Félix Alcan (p. 138-162).

VI

TROISIÈME ÉPOQUE (1872 à 1890)



Ici, nous nous trouvons en face d’un Franck tout nouveau, d’un Franck définitif dont le génie, non plus timide et sans culture comme dans la première époque, non plus rêveur et aspirant à de nouveaux horizons comme au cours de la seconde, est enfin parfaitement conscient de lui-même, sachant ce qu’il veut et doublé d’un talent que l’atavisme traditionnel d’un côté, la réflexion et l’expérience de l’autre, ont rendu capable de tout oser et d’édifier simplement et solidement des chefs-d’œuvre.

À ce moment, une dernière transformation s’est opérée : Franck sait et veut composer. Loin de lui les tâtonnements, les hésitations de la jeunesse, bien loin le calme presque monacal de l’âge mûr ! Il semble, comme l’a remarqué son élève J. G. Ropartz[1], qu’il se soit recueilli pendant un certain nombre d’années afin d’acquérir les forces nécessaires au parcours de cette nouvelle carrière qui, au seuil de la cinquantième année, s’ouvre devant lui, tout étincelante de joies et de clartés nouvelles, et il s’y élance, alors, sûr de lui, plein d’une foi ardente et d’un juvénile enthousiasme.

Oui, il sait, à ce moment, comment mettre en œuvre les inspirations qui lui montent en foule au cerveau, et il veut créer. Et cette création est rayonnante de vie, débordante de beauté.

Il n’entend point qu’une seule des formes de son art lui soit étrangère ; symphonie, musique vocale, musique de chambre, oratorio, drame lyrique même, il aborde tout, aucune des terres du continent musical ne reste inexplorée par lui. Et la conquête de ce vaste et nouveau domaine est pour lui l’occasion de trouvailles fécondes et d’une géniale et logique rénovation des formes traditionnelles.

J’ai, je crois, assez longuement parlé plus haut de ce qui constitue l’originalité du génie classique de Franck, pour n’avoir pas besoin d’y revenir ici ; on n’a, du reste, qu’à lire attentivement la production des dernières années de sa vie pour s’en rendre compte. Je ne veux donc point fatiguer le lecteur par une sèche et impuissante analyse de toutes les œuvres remarquables desquelles est formé le monument de sa troisième manière, mais seulement citer les principales, me réservant de consacrer une étude plus approfondie aux trois immortels chefs-d’œuvre que sont le Quatuor en ré majeur, les Chorals de 1890 et les Béatitudes.

C’est à regret que je ne fais que nommer les séduisantes Éolides et le recueil des Trois pièces d’orgue composées spécialement en vue de l’inauguration de l’orgue colossal du Trocadéro, lors de l’Exposition universelle de 1878, recueil dans lequel se trouve le Cantabile en si majeur dont la douce et orante phrase restera le type de la prière d’un artiste chrétien ; par deux fois elle s’élève et, là encore, nous ne pouvons qu’admirer le merveilleux usage du canon se prêtant sans gêne ni heurts à la parure de la mélodie. Celle-ci fut pensée par le maître spécialement pour le timbre chaud et expressif du nouveau jeu de clarinette, trouvaille de Cavaillé-Coll.

Je ne m’appesantirai point non plus sur le triomphal Quintette en fa mineur, première production de musique de chambre depuis les trios de 1841, exécuté au concert de la Société Nationale du 17 janvier 1880, Saint-Saëns tenant la partie de piano, secondé par MM. Marsick, Rémy, Van Wœfelghem et Loys ; ni sur Rébecca et le Chasseur maudit (première exécution à la Société Nationale, concert du 31 mars 1883), mais je veux faire remarquer une évolution assez curieuse que j’ai déjà signalée en parlant des œuvres de la première manière, c’est le retour subit à l’écriture de pièces pour piano, genre délaissé par Franck pendant près de quarante ans. Je vais tâcher de déterminer les causes de cette évolution.

