Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 05

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 49-60).
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Prologue


V

Un regard de Marguerite.


Une demi-heure s’était écoulée. Joulou n’avait point cédé à l’invitation de l’étude Deban. Au contraire, il avait refermé sa fenêtre et restait assis bien tranquillement devant la table de cuisine. La première bouteille de Beaune touchait à sa fin. Les deux cuisses du poulet et la carcasse avaient disparu. Joulou était déjà rouge et animé : nous ne disons pas gai, car le murmure de voix qui venait du salon, où le piano ne chantait plus la romance du Saule lui mettait des rides au front, tandis qu’il écoutait avec un mélancolique regret le refrain obstiné de la bamboche voisine.

Allons !
Chantons !
Trinquons !
Buvons !

— Quant à avoir un poulet comme celui-là à la Tour de Nesle, pensa-t-il pour se consoler, bernique ! C’est une maison d’un sou… Est-ce que je vas laisser les deux ailes pour Marguerite ?

Il ne parlait point de Roland dans son monologue que ralentissait un solide travail de mastication, mais ce n’était pas faute d’y songer. Déjà, trois ou quatre fois, Joulou s’était levé pour pousser une reconnaissance, sur la pointe de ses gros pieds, jusque dans le corridor. Chaque fois, il en était revenu plus sombre, quoique sans diminution notable d’appétit. Il prit le corps du poulet, afin de ménager les ailes, et se dit :

— Ce n’est pas que j’y tienne autrement à Marguerite, mais celui-là me déplaît !

Marguerite était demi-couchée sur le divan, les deux bras arrondis sous sa tête. Ses yeux rêveurs semblaient suivre au plafond de vagues images qui fuyaient.

— Non pas pure comme de l’or, disait-elle à Roland qui l’écoutait subjugué. Le moindre choc entame l’or. Il faut avoir de l’or ; il ne faut pas être d’or. Je suis d’acier. J’ai eu peur de moi-même parfois en me sentant si forte et si invulnérable. Que serait-il advenu si mon père, au lieu de mourir, vaincu, était maintenant, comme il ne pourrait manquer de l’être, par le seul bénéfice du temps, un général heureux et glorieux ? Je n’en sais rien et peu m’importe. J’ai vu le monde, ce qu’ils appellent le grand monde ; j’ai fait plus : j’ai été du monde. J’aurais pu y rester, enchaînée par un lien de diamants et de fleurs. Le monde était comme vous, Roland, il me trouvait belle. Moi, je le regardai une fois avec les yeux de mon âme ; il me fit mépris et pitié. Je vous ai dit : je n’ai pas de cœur ; cela est vrai, dans le pauvre sens que vous attachez tous à ce mot. Cela signifie que ma conscience se révolte à l’idée d’avoir pour maître un homme…

— Mais si l’homme était votre esclave ! l’interrompit Roland.

Toute sa passion était dans le tremblement profond de sa voix.

— Vous êtes bon, murmura-t-elle, comme si un souffle soudain eût détourné le cours de sa pensée. Je n’ai jamais vu un jeune homme si beau que vous, et j’entends par beauté tout ce qu’on aime. Il y a dans votre prunelle veloutée la vaillance d’un chevalier des grands jours, la chère folie d’un poète ; votre taille est souple et fait songer aux joies d’amour que j’ignore, que je dédaigne, mais que je devine et qui ont parfois troublé ma paix, quand la pensée d’aimer me venait avec votre souvenir.

— Est-ce vrai, Marguerite, est-ce vrai ? balbutia Roland dont les mains se joignirent, frémissantes.

— Je suis pure comme l’acier, reprit-elle en affermissant sa voix, pénétrante plus qu’un chant. Je suis restée pure, intacte et blanche au milieu de l’orgie qui m’entoure et que je traverse volontairement. Je suis libre. C’est ma liberté qui fait ma force. Je bénis Dieu chaque fois que je regarde mon âme, entendez-vous, Roland, et comprenez-vous ?

