Félix Alcan (p. 179-183).

VIII

LES TROIS CHORALS POUR ORGUE



Que les lecteurs se rassurent, je ne m’étendrai point aussi longuement sur les chorals que je viens de le faire pour l’œuvre précédente, mais je veux toutefois démontrer par l’analyse du Choral en mi, la vérité de ce que j’avançais plus haut au sujet de l’héritage de la grande variation beethovénienne que, seul, Franck sut recueillir et magnifier encore.

À l’heure actuelle où chacun a pu entendre les Cantates et les Passions de Bach, on ne peut ignorer, pour peu qu’on ait prêté quelque attention en écoutant, ce en quoi consiste un thème de choral, exposition de courtes périodes séparées par des silences dont la succession arrive à constituer une phrase mélodique complète. Cette forme, issue du chant grégorien où elle s’épanouissait en libres rythmes, devint, à l’époque dite renaissante, le type du chant collectif de la réforme protestante, mais combien diminué de valeur esthétique, à cause de son assèchement en formules harmoniques aux lieu et place de la libre et expansive mélodie grégorienne !

Le choral, tournant au bout de peu de temps en simple chanson, fut sauvé en tant que forme musicale par J.-S. Bach, qui, reprenant et élevant à la hauteur de son génie les procédés des organistes catholiques, créa un type nouveau de Choral varié pour orgue, découverte qui aurait dû être féconde, mais dont cependant Beethoven et Franck seuls surent tirer partie.

Le premier Choral pour orgue de Franck, en mi majeur, offre cette particularité que le thème proprement dit n’est exposé d’abord que comme partie accessoire d’un tout, également en forme de choral, auquel il sert simplement de conclusion (de coda, en termes techniques).

L’exposition du morceau est donc un thème de lied en sept périodes modulantes, dont la sixième ramène et détermine la tonalité de mi majeur et se complète par une septième qui semble surajoutée et même presque inutile, mais qui arrivera peu à peu à s’imposer seule et à devenir personnage principal en annulant toutes les autres.

Voici, afin que l’on puisse suivre cette analyse sur la musique même, les notes initiales de chacune de ces sept périodes :

I.

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\relative c'' { 
\clef G
\key e \major
\time 3/4    
r8 gis\( fis e a4~ | a8 gis fis e b'4\)\laissezVibrer | 
}
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II.

\score {
\relative c''' {
\clef G
\key e \major
\time 3/4
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\partial 4 b4\( | a g f8. g16 | f4 e\)
}
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III.

\score {
\relative c'' {
\clef G
\key e \major
\time 3/4
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r8 b8\( a g c4~ | \stemDown c8 b a g d'4\)\laissezVibrer |
}
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IV.

\score {
\relative c''' {
\clef G
\key e \major
\time 3/4
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\partial 4 g4\( | aes g bes8. g16 | f4 ees\)
}
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  }%context
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V.

\score {
\relative c'' {
\clef G
\key e \major
\time 3/4
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\partial 4 bes4 | bes4.\( c8 dis4 | c4 bes\)
}
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  }%context
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} %score
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VI.

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\relative c''' {
\clef G
\key e \major
\time 3/4
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\partial 4 b4 | b gis4.( fis) | fis4( e)
}
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  }%context
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VII.

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\relative c'' {
\clef G
\key e \major
\time 3/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\partial 4 b4 | b\( cis \stemDown b8 a | \stemUp b4 gis fis | e2\) 
}
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  \Score
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À la suite de cette belle exposition paraît une première variation dans laquelle la phrase que l’on vient d’entendre se reproduit fragmentairement, en ce sens que les périodes II, IV et VI tombent, seules les périodes impaires y sont traitées, et déjà la septième s’arroge un rôle plus important que celui d’une simple coda.

La deuxième variation est plutôt une émanation harmonique (selon Beethoven) qu’un commentaire du thème, cependant elle développe très clairement les périodes I et IV, mais bientôt c’est la septième seule qui occupe le discours musical ; la troisième variation s’en empare et la tire péniblement de l’obscurité où les autres périodes avaient tenté de la reléguer, pour la faire monter ensuite graduellement vers l’éclat final où toute la puissance de l’orgue l’impose, triomphant enfin de ses compagnes en une péroraison toute joyeuse de la tonalité reconquise.

C’est ce triomphe que le père Franck voulait nous expliquer par ces mots, incompréhensibles pour nous qui ne connaissions pas encore la pièce : « Vous verrez, le vrai choral, ce n’est pas le choral ; il se fait au courant du morceau ».

Les deux autres, en si et en la, conçus également dans le style de la grande variation, ne sont pas moins beaux, mais il serait abusif de les analyser ici et le premier suffira pour démontrer l’assimilation (je ne dis point l’imitation) par Franck du procédé amplificateur qui est si frappant dans les toutes dernières œuvres du génie qui écrivit la IXe symphonie.