Depuis longtemps déjà les compositeurs négligeaient d’écrire pour le piano des œuvres sérieuses. Après l’avalanche de fantaisies et la pléthore de concertos qui encombrèrent la première moitié du XIXe siècle musical, il semblait que l’instrument, héritier des chefs-d’œuvre pensés pour le clavecin par les Bach, Haydn et Mozart, et ayant conquis avec Beethoven ses titres de noblesse, fût voué, artistiquement parlant, à une inféconde décadence. Si de grands spécialistes du piano avaient apporté à sa technique nouvelle d’ingénieux perfectionnements, si un Schumann trouvait, pour exprimer la poésie de son âme en de géniales piécettes, une écriture de piano plus orchestrale que son orchestre même et s’épandant en intimes et charmeuses sonorités, si un Liszt, démolissant d’un coup d’aile tout l’échafaudage du planisme classique, enrichissait l’instrument au moyen de combinaisons jusqu’alors insoupçonnées et donnait à la virtuosité un décisif essor, aucun maître n’avait toutefois apporté de nouveaux matériaux artistiques au monument beethovénien ; bref, si la technique et l’écriture du piano étaient devenues tout à fait transcendantes, la musique destinée à l’instrument seul avait plutôt dégénéré ; or, toute forme qui ne progresse point finit par s’atrophier et disparaître.

L’important mouvement créé en France par la Société Nationale de Musique n’avait produit qu’un très petit nombre de pièces intéressantes pour piano seul, toute son activité se portant vers l’orchestre ou la musique de chambre ; c’est alors que César Franck, frappé de la pénurie d’œuvres sérieuses en ce genre, s’attacha avec une ardeur toute juvénile, malgré ses soixante ans, à chercher l’adaptation des anciennes formes esthétiques à la nouvelle technique du piano, ce qui ne s’opéra point sans d’assez notables modifications dans l’apparence extérieure de ces formes.

Ce fut au printemps de 1884 qu’il nous entretint pour la première fois de ce désir, et, à partir de ce moment jusqu’en 1887, il ne voit plus rien d’autre que le clavier d’ivoire.

Il commence par un morceau pour piano et orchestre, sorte de poème symphonique sur le sujet de l’orientale de Victor Hugo, les Djinns, dans lequel le pianiste est traité en exécutant et non en soliste de concerto, comme l’usage le voulait jusqu’alors. Cette pièce, qui n’est pas, à proprement parler, une adaptation musicale du losange poétique d’Hugo et n’a même avec le sujet que d’assez lointains rapports, n’est qu’un premier essai qui va bientôt se compléter par l’admirable Prélude, choral et fugue pour piano seul. Dans cette création, tout est neuf, invention et construction.

En commençant la composition de cette œuvre, destinée à relever l’intérêt des programmes de la Société Nationale où elle fut, en effet, exécutée en première audition le 24 janvier 1885 par Mlle  Poitevin, Franck avait l’intention d’écrire simplement un prélude et une fugue dans le style de Bach, mais bientôt il accueillit l’idée de relier ces deux pièces par un choral dont l’esprit mélodique planerait au-dessus de toute la composition, et c’est ainsi qu’il fut amené à produire une œuvre toute personnelle où rien, cependant, dans la construction, n’est laissé au hasard ni à l’improvisation, mais dans laquelle tous les matériaux, au contraire, sans en excepter aucun, servent à la beauté et à la solidité du monument.

Le prélude reste dans le moule classique de l’ancien prélude de suite ; son thème, unique, s’expose à la tonique, puis à la dominante, et se termine suivant l’esprit beethovénien, par une phrase qui donne au thème un sens encore plus complet. Le choral, en trois parties, oscillant de mi bémol mineur à ut mineur, offre deux éléments distincts : une superbe phrase expressive présageant et préparant le futur sujet de la fugue, et le choral proprement dit, dont les trois paroles, pour ainsi dire, prophétiques, se déroulent en volutes sonores dans une calme et religieuse majesté.

Après un intermède qui nous ramène de mi bémol mineur à si mineur, ton principal, la fugue vient présenter ses successives expositions après le développement desquelles rentrent le dessin et le rythme de la phrase complémentaire du prélude ; le rythme seul persiste et accompagne une reprise très mouvementée du thème du choral, puis c’est, bientôt après, le sujet de la fugue qui entre lui-même au ton principal, en sorte que les trois éléments de l’œuvre se trouvent réunis en une superbe péroraison.