— Oh ! si je comprends ! soupira notre pauvre Buridan, la poitrine oppressée par une voluptueuse angoisse.

Marguerite ramena sur lui son regard franc jusqu’à la rudesse.

— Non, vous ne comprenez pas, dit-elle.

— Que faut-il faire !… s’écria Roland avec violence.

Elle lui tendit la main. Quand elle eut la sienne elle pesa sur lui doucement, de manière à l’attirer jusqu’à elle.

Il n’y avait pas dans tout l’être de Roland une fibre qui ne tressaillît. Elle le baisa au front. Il chancela.

— Je suis plus vieille que vous, murmura-t-elle.

Puis, baissant à demi ses paupières qui laissaient sourdre du feu :

— Avez-vous senti ? ajouta-t-elle, mes lèvres sont froides.

— C’est vrai, dit Roland, vos lèvres sont froides.

— C’est que tout mon sang est là ! prononça lentement Marguerite en posant la main sur son cœur.

— Que disais-tu donc, Marguerite adorée !… s’écria Roland, qui l’étreignit dans ses bras.

— Laissez-moi, ordonna-t-elle tout bas.

Et Roland se releva comme si une main surnaturelle l’eût saisi aux cheveux par-derrière.

— Je disais, reprit-elle d’un accent glacé, que je n’aime pas, que je ne veux pas aimer. Je parlais de mon cœur qui est de pierre et de mon âme où je descends avec orgueil. Les jours viennent où il ne sera plus malséant d’ouïr une femme qui cause philosophie. Que disais-je auparavant ? je parlais de Dieu que je remerciais de m’avoir créée forte et intrépide… Auparavant encore ? Je disais qu’il n’y a rien au monde de si beau que vous, Roland. Et c’est vrai. Rien que j’aie vu, du moins, si ce n’est moi.

Les riches contours de son cou s’accusèrent tandis qu’elle redressait sa tête d’un mouvement orgueilleux et lent.

Roland voyait des rayons tout autour de son front.

— Vous ne comprenez pas, reprit-elle en baissant les yeux avec une dédaigneuse lassitude. Personne ne comprend celles qui mettent le pied hors du sentier battu. Folles ou perverses ! On leur donne le choix entre ces deux injures. Ce qui peut exister dans leur pensée, nul ne prend souci de le chercher. Si elles disent, cependant, à l’oreille de ceux qui les admirent, comme on applaudit un ténor aux Bouffes ou un jongleur au Cirque, si elles disent : J’ai ma tâche qui est grande, mon dessein qui est hardi ; les sages raillent, les fous comme vous, Roland, remuent le fouillis de leurs romanesques lectures pour savoir à quelle héroïne idiote il faut comparer Marguerite… Il ne faut comparer Marguerite à rien, entendez-vous, Roland, ni à personne. Vous êtes beau comme elle, mais elle est forte. Êtes-vous fort ?

— Cornebœuf ! grondait le vicomte Joulou dans la cuisine, elle a dit qu’elle n’avait pas faim, et le poulet vaut mieux qu’elle ! Il n’y a ni à Paris, ni à Ploërmel, ni même à Rome, une coquine aussi coquine que celle-là, j’en suis sûr ! Puisque j’ai bu les deux bouteilles, je peux bien manger la dernière aile.

La seconde bouteille de Beaune, en effet, était vide. Le verre de Joulou aussi. Il mit la dernière aile dans son assiette et se leva pour aller chercher la cruche de bière.

— Comme on dit, pensa-t-il, j’ai bu mon pain blanc le premier… Mais est-elle ennuyeuse l’étude Deban !

Allons !
Chantons !
Trinquons !
Buvons !

— Voilà une grande heure qu’ils radotent ce refrain ! C’est monotone… Si je n’avais pas peur de perdre ma position ici, j’irais les égayer un petit peu.

