Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 07

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 73-84).
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Prologue


VII

La bande joyeuse.


Joulou tâtonnant comme un aveugle et pesant à deux mains sur ses yeux que le sang chaud brûlait, trouva la porte de la maison. Il rentra sans avoir été vu par la ronde de police, ni par la bande joyeuse qui sortait du cabaret de la Tour-de-Nesle.

Le froid était vif. Les rares fenêtres qui donnaient sur la partie du boulevard où le meurtre avait eu lieu étaient toutes fermées. Le crime, qui, pour une conscience large et mal éclairée, avait pris un instant les allures d’un duel, n’avait pas eu d’autres témoins que cette femme, penchée là-haut, à son balcon, et qui était complice.

Le secret mortel restait entre cette femme, Joulou et Dieu.

Les jeunes gens, tous costumés, qui descendaient la rue Campagne-Première, causaient et chantaient.

Ceux qui causaient disaient :

— Fin du carnaval ! la tirelire est vide, on a mangé la dernière montre, et le père Lancelot ne fait pas crédit.

Ceux qui chantaient, ivres à demi, répétaient avec fatigue et mauvaise humeur ce refrain qui avait bercé le dîner de Joulou :

Allons !
Chantons !
Trinquons !
Buvons !

Les uns et les autres bâillaient. Il faut bien s’amuser. Ainsi s’amusent trop souvent les bandes joyeuses.

Quant aux fonctionnaires composant la ronde de police, ils discutaient avec une courtoisie calme des sujets littéraires ou politiques et dormaient debout du meilleur de leur cœur.

Les costumes de la bande joyeuse étaient tous empruntés au drame de la Tour de Nesle, nous savons cela. Le roi Louis-le-Hutin s’arrêta au milieu de la ruelle et dit :

— Si nous étions dans les temps de Barbarie où j’avais l’honneur de gouverner la France, nous dévaliserions un passant et nous finirions la nuit au no 113.

— Voilà ! soupira Enguerrand de Marigny. Il n’y a plus rien de bon, tout est fané, même mon gibet de Montfaucon… Cependant, le no 113 était encore à naître !

— J’ai lu dans la Morale en action, dit Gaultier d’Aulnay, que deux jeunes officiers mirent un jour leur honneur au Mont-de-Piété. Je propose…

— Garde ton honneur, fit observer Landry : au-dessous d’une valeur de trois francs, les commissionnaires ne prêtent plus.

En ce moment, Joulou, essoufflé, s’élançait dans le salon de Marguerite.

— Je l’ai tué, dit-il, comme si quelqu’un l’eût interrogé. Tué raide !

Personne ne l’entendit, car Marguerite était évanouie.

Joulou lui jeta de l’eau au visage. Elle ouvrit les yeux ; mais, en voyant ce hideux masque de sang qu’il avait sur la figure, elle referma ses paupières avec terreur.

— Lave-toi ! balbutia-t-elle. Si on venait !

Il se regarda dans la glace et recula effrayé.

— Cela me brûlait comme de l’eau bouillante, dit-il. Je suis fâché de ce que j’ai fait. Je ne lui en voulais pas avant ce soir, à ce jeune homme ! C’est bête !

Marguerite lui apporta elle-même de l’eau dans un bassin.

— Tu es blessé aussi ? demanda-t-elle.

— Non, c’est tout à lui, le sang, répliqua-t-il en plongeant sa tête dans le bassin dont l’eau devint rouge. Je suis fâché de ce que j’ai fait, bien fâché. Il ne se battait pas de bon cœur. Il avait peur de me blesser. Cornebœuf ! moi je l’ai tué ! C’est bête !

Marguerite changea l’eau du bassin. Elle avait une question sur les lèvres, mais elle ne parlait point. Joulou s’inondait d’eau fraîche, disant :

— Celle-là est froide, au moins ! sans la glissade, je n’aurais pas pu… Il n’y avait personne à regarder, l’homme était parti, l’homme à la lanterne… et lui, oh ! c’était un mâle ! un vrai ! Il n’a pas dit seulement : Au secours ! Mais parle donc toi ! car c’est toi qui as tout fait. Et pendant que j’étais caché derrière l’arbre, je t’ai bien vue à ton balcon !