Dans L’interprétation de cette conclusion étincelante, c’est évidemment le sujet de la fugue qui doit être mis en lumière par l’exécutant, car il est, pour ainsi dire, la clef, la raison d’être de l’œuvre entière. Nous le rencontrons en effet dès la deuxième page du prélude, à l’état assez rudimentaire, mais néanmoins fort reconnaissable :



il se précise davantage dans la phrase initiale, premier élément du choral :


\score {
\relative c' {
\clef G
\key ees \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\partial 8 fis8~ | fis g f 
 \[ \once \override TextScript #'extra-offset = #'(1.5 . -2.5) ees^\markup \fontsize #-1 "Sujet" ees d4 \] 
d8( | \stopStaff s4)
}
\layout{
  indent = 1\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-1
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}



enfin, après son exposition complète dans la première entrée de la fugue :


\score {
\relative c' {
\clef G
\key d \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\partial 4 \[ e4 | \once \override TextScript #'extra-offset = #'(-2 . -3)
 e(^Sujet dis) \] r d | d( cis) r
}
\layout{
  indent = 1\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-1
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}
  etc.



la péroraison dont j’ai parlé plus haut le ramène ainsi combiné avec les autres éléments ;





et c’est à ce moment qu’il prend toute sa signification et nous enveloppe de sa victorieuse personnalité jusqu’au carillon final.

Tout autre est la construction du Prélude, aria et final, dédié à Mme  Bordes-Pène et exécuté par elle pour la première fois au concert de la Société Nationale du 12 mai 1888. Cette œuvre apporte à la forme-sonate autant d’éléments de rénovation que la précédente en apportait à la conception du prélude-fugue.

Le prélude de celle-ci a pour thème une longue phrase en quatre périodes d’une inspiration étonnamment soutenue, elle se répète au ton relatif vers le milieu de la pièce et reparaît à la fin en mi majeur, ton principal, mais avec de légères modifications. On reconnaît ici la forme andante de sonate.

L’aria est la double exposition d’une simple et tranquille mélodie qui se meut de la bémol majeur à la bémol mineur, encadrée par une introduction courte et une conclusion qui reparaîtra dans le final.

Quant à cette dernière pièce, elle revêt l’aspect et présente l’ossature essentielle de la forme-sonate, avec cependant cette différence que la tonalité principale n’y apparaît pour la première fois que lors de la réexposition du second thème et se maintient sans changement jusqu’à la fin. L’effet de joie produit par le retour de cette tonalité est d’autant plus intense que celle-ci a été plus péniblement reconquise, au moyen d’une gradation tonale merveilleusement nuancée. Après le classique développement des thèmes, l’aria se fait entendre de nouveau, toujours calme malgré son entourage très mouvementé, en ré bémol majeur ; puis, comme contrepartie, une fois la réexposition des deux thèmes faite, c’est la noble mélodie du prélude qui s’installe en vigueur au milieu de la tonalité principale pour conclure en teintes expressivement dégradées, par les éléments de l’aria et, contrairement à la tintinnabulante péroraison de l’œuvre précédente, pour terminer doucement par une sorte d’évaporation de la mélodie qui fuit à travers l’espace.

Il est difficile de décider laquelle de ces deux œuvres est la plus géniale, mais ce que l’on peut affirmer à coup sûr, c’est que toutes deux ont donné un vivifiant essor à la littérature du piano qui allait s’échouer sur le double écueil du virtuosisme et de la futilité.

Entre ces deux types rénovateurs de l’art du piano, viennent prendre place les Variations symphoniques pour piano et orchestre[2], continuation, je l’ai dit, du travail d’amplification de cette forme, si magistralement commencé par Beethoven.

C’est aussi dans cette période de très active production que se placent l’achèvement des Béatitudes, la composition d’Hulda et enfin la Sonate en la, pour piano et violon, dédiée à Eugène Ysaye, dont je veux dire ici quelques mots, car cette sonate est aussi l’un des plus frappants exemples d’application du système de la haute variation aux formes traditionnelles.