Il plaça la cruche sur la table et se dirigea sur la pointe du pied vers le couloir. Quand il revint, il avait du sang aux joues. Il grondait.

— Celui-là me déplaît ! Elle a fermé les deux portes. Je ne peux pas entendre ce qu’ils se disent. Si quelqu’un voulait me prendre ma situation, tant pis pour ce quelqu’un-là ! Il n’est pas le prince russe, que diable !… Non… mais s’il était le premier mari !…

Il cligna de l’œil à l’aile du poulet qui attendait sur son assiette. Elle était bonne, il en convint franchement. Cependant, un trouble restait dans son épaisse cervelle et ce fut avec mauvaise humeur qu’il entama la cruche de bière.

Roland était assis maintenant sur le divan auprès de Marguerite. C’était, en vérité, un couple merveilleux. Jamais théâtre n’eût pu trouver deux plus brillants acteurs, pour jouer ce mystérieux prologue de la Tour de Nesle qui est raconté dans la scène du cachot : Marguerite à vingt ans, Lyonnet de Bournonville à dix-huit : le page et la princesse.

Pas si épaisse, la cervelle de la brute ! Roland était peut-être le « premier mari ».

Marguerite le regardait avec une souriante bonté, comme cette autre tigresse, Élisabeth Tudor, devait regarder le blond Dudley, comte de Leicester. Quant à Roland, sa physionomie exprimait un naïf et religieux respect.

Marguerite avait parlé, Marguerite avait menti, ce qui est tout un.

— Que pensez-vous de moi ? demanda-t-elle.

— Je pense, répondit le pauvre page, que vous êtes un ange.

Elle sourit amèrement.

— Ange déchu, alors, de par l’arrêt du monde ! ange dégradé à qui votre mère ne voudrait pas même entr’ouvrir la porte de sa maison !

— Ah ! fit Roland qui eut comme un élancement au cœur : ma mère !

Marguerite le vit terriblement pâlir.

— Où dansez-vous, cette nuit ? demanda-t-elle d’un ton qui coupait court au précédent entretien.

— Je comptais aller où vous irez, répondit au hasard le page.

— Est-ce que la maman permet cela ? interrompit encore la reine.

Maman ! ce nom si doux, si bon, si cher quand il tombait des lèvres émues de notre Roland ! comment exprimer cela ? Ce mot sonnait ici comme une brutale profanation.

— Je vous en prie, Marguerite, murmura Roland, ne parlons pas de ma mère.

Elle pâlit à son tour. Il ajouta :

— Elle est malade… bien malade !

— Tais-toi ! l’interrompit Marguerite brusquement et comme une parole s’échappe du cœur à l’insu de l’esprit, ne parlons jamais, en effet, de ce qui peut nous séparer !

Roland releva sur elle ses yeux enivrés. Un instant leurs regards se confondirent : celui de Marguerite brûlait.

— Si je pouvais espérer… commença Roland avec tout l’élan de sa jeune passion.

— N’espère rien ! l’arrêta durement Marguerite. Je cherche un homme. Tu serais un obstacle sur mon chemin, car je t’aimerais. Je sens que je t’aimerais avec folie !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! pria le page. Être aimé d’elle !…

— Mais sais-tu ce que cet espoir-là ferait de moi, Marguerite ! s’interrompit-il impétueusement. Sais-tu ce dont je serais capable, si tu me disais : fais, et tu seras aimé.

— Serais-tu à moi, bien à moi ? interrogea-t-elle, tandis que l’amour languissait dans ses grands yeux.

— Tout à toi !

— M’obéirais-tu ?

— En esclave.

— Serais-tu fort ?

— Comme un lion !

— Hardi ?

— Aveuglément !

— Jusqu’où ?

— Dis toi-même !

— Jusqu’à la mort ?