— Je t’ai crié : Ne le tue pas ! balbutia Marguerite. As-tu entendu ?

— Il ne t’avait pas volé le portefeuille ? reprit Joulou qui fixa sur elle son œil égaré.

— Où est-il, le portefeuille ? demanda tout bas Marguerite.

Au lieu de répondre, Joulou se laissa choir sur le divan.

— Je n’ai pas peur de mourir, dit-il pendant que sa tête inclinée battait sur sa poitrine. Mais c’est l’échafaud… J’ai été une fois à la barrière Saint-Jacques voir l’échafaud… Je ne savais pas qu’un jour viendrait… Ah ! c’est bête ! c’est bête !

Il se tut, et son corps eut une convulsion.

Marguerite s’assit les bras croisés et la tête haute.

— Les bonnes gens, là-bas ! poursuivit Joulou d’une voix changée et douce comme la plainte d’un enfant ; les pauvres bonnes gens ! le père et la mère ! Il n’y a jamais eu que de braves cœurs chez nous, sais-tu ? Je crois bien que je me tuerai… Ils auront bu à ma santé, ce soir, quoiqu’ils soient fâchés contre moi. Je leur ai coûté tant d’argent ! Demain, c’est mercredi des Cendres, ils iront tous deux à la paroisse et la mère aura des larmes dans les yeux en priant pour moi.

Marguerite avait les sourcils froncés. Un cercle violâtre entourait ses yeux, tranchant sur la mortelle pâleur de sa joue. Une crispation nerveuse déformait l’arc de ses lèvres. Elle planta ses mains glacées dans les cheveux de Joulou et le releva, mettant en lumière son visage bouffi par les larmes.

Car il pleurait comme un enfant.

— Est-ce fini ? dit-elle d’une voix sifflante.

Les deux poings de Joulou se fermèrent.

— Est-ce fini ! brute ! répéta-t-elle, rallumant l’éclair de ses yeux. Je souffre plus que toi, car je l’aimais, entends-tu ? je l’aimais… Donne le portefeuille.

— Il n’avait pas de portefeuille, gronda Joulou.

— Ah ! fit Marguerite dont la lèvre blêmit, j’ai eu dix minutes d’agonie. Est-ce pour rien que j’ai pleuré du sang ?

Joulou passa ses doigts écartés sur son front.

— Brute ! murmura-t-il. Tant mieux ; alors j’oublierai peut-être.

— Je veux le portefeuille ! s’écria follement Marguerite. Il est à moi.

— J’ai touché sa poitrine, prononça Joulou avec effort, non pas pour chercher ton portefeuille, mais pour tâter son cœur. Le coup aurait tué un bœuf… Brute ! brute !… son cœur ne battait plus. Il n’y avait pas de portefeuille, j’en suis sûr. Ah ! écoute ! je me souviens : quand il a glissé… quand il est tombé, j’ai vu sa main qui disparaissait sous le revers de sa jaquette. Je m’en souviens, parce que je me disais : il va me faire sauter le crâne d’un coup de pistolet… Mais non ! ce n’était pas un pistolet. La mémoire me revient à mesure que je parle. C’était peut-être le portefeuille. Il l’a jeté au loin par-dessus sa tête, et le portefeuille… c’était bien le portefeuille, j’en suis sûr maintenant… est allé tomber rue Campagne, à vingt pas de nous.

— Je l’aurai ! dit Marguerite. Il m’a coûté trop cher, je le veux !

Ses deux mains s’arrachèrent de la chevelure de Joulou, qui perdit l’équilibre et tomba en avant, la face contre terre. Il n’essaya point de se relever. Il pensait vaguement dans la nuit bouleversée de son cerveau :

— Celle-là est le démon ! Elle l’aimait… Faut-il me tuer ou retourner chez nous, là-bas, en Bretagne ? La mère me disait : Quand tu fais mal, j’ai de mauvais rêves. Que va-t-elle rêver, cette nuit ! Ah ! c’est bête ! On a tort de venir à Paris ! J’irai me confesser demain et me noyer après.

Marguerite descendait l’escalier d’un pas ferme.

