Félix Alcan (p. 163-179).

VII

LE QUATUOR EN RÉ MAJEUR



La composition que l’on nomme quatuor d’archets ou quatuor à cordes doit, pour avoir une réelle signification artistique, être une œuvre de maturité.

Qu’on ne croie point surtout que j’aie l’intention d’exposer ici une règle dogmatique — Dieu m’en garde ! — ce que je viens d’énoncer n’est pas autre chose que le résultat d’expériences corroborées par l’observation historique.

Il n’y a pas d’exemple, même chez les musiciens de génie, d’un bon quatuor à cordes daté d’une période de jeunesse ; les beaux quatuors de Mozart sont ceux de 1789 et 90, l’auteur avait alors trente-trois ans, et trente-trois ans, pour Mozart, c’était presque la vieillesse.

Ce fut seulement en sa trentième année que Beethoven osa s’attaquer à cette sorte de composition, ayant refusé, comme on sait, à l’âge de vingt-sept ans, les offres tentantes du comte Appony, et encore ne fut-ce que neuf ans plus tard qu’il commença à entrevoir dans le septième quatuor, en fa, ce que pouvait donner cette forme. Les dix ou onze premiers ne sont en réalité que des essais et l’ère du véritable quatuor beethovénien, de celui qui, au moyen de quatre instruments, fonde toute une nouvelle musique, cette ère date seulement de 1822, Beethoven avait alors cinquante-deux ans…

E. Grieg, en un article sensationnel sur ses premières études, écrit pour un journal américain[1], rapporte qu’à son arrivée au Conservatoire de Leipzig, Reinecke, en bon pédagogue allemand, lui enjoignit d’écrire un quatuor à cordes, — ce quatuor était mauvais, l’auteur le reconnaît de bonne grâce, mais celui-ci garda toujours les traces de cette erreur première d’éducation. Grieg, en effet, charmant improvisateur de lieder plus ou moins populaires, n’est rien moins qu’un symphoniste et n’arrivera probablement jamais à l’être.

« Mais, pourrait-on m’objecter, celui qui sait écrire l’orchestre, doit a fortiori, pouvoir écrire le quatuor. » — Cette opinion, qu’on me permette de le dire, est complètement erronée et ne peut provenir que d’esprits au jugement superficiel.

Il n’y a presque pas de rapport entre la manière de penser et de réaliser une idée au moyen du quatuor d’orchestre ou de faire la même opération en vue du quatuor de chambre ; le fond, la forme, l’écriture elle-même, sont, dans cette dernière sorte de composition, presque l’opposé de ce qu’ils sont dans la symphonie pour orchestre par exemple, ce qui fait que les jeunes quatuors, écrits trop tôt, de quelque séduisantes chatoyances soient-ils pourvus, vieillissent vite et s’effondrent en raison de leur manque de solidité.

Les causes de tout cela sont faciles à exposer, mais les donner ici m’entraînerait trop loin, et d’ailleurs cette étude n’a nullement la prétention d’être un traité de composition musicale.

Qu’il me suffise de répéter que le quatuor à cordes est certainement la forme la plus difficile à traiter dignement et que, pour obtenir cette variété dans l’unité qui en est la condition essentielle, une forte maturité d’esprit et de talent, jointe à une sûre expérience de l’écriture, est tout à fait indispensable.

Ce fut au cours de sa cinquante-sixième année que César Franck osa penser à la composition d’un quatuor pour archets ; et encore, en cette année 1888 où nous remarquions avec surprise, étalées sur son piano, les partitions des quatuors de Beethoven, de Schubert et même de Brahms, ne fit-il qu’y penser sans rien écrire, et ce n’est que du printemps de 1889 que datent les premières esquisses.

Le premier mouvement, l’idée mère surtout, lui coûtèrent des peines infinies à mettre sur pied ; longtemps, souvent, il recommença, effaçant nerveusement le lendemain à grands coups de gomme ce qu’il croyait définitif la veille. Il édifia même un bon tiers du premier morceau sur une idée mélodique dont il fut amené ensuite à modifier presque entièrement l’ossature ; il n’hésita point alors à barrer ce qui était déjà écrit au net et à recommencer le morceau à nouveau suivant une deuxième version dont il ne fut pas encore satisfait et qu’il détruisit aussi pour la remplacer enfin par la définitive.

