César Cascabel/Première partie/Chapitre XVI

Hetzel et Cie (p. 198-210).

XVI

adieux au nouveau-continent.


Maintenant, il n’y avait plus qu’à exécuter le plan convenu pour se diriger vers l’Europe.

À le bien considérer, ce plan offrait des chances de réussite. Puisque les hasards de sa vie foraine amenaient la famille Cascabel à traverser la Russie et précisément en prenant par le Gouvernement de Perm, le comte Serge Narkine n’avait certes rien de mieux à faire qu’à se joindre à elle pour le reste du voyage. Comment soupçonner que le condamné politique, évadé de Iakoutsk, se trouvait parmi les acolytes d’une troupe de saltimbanques ? À moins d’une indiscrétion commise, le succès était assuré, et, arrivé à Perm, après avoir revu le prince Wassili Narkine, M. Serge agirait au mieux de ses intérêts. Puisqu’il aurait franchi l’Asie, sans laisser derrière lui aucune trace que la police pût saisir, il se déciderait suivant les circonstances.

À la vérité, si, contre toute probabilité, il était reconnu pendant son passage en Sibérie, cela pourrait avoir de terribles conséquences pour lui, et aussi pour la famille. Pourtant ni M. Cascabel ni sa femme ne voulaient tenir compte de ce danger, et s’ils avaient consulté leurs enfants à ce sujet, ceux-ci auraient approuvé leur conduite. Mais le secret du comte Narkine devait être sévèrement gardé : ce serait uniquement M. Serge qui continuerait à être leur compagnon de voyage.

Plus tard, le comte Narkine saurait certainement reconnaître le dévouement de ces honnêtes Français, bien que M. Cascabel ne voulût d’autre récompense que le plaisir de l’avoir obligé, tout en jouant la police moscovite.

Par malheur, ce que ni l’un ni l’autre ne pouvaient imaginer, c’est que leur plan allait être gravement compromis dès le début. En débarquant sur l’autre rive du détroit, ils ne manqueraient pas d’être exposés aux plus grands périls, et arrêtés par les agents russes de la Sibérie.

En effet, le lendemain même du jour où ce projet avait été formé, deux hommes causaient en se promenant à l’extrémité du port, dans un endroit où leur conversation ne pouvait être entendue de personne.

C’étaient ces deux agents dont il a été question, et que la présence de M. Serge parmi les hôtes de la Belle-Roulotte avait surpris et intrigués.

Établis à Sitka depuis plusieurs années, et chargés de la surveillance de la province au point de vue politique, leur mission, on le sait, consistait à observer les agissements des réfugiés aux environs de la frontière colombienne, à les signaler au gouverneur de l’Alaska, et à mettre en état d’arrestation ceux qui tentaient de la franchir. Or, ce qui était grave, c’est que, s’ils ne connaissaient pas le comte Narkine personnellement, ils possédaient son signalement qui leur avait été donné à l’époque où le prisonnier avait pu s’échapper de la citadelle de Iakoutsk. Lors de l’arrivée de la famille Cascabel à Port-Clarence, ils furent très étonnés à l’aspect de ce Russe, qui n’avait ni la tournure ni les manières d’un artiste forain. Pourquoi se trouvait-il parmi cette troupe de saltimbanques, laquelle, après avoir quitté Sacramento, suivait un si étrange itinéraire pour revenir en Europe ?

Leurs soupçons une fois éveillés, ils s’enquirent, ils observèrent, assez adroitement pour ne point attirer l’attention et, en rapprochant M. Serge du signalement qui concernait le comte Narkine, leurs doutes se changèrent en certitude.

« Oui ! c’est bien le comte Narkine ! disait l’un de ces agents. Évidemment, il rôdait sur les frontières de l’Alaska, en attendant que l’annexion fût faite, lorsqu’il a rencontré cette famille de bateleurs qui lui a porté secours et, maintenant, le voici qui se dispose à passer en Sibérie avec elle ! »

Rien de plus exact, et si M. Serge n’avait pas eu tout d’abord le projet de se hasarder au-delà de Port-Clarence, les deux agents n’éprouvèrent aucune surprise lorsqu’ils apprirent qu’il s’était décidé à suivre la Belle-Roulotte en Sibérie.

« Voilà une bonne chance pour nous ! répondit le second agent. Le comte aurait pu rester ici, c’est-à-dire sur une terre américaine, et nous n’aurions pas eu le droit de l’arrêter…

— Tandis que, dès qu’il aura mis le pied de l’autre côté du détroit, reprit le premier il sera sur le territoire russe, et il ne pourra plus nous échapper, car nous seront tous portés pour le recevoir !…

— C’est une arrestation qui nous vaudrait honneur et profit ! répliqua le second agent. Quel coup de maître pour notre rentrée !… Mais comment nous y prendre ?

— Rien de plus simple ! La famille Cascabel ne tardera pas à partir, et comme elle ira par le plus court, il n’est pas douteux qu’elle ne gagne le port de Numana. Eh bien, nous y arriverons avant ou en même temps que le comte Narkine, et nous n’aurons plus qu’à lui mettre la main sur l’épaule !

— Soit, mais j’aimerais mieux le devancer à Numana, afin de prévenir la police du littoral, qui nous prêterait main-forte au besoin !

— C’est ce que nous ferons, à moins d’événements imprévus reprit le premier agent. Ces saltimbanques seront forcés d’attendre que la glace soit assez solide pour porter leur voiture ; tandis qu’il nous sera très facile de prendre les devants. Restons donc à Port-Clarence, et continuons d’observer le comte Narkine, sans qu’il soupçonne rien. S’il doit se défier des fonctionnaires russes qui quittent l’Alaska pour rentrer en Europe, il ne peut supposer que nous l’ayons reconnu. Il partira, nous l’arrêterons à Numana, et nous n’aurons plus qu’à le conduire sous bonne escorte à Petropavlovsk ou à Iakoutsk…

— Et au cas où ses bateleurs voudraient le défendre… fit observer le second agent.