— N’est-ce que cela ?… s’écria Roland rayonnant de jeunesse et de joie.

Marguerite lui mit sa main froide sur le front et prononça lentement :

— Jusqu’au crime !

Roland s’affaissa sous le poids de cette main et de ce mot.

Mais la foi de son âge est si robuste qu’il se releva presque aussitôt.

— Marguerite, murmura-t-il, cesse cette épreuve. Je t’ai devinée… Tu conspires !

Le rire est tout près de la passion. La naïveté profonde de certains élans frise à chaque instant le ridicule. L’industrie du théâtre moderne n’ayant plus rien à démêler avec la grande comédie telle qu’elle est faite, a trouvé dans la parodie des sentiments une source inépuisable de comique. On ne savait pas autrefois que les choses tristes étaient si gaies. Le premier qui a noué une queue rouge à la nuque de nos jeunes enthousiasmes était peut-être un maraud, mais il a découvert une mine de houille marchande sous le filon épuisé qui n’avait plus de diamants. Cela mérite un brevet, sinon une statue.

Certes, le mot de notre pauvre grand garçon, cherchant une explication noble à l’énigme insensée ou criminelle que lui proposait Marguerite, ce sphinx de l’université sauvage ; certes, disons-nous, ce mot était drôle en soi. Tu conspires ! M. Prudhomme a de ces aperçus soudains qui jettent une exhilarante lumière sur les situations les plus tendues. Marguerite conspirant ! La Marguerite de son maître de piano ! Contre qui, bon Dieu, et en faveur de quoi ?

Permettez ! Je sais des conspirations très sérieuses (car voilà encore une chose qui est sérieuse ou burlesque à la volonté du hasard) ! Je sais de très historiques conspirations où Marguerite, telle que Dieu l’a faite, et même d’autres Marguerites, moins belles, moins braves, moins avisées, ont pu entrer, prospérer, fructifier à la barbe des contemporains et de la postérité. Des goûts, des couleurs et des conspirations, il ne faut jamais rien dire.

Seulement, cette splendide Marguerite ne conspirait pas, au moins dans le sens vulgaire du mot. Elle ne travaillait ni pour un roi déchu ni pour une république exilée. Elle était femme d’affaires et ne voyait dans l’univers entier qu’un idéal : Marguerite.

Marguerite Sadoulas, millionnaire ou duchesse, les deux à la fois, s’il se pouvait ; Marguerite, reine dans un palais ; Marguerite, châtelaine d’un Chenonceaux ou d’un Chambord, Marguerite entourée d’adorateurs, Marguerite, assourdie par les bravos sur ce grand théâtre du monde, — elle qui était sortie un soir, les yeux rouges et le cœur meurtri, du petit théâtre gascon où les sots l’avaient sifflée.

Elle avait, pour atteindre ce but radieux, deux moyens, pas davantage : le prince russe et « le premier mari. » Troubler l’État n’était point sa vocation. Elle eût, néanmoins, et sans hésiter, refait 93, si 93 lui eût promis son château et son palais.

L’idée de la conspiration lui plut. Elle s’était trop avancée vis-à-vis de cette âme saine et loyale, qui pouvait bien glisser sur la pente folle des juvéniles entraînements, mais que certains mots devaient arrêter soudain, comme un choc éveille les rêves. Elle le sentait. On lui ouvrait une voie pour faire retraite. Elle y tourna sans hésiter.

— Ceci est au-dessus de votre jeunesse et de votre inexpérience, Roland, dit-elle en baissant les yeux et la voix. Dieu m’est témoin que je n’ai pas voulu vous engager dans cette route au bout de laquelle est l’inconnu… la puissance ou l’échafaud !

— Je ne suis pas ambitieux, répondit Roland, beau de candeur chevaleresque. Je n’ai pas peur de mourir. Si j’allais, ce serait pour vous suivre, si haut que vous montiez, si bas que l’injuste fortune puisse vous précipiter.