L’ossature mélodique de ce chef-d’œuvre est formée par trois thèmes dont le premier, cellule génératrice présentée d’abord à l’état de rythme :


\relative c'' {
\clef G
\key a \major
\time 3/8
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
r8 r8 d8 | fis4( d8) \override Staff.BarLine #'transparent = ##t  |
}



régit, au moyen de multiples variations, toute l’économie organique de l’œuvre.

Quant aux deux autres :


\relative c'' {
\clef G
\key c \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\stemDown
ais2( b | d cis) |
}
  etc.

et :


\relative c' {
\clef G
\key c \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\stemUp fis2 b4( fis) | \stemNeutral cis'2( fis,) |
}
  etc.



ils apparaissent successivement au fur et à mesure que le monument s’élève, et n’atteignent leur croissance définitive que lorsque celui-ci arrive au faîte.

Je n’ai pas besoin, je suppose, de faire remarquer que la première des cellules organiques citées plus haut sert de thème commun aux quatre pièces dont se compose l’ouvrage et qu’elle engendre dans le final, transformation très hardie de l’ancien type rondeau, un admirable et définitif exemple du canon mélodique, tel que Franck fut jusqu’ici seul capable de le concevoir.

Dès ce moment, la forme cyclique, base de l’art symphonique moderne, était créée et consacrée.

La majestueuse, plastiquement et parfaitement belle Symphonie en ré mineur est également construite suivant la même méthode. J’emploie ici à dessein le mot méthode pour la raison suivante : après avoir pendant longtemps noté Franck comme un empirique et un improvisateur — ce qui est radicalement faux — ses envieux (et il en suscitait beaucoup en dépit de sa bonté sans seconde) et surtout ses ignorants détracteurs s’avisèrent tout d’un coup de faire volte-face et, adoptant la thèse opposée, de le désigner comme un algébriste de la musique, subordonnant l’élan de la pensée au consciencieux travail de la forme. Cela, soit dit en passant, est un reproche très commun qui servit de tous temps de pavé à l’ours ignare et grossier contre le rêveur de génie. Et pourtant quel est le compositeur de la seconde moitié du XIXe siècle qui sut — et put — élever sa pensée aussi haut que celui qui trouva en son cœur aimant et enthousiaste les immenses idées qui constituent le fonds musical de la Symphonie, du Quatuor et des Béatitudes ?

Il arrive assez fréquemment dans l’histoire de l’art qu’une sorte de souffle, passant sur les esprits producteurs, les incite, sans entente préalable, à créer des œuvres de forme, sinon de portée, identique ; on trouverait facilement des exemples de cette espèce de courant artistique chez les peintres et surtout chez les littérateurs, mais les plus frappants de ces exemples sont fournis par l’art musical.

Sans remonter plus haut que l’époque qui nous occupe, le lustre qui s’étend de 1884 à 1889 fut marqué par un très curieux retour vers la forme de la symphonie pure. Sans parler des jeunes, et aussi de quelques vieux sans importance, trois compositeurs déjà arrivés : Lalo, Saint-Saëns et Franck, mirent au jour, ces années-là, de véritables symphonies, mais combien différentes d’aspect et de donnée artistique !

La symphonie en sol mineur de Lalo, très classique de plan, est remarquable par la séduction qu’y exercent les motifs choisis, et plus encore par le charme et l’élégance des rythmes et des harmonies, qualités distinctives de l’imaginatif auteur du Roi d’Ys.

La symphonie en ut mineur de Saint-Saëns, pleine d’un incontestable talent, semble constituer une gageure contre les lois traditionnelles de la construction tonale, gageure que le compositeur soutient avec une habile éloquence ; mais malgré l’indéniable intérêt de cette œuvre basée, comme plusieurs autres de Saint-Saëns, sur le thème de la prose : Dies iræ, l’impression finale reste un sentiment de doute et de tristesse.