À titre documentaire, et pour l’édification des jeunes auteurs qui considèrent comme immuable toute phrase sortant de leur plume, je reproduis ici les trois versions de cette idée musicale appelée à jouer dans l’œuvre un rôle si important.

C’est ainsi que Beethoven s’y reprit à cinq fois pour établir le thème (qui paraît cependant avoir coulé de source) du final de la Sonate pour piano, op. 53.

Franck n’eut point à se repentir de cette laborieuse gestation de son premier mouvement de quatuor, car c’est peut-être à ses hésitations, à ses retours sur lui-même qu’il dut de trouver la forme si spéciale de cet absolu chef-d’œuvre.











Ce premier mouvement est, en effet, la plus étonnante pièce symphonique qui ait été construite depuis les derniers quatuors beethovéniens. Sa forme, essentiellement nouvelle et originale, consiste en deux morceaux de musique vivant chacun de sa vie propre et possédant chacun un organisme complet, qui se pénètrent mutuellement sans se confondre, grâce à une ordonnance absolument parfaite de leurs éléments et de leurs divisions.

Comme le Quintette en fa mineur, comme la Symphonie et la Sonate de violon, ce quatuor est édifié à l’aide d’un thème générateur qui devient la raison expressive de tout le cycle musical, mais, rien, dans l’œuvre de Franck pas plus que dans celui de ses prédécesseurs, n’égale en audacieuse et harmonieuse beauté ce type de musique de chambre unique aussi bien par la valeur et l’élévation des idées que par la perfection esthétique et la nouveauté très personnelle de l’architecture.

Dussé-je paraître trop technique, et en conséquence fastidieux pour quelques-uns, je vais cependant tâcher — pour quelques autres — de faire comprendre l’union de ces deux personnes du quatuor en une seule ; et, ne trouvant pas de terme propre à qualifier ces deux portions d’un même tout, on me permettra de les désigner simplement par le nom de la forme qu’ils affectent dans l’ensemble du premier mouvement, l’une étant construite en forme-lied, l’autre en forme-sonate.

C’est le thème générateur du cycle qui forme à lui seul l’exposition lente du lied : (Thème X)


\score {
\relative c''' { 
\new Staff {
\set Staff.instrumentName = #"(Thème X)"
\clef G
\key d \major
\time 4/4
\tempo Lento
r4 a4 fis d~ | d fis' e d |
}
} %relative
\layout{
  indent = 3\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-1
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}
  etc.



exposition parfaitement complète dans le ton de ré majeur. Après cela, entre, en un mouvement allegro, l’exposition de la Sonate avec ses deux motifs, le premier en ré mineur : (Thème A)


\score {
\relative c'' { 
\new Staff {
\set Staff.instrumentName = #"(Thème A)"
\clef G
\key f \major
\time 4/4
\tempo Allegro
g8.( f16) f2( g4) | e8.( d16) d2 a'4 |
}
} %relative
\layout{
  indent = 3\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-1
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}
  etc.



le second en fa majeur, selon la coupe classique : (Thème B)


\score {
\relative c''' { 
\new Staff {
\set Staff.instrumentName = #"(Thème B)"
\clef G
\key f \major
\time 4/4
g8\( f g a\) f2~ | f8 e f g e\( d c4\)\laissezVibrer |
}
} %relative
\layout{
  indent = 3\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-1
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}
  etc.



ces deux idées reliées entre elles par un dessin mélodique : (Motif C)


\score {
\relative c { 
\new Staff {
\set Staff.instrumentName = #"(Motif C)"
\clef F
\key f \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
d,4\(^\markup \fontsize #-1 { \concat { "V" { \teeny \raise #0.6 "celle" } }} a'2 bes8 f\) | g8.( a16) a2. |
}
} %relative
\layout{
  indent = 3\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-1
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}



qui est appelé à jouer un rôle important dans le final.

L’exposition de la sonate se termine en fa, ton relatif, et au moyen des mêmes dessins que celle du lied.