Marguerite réfléchissait. Le thème était large et rendait son chemin facile.

— Dans les conspirations, reprit-elle, on fait parfois des choses…

— Vous ne pouvez que bien faire, interrompit Roland.

Puis il ajouta d’un certain petit air dogmatique :

— Je ne suis pas seul à savoir que la morale des conspirations n’est pas la morale commune.

— Le nerf de la guerre… poursuivit la belle fille.

— L’argent ! l’interrompit Roland d’un air scélérat.

Qui n’a joué au Talleyrand au moins une fois en sa vie ?

Marguerite fut sur le point d’éteindre sa lanterne… Elle crut avoir trouvé son homme.

— Écoutez ! reprit tout à coup Roland, je ne vous demande pas même pour qui vous combattez. Je ne sais rien en politique. Les chants de liberté me font battre le cœur, et ma pauvre bonne mère sait me tenir éveillé au récit des gloires impériales ; mais il me semble que vous devez tenir à quelque grande famille. Moi aussi, j’ai eu parfois ce rêve des magnificences du passé. Ma mère elle-même a laissé échapper des demi-mots… Il y a un lien entre moi et ces hommes qui criaient Dieu et le roi dans les guérets de la Vendée : j’en suis sûr. Peu m’importe le drapeau, c’est vous qui serez mon drapeau ; je l’ai dit et je le répète : où vous irez, j’irai… Mais ayez pitié de moi, Marguerite, j’étais venu ici le cœur bien troublé. Je voulais savoir, et, quand je vous ai vue, j’ai subi le charme comme toujours. Les paroles se sont arrêtées sur mes lèvres. Et pourtant, demain, je me bats en duel à cause de vous, Marguerite.

Il fallut ce dernier mot pour réveiller l’attention de la belle créature qui déjà se repliait sur elle-même et bâtissait en Espagne son éternel château.

— Vous vous battez… pour moi ! répéta-t-elle, tandis que ses yeux s’animaient.

— Un homme vous a calomniée, poursuivit Roland.

Elle dut rire en elle-même, mais une expression de hauteur se répandit sur son visage.

— Oh ! je savais bien, s’écria Roland, qui répondait en ce moment au témoignage du madras accusateur. Vous n’avez jamais été chez M. Léon Malevoy, n’est-ce pas ?

Le premier mouvement de Marguerite fut de répondre : jamais. Elles sont toutes ainsi. Leur habileté est de nier même l’évidence, vis-à-vis des aveugles qui demandent passionnément à ne point voir le soleil en plein midi. Mais elle se ravisa, parce qu’elle était comédienne et qu’un motif de scène se présentait.

— S’agit-il de M. Léon Malevoy ? demanda-t-elle.

Et sans attendre la réponse, elle ajouta d’un ton de sereine autorité :

— Roland, je vous défends de vous battre contre M. Léon de Malevoy.

— Je l’ai provoqué !

— Il vous pardonnera.

— Marguerite ! fit Roland qui se redressa droit comme un I. Excepté le bon Dieu, ma mère et vous, je ne connais personne à qui je veuille faire des excuses.

Elle sourit, car il était vraiment beau, dans sa crânerie, exempte d’emphase.

— Enfant ! murmura-t-elle, toi qui t’offrais à me servir, voudrais-tu te mettre du premier coup entre le succès et moi ?

Il n’en fallait pas plus que cela. Notre Roland tomba de son haut, comme on dit, et resta bouche béante.

C’était la conspiration. Il avait les deux pieds dans la conspiration !

Et sans doute que le madras était aussi de la conspiration !

Quelqu’un qui ne conspirait pas, c’était le vicomte Joulou, la brute. Il avait achevé son poulet, dont pas une bribe ne restait. On a de ces appétits entre Josselin et Ploërmel. Après le poulet, il avait même mangé un restant de bœuf, comme entremets sucré, pour achever son pot de bière. Maintenant il dévorait un fromage de marolles qu’il arrosait d’un grog très foncé, gardant le restant de la burette pour son café noir.