La symphonie de Franck, au contraire n’est qu’une constante ascension vers la pure joie et la vivifiante lumière, parce que la construction en est solide et les thèmes des manifestations de beauté. Quoi de plus joyeux, de plus sainement vivant que le motif principal de ce final autour duquel viennent comme se cristalliser toutes les autres idées de l’œuvre, tandis que, dans les régions supérieures, domine toujours celle que M. Ropartz nomme très justement « le motif de la croyance[3]» ?

Cette symphonie est bien réellement celle qui devait venir comme couronnement du travail artistique latent au cours des cinq années auxquelles je viens de faire allusion[4].

Psyché, œuvre qui m’est particulièrement chère, puisque le maître me fit l’honneur de me la dédier, en accolant à mon nom le précieux titre d’ami, fut exécutée pour la première fois au concert de la Société Nationale du 10 mars 1888 et reprise ensuite aux Concerts Colonne le 23 février 1890.

J’ai déjà parlé de la signification toute mystique de cette œuvre qui, malgré son étiquette antique, n’a absolument rien de païen, encore bien moins de renaissant, mais est imbue au contraire d’une grâce toute chrétienne, à la façon des fresques de l’Arena de Padoue ou des Fioretti de saint François d’Assise ; je veux cependant porter à la connaissance du lecteur ce qu’écrit à son sujet M. Derepas dans l’opuscule duquel j’ai déjà fait mention précédemment, car cette opinion est le résultat d’observations très minutieusement déduites qui, venant d’un critique érudit et complètement dépourvu de parti pris, ne peuvent qu’intéresser tout esprit doué du sentiment de l’art.

« D’après la fable antique, Psyché, touchée d’amour mais tentée par les indiscrètes impatiences du savoir et cédant à la curiosité, retombe sur elle-même, impuissante à se relever et privée pour toujours de la vision directe de l’au-delà. Franck n’a pas hésité à rompre avec la tradition païenne. Son poème aboutit à un dénouement plus optimiste. Psyché s’est endormie, étrangère maintenant aux bruits extérieurs. Les zéphyrs — c’est-à-dire ses plus pures aspirations — l’emportent dans les jardins d’Éros, dans le paradis désiré. Le céleste époux l’attendait. Mais elle commet l’imprudence de vouloir percer le mystère dont il s’enveloppe : la sublime vision disparait. Retombée sur la terre, errante et plaintive, Psyché exhale sa douleur. Éros pardonne à la légitime ambition que lui-même avait, en somme, inspirée : tous deux montent dans la lumière. C’est l’apothéose, l’amour qui n’a plus à croire, qui voit et possède. C’est une véritable Rédemption.

« Plus encore que le libretto, la musique de Psyché est d’inspiration toute moderne et chrétienne. Les chœurs se développent en une polyphonie si pure, si suave, si constamment maintenue dans une région supérieure inondée d’une lumière sans ombre, que rien, ni dans le chœur des anges de la Damnation de Faust, ni dans l’Enfance du Christ, n’évoque plus nettement l’idée du ciel.

« Éros, Psyché ne prennent point la parole.

« Ce qu’ils éprouvent est traduit par l’orchestre. En voici la raison : ici, ni Éros ni Psyché ne sont des personnes. Franck, oubliant les héros mythologiques, en fait des symboles de l’Âme humaine et de l’Amour suprême. La musique, la musique pure, sans paroles, précisément parce que ses notes n’ont pas une signification définie, ses phrases un sens arrêté, est, de toutes les formes de l’art, l’expression la plus adéquate de ces réalités immatérielles. Dans cet oratorio, il n’y a donc point de soli. L’orchestre tient le rôle le plus important : il traduit les élans, les regrets, la joie finale de Psyché, l’action invisible mais féconde d’Éros. Tout au plus les chœurs, ensemble anonyme et impersonnel, chantent çà et là, en peu de mots, les péripéties du drame.