Ici, au lieu du développement classique de la sonate, c’est le lied qui apparaît de nouveau, en fa mineur, mais traité en fugue, et avec une assez notable continuité pour lui laisser la valeur d’une partie médiane d’andante :


\relative c' {
\clef C
\key f \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\tempo "Lento  (alto)"
\stemUp r4 c4 aes f~ | \stemNeutral f aes' g f |
}
  etc.



admirable et mystérieuse méditation qui se déroule lentement comme une tombée de crépuscule, s’étageant en teintes de plus en plus sombres.

Alors c’est l’allegro qui reprend la parole et qui, secouant le nocturne manteau que le lied vient de revêtir, s’efforce, en un développement ascensionnel, de remonter vers les régions lumineuses. — Il n’y parvient pas ; il ne peut, en sa réexposition, que soulever, çà et là, les sombres voiles, et il faudra la douce et calme imposition terminale du lied vainqueur pour ramener, avec la tonalité principale, la lumière tant désirée.

Qu’on veuille bien me permettre, afin de me faire mieux comprendre, de donner ci-contre un schéma plastique de ce qu’il est si difficile d’expliquer par des mots ; on saisira plus clairement



la conception et le plan de cette étonnante pièce si l’on veut se reporter aux motifs musicaux notés plus haut, auxquels j’affecte, comme pour une démonstration mathématique, des lettres indicatrices.

Mais, ainsi qu’il doit être des belles œuvres, l’auditeur ne se doute point de l’exceptionnelle et admirable architecture de ce monument, architecture dont il subit cependant l’influence par le sentiment qu’il se trouve en face de quelque chose de puissamment grand, tout en se laissant aller à la séduction exercée par le charme pénétrant des thèmes musicaux.

Le scherzo, en fa dièze mineur, un jeu, « une ronde de sylphes dans un paysage sans lune », eût-on dit aux temps romantiques, fut fait, ou du moins écrit en dix jours ; l’esquisse, à peine raturée, porte la date du 9 novembre, tandis qu’à la fin du premier mouvement, s’étalent en grosses lettres, les mots : 29 octobre 1889, suivis de la mention de durée : 17 minutes.

Quant à la troisième partie, le larghetto en si majeur, ton aimé du maître, c’est encore un monument admirable de pureté, de grandeur, de sincérité mélodique. Je ne pense pas que, depuis les andante des derniers quatuors beethovéniens, il soit possible de rencontrer, dans toute la production musicale, une phrase aussi élevée, aussi complètement belle de pensée, de proportions et d’effusion que cette lente prière.

Celle-là aussi, il la chercha longtemps… — À nous, ses anciens élèves, il faisait part de ses espoirs, de ses déceptions, de ses recherches incessantes à ce sujet, et avec quelle joie, un jour que j’allais lui rendre visite, il s’écria, du bout de son salon et avant même de m’avoir serré la main : « Je l’ai trouvée !… c’est une belle phrase ; vous allez voir… » ; et de se mettre aussitôt au piano pour me faire partager son bonheur.

Oh ! maître, dans quel repli de votre « âme de séraphin » (comme disait notre camarade Alexis de Castillon), avez-vous pu trouver le germe que vous avez si bien su faire fleurir et fructifier, et qui, arbre maintenant, se dresse glorieux pour le plus grand honneur de la Musique !…

Le final, quoique d’une architecture moins primesautière que le premier mouvement, mérite cependant d’être étudié. Il est construit en forme-sonate et précédé d’une introduction où l’auditeur retrouve successivement les motifs des morceaux précédents, procédé connu, mais rarement très bien mis en valeur.