Elle s’arrêta, cependant, au seuil de la porte extérieure, parce que cette portion du boulevard, tout à l’heure si déserte, où le meurtre avait eu lieu, était maintenant pleine de monde. Les choses avaient marché. La bande joyeuse qui sortait de la Tour de Nesle et la ronde de police qui venait du carrefour de l’Observatoire s’étaient rencontrées à l’angle de la rue Campagne-Première, apercevant toutes deux à la fois le Buridan qui baignait dans une mare rouge, en travers de la glissade fondue. À Paris, les curieux jaillissent de terre. Il y avait déjà des curieux.

Marguerite referma doucement la porte qu’elle avait ouverte, et resta derrière la claire-voie.

Il n’y avait point de concierge. C’était chose commune alors et qui se retrouve encore, spécialement dans ce quartier, où le principal locataire, loueur de chambres, la plupart du temps, garde lui-même sa maison. Le principal locataire était ici une vieille étudiante qui avait rapiné quelques milliers d’écus autour des écoles et qui couchait ses rhumatismes avec les poules.

La ronde, composée d’un officier de paix et de deux agents, était en quête d’un conciliabule républicain qui se tenait je ne sais où. Les nuits parisiennes ont leur colonne de profits et pertes. Le meurtre du Buridan n’était qu’une affaire courante : un problème qui devait être posé, le lendemain, aux virtuoses de la sûreté et résolu peut-être dans la journée, — comme aussi, peut-être devait-il rester au fond des cartons, insoluble jusqu’à la consommation des âges et de la préfecture.

Ce sont des hommes prudents, avisés, doués d’un sûr coup d’œil. Nous autres qui tenons la plume, nous nous mettons volontiers contre eux, et chose singulière, en vérité, les trois quarts et demi de la population paisible qu’ils sauvegardent sont de ce capricieux avis. Il ne faut pas discuter l’opinion d’Athènes qui se déclare elle-même la ville la plus spirituelle du monde. On passerait pour Béotien, rien qu’à la taxer d’outrecuidance. Mais tout en respectant l’opinion d’Athènes, je prends, moi qui parle, la liberté grande de penser différemment. J’aime ceux qui me font la voie libre pour passer, la nuit calme pour dormir et, en vérité, si les sergents de ville n’arrivaient pas toujours après que la voiture a écrasé la dame…

D’un triple coup-d’œil d’aigle, la ronde vit tout de suite qu’elle n’avait rien à faire avec la bande joyeuse, encore moins avec les curieux, arrivant un à un. La bande joyeuse portait l’innocence peinte dans ses regards un peu avinés, mais surtout ennuyés, comme il convient à des regards de carnaval. Parmi les curieux se trouva cet étudiant en médecine, qui ne manque nulle part de l’autre côté de l’eau, et qui deviendra sans doute un célèbre docteur. Cet étudiant, ayant vu le poignard et le sang, déclara que la mort du Buridan devait être attribuée aux suites d’une blessure.

On souleva Roland : deux ou trois femmes remarquèrent l’idéale beauté de ses traits, quand sa pauvre tête pâle pendit sur le bras de l’officier de paix. L’étudiant en médecine offrit généreusement ses services. Une sorte de convoi s’organisa, qui traversa le boulevard pour gagner la rue de Chevreuse et de là, la rue Notre-Dame-des-Champs où était située la maison des religieuses de Bon-Secours. L’officier de paix, n’étant pas encore bien convaincu de la mort du Buridan, avait envoyé un express au no 1 de la rue du Regard où demeurait le docteur Récamier.

Cet excellent médecin, célèbre par son talent, par ses grâces et par sa paresse, n’avait qu’un pas à faire de son hôtel au couvent de Bon-Secours, occupant une des premières maisons de la rue Notre-Dame-des-Champs.

Tout cela, on en conviendra, était supérieurement arrangé. Quoi que puisse en penser Athènes, j’ose à peine croire que des voleurs, arrivant sur le lieu, à la place des agents de police, eussent pris des mesures plus profitables.

Seulement la ronde se donna la peine d’arrêter, rue de Chevreuse, au coin d’une borne, le chiffonnier Tourot, ancien époux illégitime de feu Mme Théodore, parce que ce brave garçon s’était endormi, la tête contre la muraille, auprès de sa lanterne encore allumée.

