut Joulou qui roula sur le pavé de la chaussée.

— Un lion ! murmura là-haut Marguerite. Un beau jeune lion !

La gorge de Joulou rendit un rugissement de rage.

— Tire ton couteau ! cria-t-il. Ne plaisantons plus, garçon, c’est bien à toi que j’en veux. Tire ton couteau !

Roland remit froidement le banc entre lui et son adversaire déjà relevé ; Joulou revint à la charge avec un acharnement de bête fauve. Roland dégaina enfin la dague pour rire qu’il portait à sa ceinture.

Mais il n’avait d’autre pensée que d’échapper à ce furieux. Des chants venaient par la rue Campagne-Première qui débouchait à quelques pas de là et qui n’était alors qu’une ruelle non pavée, servant de chemin-charretier. C’était dans cette ruelle que s’ouvrait l’entrée principale du cabaret de la Tour de Nesle.

Roland allait à reculons. Par deux fois, Joulou put le joindre et fut terrassé, malgré sa brutale vigueur et l’habitude qu’il avait de la lutte. La troisième fois, au coin de la rue Campagne-Première, et comme Roland voyait déjà les lumières de la guinguette qu’il s’était désignée à lui-même comme un refuge, son pied toucha une « glissade » préparée par les enfants du quartier, et qu’il n’avait pas aperçue dans l’ombre. Il trébucha et tomba.

Joulou se jeta sur lui avec un hurlement de loup. Il lui donna de sa dague au travers de la poitrine si furieusement que le couteau entier disparut dans la blessure et que le sang chaud, jaillissant à sa face, comme s’il eût percé une outre, l’aveugla.

Roland ne poussa qu’un cri, bref et déchirant.

Là-haut, sur le balcon, Marguerite s’affaissa, puis se traîna dans le salon.

À ce moment, la porte de la Tour de Nesle s’ouvrait et une bande joyeuse sortait en chantant.

À l’autre extrémité du boulevard, vers l’Observatoire, une ronde de police, marchant d’un pas tranquille, arrivait les mains derrière le dos.