La première esquisse de cette introduction est assez curieuse, au moins par sa concision où l’indication littéraire se mêle à la touche musicale. — Après avoir noté le conduit intermédiaire du final (ce que les Allemands nomment Durchführung) :


\relative c'' {
\clef G
\key d \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\stemUp
r4 cis,4 a' gis | g!( fis) fis g | fis
}



et avoir couronné cette notation du mot commencement, Franck écrit en caractères très accentués : « Il faut une phrase neuve ici, voir le Quatuor en mi bémol[2] ». — Puis vient l’indication : à la fin :


\score {
\relative c' {
\clef G
\key c \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\override Staff.Clef #'transparent = ##t
\override Score.BarNumber #'break-visibility = #'#(#f #f #f)
\stemUp
d2. g4 | g2 f | f2. b4 | b2 a | \break
a2. bes4 | \stemNeutral bes d f!2~ | f!4 e c^"?" b~ | b g f e |
} %relative
\layout{
  indent = 0\cm
  line-width = #110
  \set fontSize = #-1
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}



ce qui prouve que ces esquisses du final furent jetées avant la composition du scherzo dont cette phrase, réduite en rythme ternaire, devint le thème de trio[3].

Immédiatement après se trouve, tenant trois portées, la mention : « Au milieu de la 2e  partie, ou vers la fin, ou avant le retour du commencement du final, réminiscence de l’Andante », et ensuite la musique de cette réminiscence. Enfin, vient une suite de motifs, tous précédés de points d’interrogation, du milieu desquels surgit celui qu’il élut définitivement pour thème initial du final. L’étude de ces deux pages est instructive pour qui veut s’éclairer sur les procédés de composition d’un grand musicien, procédés qu’on retrouve, presque identiques, dans les cahiers d’esquisses de Beethoven.

Pour en revenir au final du Quatuor, il offre cette particularité remarquable que ses deux idées principales sont comme des émanations de phrases ou de dessins déjà exposés dans le premier mouvement, mais la présentation en est faite ici dans un esprit et sous un aspect absolument nouveaux.

On reconnaîtra sans peine la phrase génératrice du lied (dénommée plus haut : thème X) dans le dessin :


\relative c' {
\clef C
\key d \major
\override Staff.TimeSignature #'style = #'single-digit
\time 2/2
\tempo \markup \fontsize #-2 { \concat { "All" { \teeny \raise #0.6 "o" } " molto"}}
r4 a\( fis d~ | d fis' e d\) | r4 a\( g b | a cis d e\) |
}



exposé par l’alto comme première idée du morceau ; quant à la seconde idée, formée en trois phrases, comme les secondes idées beethovéniennes, elle tire son élément principal, celui de sa première phrase :


\relative c''' {
\clef G
\key d \major
\time 2/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
a2\( | e' | f | c\) |
}



du motif que j’ai catalogué sous la lettre C, dans le premier allegro :


\relative c, {
\clef F
\key f \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
d4\( a'2 bes8 f\) |
}



Les deux autres phrases de cette seconde idée :


\score {
\relative c''' {
\clef G
\key d \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\partial 4 cis4 | d2. b4 | a1~ | a2. e4 | fis2. a4 | gis2. e4 | a2. cis4 | e1\laissezVibrer |
}
\layout{
    indent = 0\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-1
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}



et :


\score {
\relative c' {
\clef G
\key d \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\override Score.BarNumber #'break-visibility = #'#(#f #f #f)
\partial 4 e4 | c' d e f | e2. c4 | f g a bes | \break
a1~ | a4 bes c a| f'1\( | f4 ees c a | e!1 |
}
\layout{
    indent = 0\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-1
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}



sont spéciales au final, bien qu’on puisse retrouver dans la première quelques contours mélodiques du premier mouvement.

L’ordonnance du développement offre un choix de teintes vraiment merveilleux. Passant par ut dièze majeur (ré bémol), fa dièze, ré dièze (mi bémol), il se repose un instant en si bémol majeur, tonalité intermédiaire entre ré mineur et ré majeur, puis reprend son essor pour aboutir à la réexposition qui se fait classiquement jusqu’au développement terminal, au milieu duquel le rythme obstiné du scherzo finit par ramener en valeurs augmentées la radieuse mélodie du larghetto qui clôt presque religieusement ce magnifique ensemble.

Ce quatuor est vraiment une œuvre de beauté !

  1. Edv. Grieg. My first success (mon premier succès). The Independant. New-York. 1905.
  2. L’op. 127 de Beethoven.
  3. Franck avait donné ces esquisses du quatuor à son élève, notre cher et regretté camarade Ernest Chausson. Mme E. Chausson a bien voulu m’autoriser à en reproduire ici quelques fragments.