On excusera cet excès, si on réfléchit que, par le froid qu’il faisait et grâce aux deux litres de poison qui congestionnaient le cerveau de l’amant de Virginie, cet honnête homme se fût éveillé dans l’autre monde, le lendemain, mercredi des Cendres.

La bande joyeuse, cependant, n’avait point suivi le convoi. Elle restait, silencieuse, au coin de la rue Campagne. Marguerite attendait son départ avec impatience.

Marguerite était toujours derrière la claire-voie. Elle guettait.

— J’ai cru que c’était Léon Malevoy ! dit le premier Louis le Hutin.

— C’est le même costume, répliqua Landry, et nous n’avons pas vu Léon Malevoy de toute la soirée.

— Bah ! fit Enguerrand de Marigny, Léon est ici près, chez sa belle Marguerite… Je vais me coucher, Messires !

Les autres échangèrent un regard.

On laissa partir cependant le premier ministre qui allait se coucher, mais la bande joyeuse avait quelque arrière-pensée. Ceux qui la composaient se faisaient des signes et parlaient tout bas.

Au moment où Enguerrand de Marigny s’en allait les mains dans les poches et passait devant la porte de Marguerite, la voix du roi de France s’éleva tout à coup et cria :

— Holà ! coquin de Jaffret ! Tu nous voles, mon ministre !

Enguerrand de Marigny, paraîtrait-il, s’appelait Jaffret, de son nom. Il eut un vif tressaillement à la voix de son souverain qui était en même temps son maître-clerc. Quelqu’un qui l’eût examiné de près en ce moment, aurait bien vu que l’idée de prendre ses jambes à son cou lui traversait l’esprit.

C’était un pauvre diable assez haut sur pieds, mais mal bâti et qui portait gauchement son costume de louage. Il était troisième clerc, à l’étude de maître Deban, notaire, rue Cassette. Il s’arrêta précisément en face de Marguerite, cachée derrière la claire-voie.

— Monsieur Comayrol, dit-il d’une voix qu’il voulait rendre ferme, je ne déteste pas la plaisanterie, mais, s’il vous plaît, pas de gros mots !

— Seigneur, on n’a pas l’intention de vous offenser, repartit le maître clerc qui s’approchait, entouré de ses compagnons. Mais n’est-ce pas déjà pour concussion que vous avez été pendu au Moyen-Âge ?

Marguerite n’écoutait guère. Ces grotesques détails n’avaient aucun rapport avec l’objet de sa préoccupation. Elle attendait avec une impatience croissante le départ de la bande joyeuse. Un mot, cependant, lui fit dresser l’oreille.

— Par Notre-Dame ! disait Landry, tu as ramassé quelque chose là-bas, Jaffret, Lorrain, vilain, traître à Dieu et à ton prochain. J’ai idée que ce n’est pas une prune de reine-claude. La saison s’y oppose, et les arbres qui nous ombragent sont des ormes !

Ce Landry, bien découplé sous son costume de routier, était le deuxième clerc de l’étude Deban, M. Urbain-Auguste Letanneur, jeune homme lettré, qui envoyait des articles satiriques au Riverain de la Meuse, journal de sa patrie.

Jaffret répondit :

— Je n’ai rien ramassé du tout !

Puis il se reprit, voyant qu’on faisait déjà cercle autour de lui.

— Peut-être mon mouchoir… balbutia-t-il.

— Archers ! ordonna terriblement le roi Comayrol, qu’on saisisse ce traître et qu’on le fouille !

Letanneur et un autre qui portait le modeste harnais d’un manant, appréhendèrent Jaffret au collet.

Jaffret dit au manant :

— Monsieur Beaufils, vous n’êtes pas de l’étude. À bas les mains !

Mais Comayrol décida :

— Va bien, Beaufils ! Tu as qualité. Exécute !

M. Beaufils, qui n’était pas de l’étude Deban, exécuta. Sa jambe droite, évidemment habituée à cet élégant exercice, faucha doucement les deux jarrets de Jaffret, qui s’assit par terre à l’improviste.

Il n’y avait plus à résister. Jaffret dit :

— Voilà une affaire ! quoi ! la garde n’est pas loin. Voulez-vous ramasser les voisins ? Patience, donc ! on va s’expliquer comme des amis.