« Il est visible, d’autre part, que toute cette œuvre est traversée d’un souffle de mysticisme chrétien. La douleur de l’exil terrestre y prend l’accent de la prière. L’harmonie très soutenue du quatuor, les lignes dessinées par les violons, les épisodes confiés aux instruments à vent ne trahissent jamais la moindre préoccupation volupteuse, mais expriment toujours les plus hauts désirs du cœur, tout pénétré de divin[5]. »

Cette tendance mystique, mais d’une charmante et saine mysticité, s’accentue encore dans la Procession (première audition à la Société Nationale le 27 avril 1889) dans la Vierge à la crèche, exquise peinture de primitif ombrien, où le charme sincèrement naïf de la musique fait oublier les quelques mièvreries de la poésie ; — on dirait une petite madone de Bartolo di Fredi qui se serait échappée d’une muraille de San Gimignano pour venir à Paris se faire musique.

On retrouve encore les traces de cette religieuse tendresse dans la plupart des versets pour le Magnificat qui furent publiés après la mort de Franck sous le titre banal : L’organiste, 59 pièces pour harmonium.

Qui de nous ne se souvient de la joie de notre maître lorsque, alternant avec le chœur, il improvisait à son orgue les versets pairs du Cantique à la Vierge qui termine l’office de vêpres ? — Là, plus de préoccupation comme à l’office du matin où la construction mélodique et tonale d’un offertoire, d’une communion, exige une hâtive mais sérieuse réflexion ; plus de bouche interrogative, plus de main planant, hésitante, au-dessus des registres ; ce Magnificat, c’était un sourire perpétuel, un sourire largement épanoui sur une face joyeuse, un sourire plein de confiance et exempt de doute,… c’était le sourire du « père Franck ».

Il se ruait à l’improvisation de ces versets comme un enfant à la ronde, et, vers la fin de sa vie, lorsqu’un éditeur avisé lui demanda de fixer ces fugitives impressions en un recueil de cent pièces pour harmonium, il accepta tout de suite et se mit à l’œuvre avec tant d’ardeur qu’il lui arriva fréquemment d’écrire au net quatre à cinq de ces piécettes dans une seule matinée.

La mort arrêta ce travail.

M. le chanoine Gardey, curé de Sainte-Clotilde, qui le connut pendant près de vingt-cinq ans et qui, sur sa demande, vint lui administrer lui-même les derniers sacrements, nous a raconté que dans une de ses visites au pauvre homme de génie mourant, celui-ci, au souvenir évoqué par le prêtre de ses improvisations du dimanche, tourna vers lui une tête amaigrie qu’une trace des joies d’autrefois illuminait encore, et répondit : « Ah ! ce Magnificat, je l’ai tant aimé ! — En ai-je improvisé des versets sur ce beau texte ! — J’en ai écrit un certain nombre ; je viens d’en donner soixante-trois à mon éditeur, mais je veux arriver à cent. — Je les reprendrai dès que je serai guéri,… ou bien », termina-t-il plus bas, « Dieu permettra que je les achève… dans son éternité ! »

Je dois maintenant parler des deux essais de musique dramatique que fit César Franck ; le premier, Hulda, commencé en 1882, terminé en septembre 1885, le second, Ghisèle, dont l’esquisse complètement établie est signée et datée du 21 septembre 1889.

On s’étonnera peut-être que je me sois servi du mot essai, en parlant de ces deux œuvres ; la raison en est que, malgré leur très haute valeur musicale, incontestable et incontestée, elles ne me semblent point représenter dans l’ordre dramatique le mouvement en avant, l’élan généreux et rénovateur qui se produisent dans toute la musique symphonique de cette troisième époque de la vie du maître.

Chose bizarre, les opéras de Franck sont, à proprement parler, moins véritablement dramatiques que ses oratorios.

Je crois que cette infériorité esthétique est, pour une grande part, attribuable à la flagrante médiocrité des poèmes qui lui furent offerts, poèmes ne dépassant pas la portée du livret d’opéra historique qui agonisait déjà à cette époque, mais, il faut bien le dire aussi — et ceci n’est rien moins qu’un reproche… — le génie de Franck n’a jamais rien eu de théâtral.

Théâtral, il ne le fut point en sa vie, bien moins encore en ses œuvres ; comment donc aurait-il pu concevoir une musique destinée uniquement à l’effet de scène, à la captation des suffrages d’un public par tous les moyens, seul canevas que ses poèmes pouvaient lui fournir ? Il était trop sincère et trop consciencieux pour que la pensée d’un art de ce genre pût même germer en son esprit. Il se contenta donc de faire de la belle musique sans chercher une nouvelle expression dramatique qui ne pouvait lui être suggérée par les textes mis à sa disposition.