Il était de mauvaise humeur, croyez-le bien. Il avait fait déjà dix fois pour le moins le voyage du couloir. Il buvait en grondant, il mangeait en fermant les poings. La chanson que l’étude Deban radotait là-bas, à la Tour de Nesle, avec un entêtement héroïque, le mettait en colère. Ses joues étaient brûlantes, ses yeux avaient des filets de sang ; il était plein ; il était ivre.

Et l’idée fixe de son ivresse solitaire était que l’autre Buridan venait lui prendre sa position.

Cornebœuf ! sa grosse tête se montait là-dessus, et, à chaque coup de grog, il voyait l’avenir au travers d’un deuil plus rougeâtre.

Il se passait dans le salon pendant cela, quelque chose comme une veille d’armes. Marguerite, sans révéler aucunement le secret de cette fantastique conspiration, ceignait à Roland l’épée du mystère et le nommait son chevalier. Le pauvre beau page, subjugué et bien autrement ivre que Joulou, prenait au sérieux toutes ces momeries d’amour. Et peut-être y avait-il quelque chose au fond des momeries, car Marguerite était jeune et femme. Une fois admis le point de départ romanesque, cette « mission » périlleuse qui rehaussait encore l’adorée dans son imagination d’enfant, Roland se jetait à corps perdu dans le plein océan des rêves. Il était bien l’homme de son costume, l’aventurier hardi, cherchant partout le tapis vert où l’on joue sa vie sur un tour de dés. À ses côtés, presque dans ses bras, il avait le plus éblouissant des enjeux, une femme souverainement belle, séduisante, entraînante et qui lui parlait de vaincre en lui parlant d’aimer.

Roland n’était plus sur la terre ; le souffle de la merveilleuse créature touchait ses tempes comme un feu. Elle avait des regards qui le poignaient et qui le transportaient au ciel. Entre eux, les paroles tombaient rares et brèves, car Marguerite buvait aussi, goutte à goutte, l’ivresse qu’elle versait :

— Il y a si longtemps, si longtemps, dit-elle, que j’avais peur de t’aimer !

Sa voix languissait comme une plainte.

Roland se mit à genoux, car il faut bien en arriver là.

Les mains de Marguerite frémirent dans les boucles électrisées de sa chevelure ; puis, tout à coup, cette violente vibration de tout son être s’arrêta comme par enchantement.

Au premier instant, Roland ne s’en aperçut pas ; son attention était prise par un accident inopiné.

Il était arrivé, en effet, quelque chose. Peu de chose.

Dans le mouvement qu’il avait fait pour se mettre à genoux, le seul bouton qui attachait son pourpoint s’était rompu. Du pourpoint ouvert, le portefeuille de Thérèse s’était échappé. Il était à terre. Les billets de banque se dispersaient sur le parquet.

Si vous aviez interrogé Roland, il vous eût dit, en conscience, que les yeux de Marguerite ne s’étaient pas détournés de ses yeux, tant fut rapide et furtif le regard qu’elle darda aux billets tombés.

Roland n’aurait peut-être pas ramassé le portefeuille tout de suite, mais Marguerite se leva brusquement, disant :

— Il fait chaud ici, j’étouffe.

Elle alla ouvrir la croisée. Roland remit les billets de banque dans le portefeuille et le serra.

Marguerite, penchée au balcon, plongeait un regard attentif dans l’ombre du boulevard. Sa joue était livide, mais ses yeux brûlaient toujours, quoique ce fût d’une autre flamme.

— Vingt mille francs ! murmura-t-elle en elle-même.

Non seulement ce regard furtif avait vu, mais il avait compté.

Marguerite pensa encore :

— J’ai vingt ans passés. C’est l’heure ou jamais !