Puis, baissant la voix :

— Que savez-vous si l’histoire de l’homme mort n’a pas attiré du monde aux fenêtres ? ajouta-t-il.

Tous les membres de la bande joyeuse levèrent instinctivement les yeux, interrogeant à la fois les maisons voisines, la chaussée et les deux trottoirs. Rien de suspect ne se montrait, car ils ne pouvaient voir Marguerite, dans la nuit complète de l’allée.

Ils se rapprochèrent néanmoins et resserrèrent leur groupe, d’où il ne sortit plus que des murmures.

Personne, assurément, désormais, n’aurait pu les entendre des fenêtres. Mais ils avaient un témoin invisible qui ne perdait pas une seule de leurs paroles. Ils étaient maintenant si près de la porte que Marguerite aurait pu les toucher en étendant la main.

— Mon Dieu, dit Jaffret qu’on avait relevé, je voulais tout uniment aller chez moi, ou n’importe où, dans un endroit sûr, pour voir un peu ce que c’est… Après, il était toujours temps de partager, n’est-ce pas vrai ?

— Oui, oui, toujours temps, fit Landry, ça ne pressait pas… coquin.

— Silence ! ordonna le roi. Nous sommes un tribunal. Que l’accusé soit traité avec clémence… Alors, Jaffret, tu n’as pu voir encore ce que tu as ramassé ?

— Tâchez donc de ne pas nous entr’appeler par nos noms, vous ! grommela le troisième clerc. Ça peut porter malheur. Je sais bien que j’ai ramassé un portefeuille, parbleu ! mais je ne sais pas ce qu’il y a dedans.

Derrière la porte, Marguerite, qui écoutait la tête penchée, se redressa. Elle fut désormais moins attentive parce qu’elle avait davantage à réfléchir.

Le mot « portefeuille » avait produit aussi son effet sur la bande joyeuse.

Entre tous les objets qui chatouillent l’imagination des fantaisistes, comptant sur un gros lot à cette loterie du hasard dont les billets vont et viennent, le portefeuille tient le premier rang. En soi le portefeuille est une chose aussi capricieuse que la destinée elle-même : il peut ne rien contenir ; il peut contenir moins que rien : des lettres d’anciennes maîtresses, des hémistiches de tragédie, des nigauderies de conspirateurs, des notes de blanchisseuse, mais il peut contenir une fortune.

Je dis le plus plat des portefeuilles. Comment ! sous l’espèce d’un secret, comme dans des mélodrames ? D’abord, oui, car les mélodrames sont bien forcés de partir d’un point possible, sinon probable. Oui, tel secret qui n’enflerait même pas le ventre plat d’un carnet de danseuse, peut valoir une fortune, — et c’était justement un secret de cette sorte que Madame Thérèse, la malade du no 10 de la rue Sainte-Marguerite, la mère de notre pauvre beau Roland, voulait acheter au prix des vingt billets de mille francs, contenus dans le portefeuille.

Racheter, devrions-nous dire plutôt, car ici les vingt mille francs étaient une rançon, et le secret appartenait bien légitimement à la mère de Roland.

Il y a, dit-on, en Angleterre trois bank-notes de deux cent mille livres, valant par conséquent, chacune cinq millions de francs. La première appartient à la succession du prince conjoint, la seconde est la propriété de Mme A. R…n, qui fit longtemps les affaires d’amour d’un célèbre banquier israélite ; la troisième est encadrée dans le salon du gouverneur de Royal-Exchange où son radieux aspect excite un enthousiasme profond et sincère que ne firent jamais naître les plus nobles pages de Murillo, de Raphaël ou de Léonard de Vinci. Laissant à part cette troisième épreuve, il existe donc au monde deux portefeuilles au moins qui, plats comme des crêpes de Basse-Bretagne, peuvent contenir deux cent cinquante mille francs de rentes.

Les rêves de la bande joyeuse n’allaient probablement pas si loin que cela. Pour dire le vrai, il s’agissait un peu de continuer cette fête du mardi gras, interrompue par défaut de subsides : la caisse sociale, parmi les clercs de l’étude Deban étant dans un lamentable état, quelques centaines de francs eussent reçu ici le plus favorable accueil.

Nous savons que l’aubaine valait mieux que cela.

Jaffret, non sans répugnance, déboutonna sa dalmatique et en retira le portefeuille.