Il eut cependant un premier moment d’emballement (qu’on me passe cette trivialité) sur Hulda, mais, chose à remarquer, ce qui le séduisit tout d’abord, ce fut le ballet, qui était encore de la musique symphonique.

Aussi écrivit-il ce ballet tout d’une traite, en même temps que le prologue, qui n’existe plus dans la partition actuelle et a été remplacé, on ne sait trop pourquoi, par un épilogue. Un soir de l’automne 1882 où Henri Duparc et moi avions été lui rendre visite, il vint à nous, très rouge, très excité, et nous lança cette phrase dont seuls ceux qui ont connu le « père Franck » peuvent apprécier toute la saveur : « Je crois que le ballet d’Hulda est une très bonne chose, j’en suis content ; je viens de me le jouer et même… je l’ai dansé ! »

Hulda fut représentée pour la première fois au théâtre de Monte-Carlo en 1894.

Quant à Ghisèle, la composition en fut plus rapide encore, puisque, commencée à l’automne de 1888, elle prenait fin, comme je l’ai dit plus haut, en septembre 1889.

Année féconde que cette année 1889 où Franck, sûr de lui-même, put écrire en ses deux mois de vacances les deux derniers actes de son opéra et son sublime quatuor à cordes ! On eût dit qu’il pressentit sa fin et se hâtât d’exprimer tout ce qu’il avait encore de musique en lui.

Ghisèle était donc, à sa mort, complètement achevée en brouillon d’orchestre, le premier acte était même instrumenté au net, et les cinq disciples qui eurent l’honneur de terminer l’instrumentation des deux derniers étaient tous assez familiers avec la pensée intime du maître ainsi qu’avec sa manière d’extérioriser cette pensée en esquisses au crayon, pour que la besogne leur devint facile[6].

La première représentation de Ghisèle eut lieu au théâtre de Monte-Carlo le 5 avril 1896.

Nous voici arrivés en face des dernières œuvres, magnifique faîte d’une géniale ascension.

Bien que l’absolue beauté soit évidemment indescriptible, je voudrais cependant, à défaut de pouvoir en produire ici la sensation, tenter, autant qu’il est possible, d’en chercher et d’en déterminer les causes dans les trois chefs-d’œuvre que j’ai réservés au commencement de ce paragraphe, m’excusant d’avance auprès de mes lecteurs de l’impuissance de ma plume… et les priant d’user d’indulgence à l’égard d’un musicien obligé d’employer une autre langue que celle de son art, pour parler de cet art lui-même. Je m’efforcerai de rester, en mes descriptions, à la portée de tous les esprits, j’entends de ceux qui, sans en connaître le métier, aiment la musique et se laissent toucher par la Beauté.

  1. Revue internationale de musique, décembre 1890.
  2. Première audition au concert de la Société Nationale de musique du 1er  mai 1885 : la partie de piano y fut jouée par M. L. Diémer.
  3. J Guy Ropartz. Symphonies modernes, extrait des Notations artistiques. Lemerre, 1891.
  4. Il faut faire justice de l’opinion erronée de certains critiques mal informés qui s’efforcent de faire passer la symphonie de Franck pour un succédané (ils n’osent dire une imitation, la différence entre les deux est trop flagrante) de celle en ut mineur de Saint-Saëns. Le fait brutal tranchera la question. La Symphonie avec orgue de Saint-Saëns fut jouée, il est vrai, pour la première fois en Angleterre en 1885, mais elle ne fut donnée et connue en France que deux ans plus tard (première audition le 9 janvier 1887, au Conservatoire) ; or, à cette date, la composition de la Symphonie de César Franck était entièrement terminée.
  5. Gustave Derepas, op. cit.
  6. Ces cinq disciples étaient : Pierre de Bréville. Ernest Chausson, Arthur Coquard, Vincent d’Indy et Samuel Rousseau.