Le roi Comayrol le saisit comme une proie.

Aussitôt que les doigts experts du roi Comayrol eurent touché l’enveloppe de cuir, il poussa un petit cri de surprise. Beaucoup de mains savantes reconnaissent la soyeuse étoffe du billet de banque à travers le maroquin.

— Domino ! s’écria le roi, oubliant toute prudence, il y a du sucre !

Un mouvement involontaire de Marguerite fit tourner tous les yeux vers la porte qui montrait sa claire-voie noire comme une mystérieuse menace.

M. Beaufils murmura :

— Mauvais endroit pour faire l’autopsie du calepin !

Et approchant sa bouche de l’oreille de Comayrol, il ajouta :

— J’ai vu une tête… là ; hé, bonhomme !

Ce Comayrol était un garçon de moyens, comme nous en aurons d’abondantes preuves par la suite. Il marcha sur le pied de M. Beaufils, qui n’appartenait point à l’étude Deban et reprit, comme si celui-ci lui eût dit tout autre chose :

— Truand, mon ami, je comprends votre légitime impatience. Procédons à l’inventaire. Je romps les scellés.

— Attention ! dit Beaufils tout haut. Pas de tricherie !

— Les scellés sont rompus ! No 1, une contremarque du théâtre du Panthéon… pour la représentation des Bohémiens de la périlleuse montagne… je vous avais dit : Domino !

Il fit le geste de fouiller plus avant. La bande joyeuse qui flairait le stratagème éclata de rire.

No 2, poursuivit Comayrol, une reconnaissance du Mont-de-Piété, un gilet : cinq francs ; il devait être élégant.

No 3 et dernier : une feuille de copie de lettres, pliée en huit, pour faire des cigarettes économiques, contact soyeux, propre consistance du billet de banque, origine de ma déplorable erreur et de mon cri : Domino !

D’une seule voix, en chœur, la bande joyeuse donna ces deux notes profondes et convaincues :

— Volés !

M. Beaufils ajouta :

— Pas de chance !

La scène était parfaitement bien jouée, ni trop longue, ni trop courte, sans détails inutiles, sans charge, sans affectation. Elle eût réussi près de Marguerite elle-même si Marguerite n’avait eu, par avance et d’après le témoignage même de ses yeux, la certitude que tout ceci était une effrontée comédie.

— Seigneur Enguerrand, reprit le roi Comayrol en s’adressant à Jaffret, nous vous relevons de l’accusation portée contre vous, mais nous confisquons le portefeuille en faveur de notre concierge, dont nous avons coutume d’entretenir l’amitié par de petits cadeaux, chaque fois que ces munificences ne nous coûtent rien. Vous pouvez vous retirer, Seigneur. Que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde !

Il prit Jaffret par les épaules et le fit virer sur lui-même ; mais, dans ce mouvement, il lui glissa à l’oreille :

— Fais semblant de t’en aller et reviens. Il y en a… Nous serons à la Tour de Nesle.

— C’était bien la peine ! gronda Jaffret. Bonsoir, les vieux !

— À dodo ! cria Letanneur. C’est demain carême. Grâce au ciel, l’état de nos finances nous permettra de jeûner jusqu’à Pâques.

Ils quittèrent la place. Jaffret se dirigeant comme la première fois vers le quartier d’Enfer, les autres revenant sur leurs pas et chantant du propre accent qui convient à des vaincus, obligés, faute d’argent, à quitter le champ de bataille du mardi gras, leur refrain bachique, transformé en berceuse :

Allons !
Chantons !
Trinquons !
Buvons !

Ils dépassèrent ainsi la rue Campagne qu’ils regagnèrent bientôt après, en silence et un à un.

— Le pauvre diable a été bel et bien assassiné, dit Comayrol à voix basse, quand ils furent groupés à l’angle de la ruelle. Ça ne lui fait ni chaud ni froid que nous soyons ses héritiers. Il ne s’agit plus de s’amuser. L’affaire proposée par M. Beaufils devient possible. On soupe, les petits, mais sobrement, comme des rentiers, car avec ce qui est là-dedans, acheva-t-il en frappant sur le portefeuille, il faut que, l’hiver prochain à pareille époque, chacun de nous vive de ses rentes !