— Il leur en coûterait cher d’avoir favorisé la rentrée en Russie d’un évadé politique ! »

Ce plan, très simplement conçu, devait réussir, puisque le comte Narkine ignorait qu’il eût été reconnu, et puisque la famille Cascabel ne savait pas qu’elle fût l’objet d’une surveillance spéciale. Ainsi ce voyage, si heureusement commencé, risquait de mal finir pour M. Serge et ses compagnons.

Et, pendant que se tramait cette machination, tous étaient à la pensée qu’ils ne se sépareraient pas, qu’ils se dirigeraient ensemble vers la Russie. Quelle joie en éprouvaient plus particulièrement Jean et Kayette !

Il va sans dire que les deux agents avaient gardé pour eux le secret qu’ils allaient exploiter. Aussi personne à Port-Clarence n’eût pu s’imaginer que, parmi les hôtes de la Belle-Roulotte, il y eût un personnage de l’importance du comte Serge Narkine.

Il était encore difficile de fixer le jour du départ. On suivait avec une extrême impatience les modifications de cette température véritablement anormale et, ainsi que le déclarait M. Cascabel, jamais il n’avait si vivement désiré qu’il fît un froid à fendre des pierres.

Pourtant, il importait d’être de l’autre côté du détroit avant que l’hiver eût définitivement pris possession de ces parages. Comme il ne serait dans toute sa rigueur que vers les premières semaines de novembre, la Belle-Roulotte aurait le temps de gagner les territoires méridionaux de la Sibérie. Là, dans quelques bourgades, on attendrait la saison favorable pour se diriger vers les monts Oural.

En ces conditions, Vermout et Gladiator pourraient, sans trop de fatigue, suffire à la traversée des steppes. La famille Cascabel arriverait à temps pour prendre part à la foire de Perm, c’est-à-dire en juillet de l’année prochaine.

Et toujours ces glaçons qui continuaient à remonter vers le nord, emportés par le courant chaud du Pacifique ! Toujours une flotille d’icebergs qui dérivaient entre les rives du détroit, au lieu d’un immobile et solide ice-field !

Cependant, le 13 octobre, on constata un certain ralentissement dans cette dérive. Vers le nord, très probablement, s’était accumulée une embâcle, qui lui faisait obstacle. En effet, aux dernières limites de l’horizon, apparaissait une ligne continue de sommets blancs, qui indiquait la prise totale de la mer arctique. La réverbération blafarde de la banquise emplissait l’espace, et la solidification complète ne tarderait pas à se produire.

Entre-temps, M. Serge et Jean consultaient les pêcheurs de Port-Clarence. Plusieurs fois déjà, tous deux avaient cru que le passage pouvait être tenté : mais les marins, qui « connaissaient bien leur détroit », avaient conseillé d’attendre.

« Ne vous pressez pas, disaient-ils. Laissez faire le froid !… Il n’a pas encore été assez vif pour former l’ice-field !… Et puis, quand bien même la mer serait prise de ce côté du détroit, rien ne prouve qu’elle le serait de l’autre côté, surtout dans les parages de l’îlot Diomède ! »

Et le conseil était sage.

« L’hiver n’est pas précoce, cette année ! fit un jour observer M. Serge à un vieux pêcheur.

— Oui, il y a du retard, lui répondit cet homme. Raison de plus pour ne point vous hasarder, avant d’être certain que le passage est possible. D’ailleurs, votre voiture, c’est plus lourd qu’un piéton, et cela demande plus de solidité ! Attendez qu’une bonne couche de neige nivelle tous les glaçons, et vous pourrez alors rouler comme sur une grande route ! De plus, vous rattraperez vite le temps perdu, sans vous exposer à rester en détresse au milieu du détroit ! »

Il fallait bien se rendre à ces raisonnements venant de gens pratiques. Aussi M. Serge s’appliquait-il à calmer son ami Cascabel, qui se montrait le plus impatient de toute la troupe. L’important, surtout, c’était de ne point compromettre par trop de hâte le voyage et les voyageurs.

« Voyons, lui disait-il, un peu de patience ! Votre Belle-Roulotte n’est point un bateau ; si elle était prise dans une dislocation des glace elle s’en irait bel et bien par le fond. La famille Cascabel n’a pas besoin d’accroître sa célébrité en allant s’engloutir dans les eaux du détroit de Behring !

— En serait-elle accrue, d’ailleurs ? » lui répondit en souriant le glorieux César.

Au surplus, Cornélia intervint, disant qu’elle n’entendait point qu’une imprudence fût commise.

« Eh ! c’est pour vous que nous sommes pressés, monsieur Serge ! s’écria M. Cascabel.

— Soit, mais moi, je ne le suis pas pour vous ! » répondit le comte Narkine.

Malgré l’impatience générale, Jean et Kayette ne trouvaient pas que les jours fussent longs à passer. Jean continuait à instruire Kayette. Déjà elle comprenait et parlait le français avec facilité. Entre eux, il n’y avait plus de difficultés pour s’entendre. Et puis, Kayette se sentait si heureuse au milieu de cette famille, si heureuse auprès de Jean qui l’entourait de tant de soins !
Jean avait pris la main de Kayette. (Page 206.)

Décidément, il aurait fallu que M. et Mme Cascabel eussent été aveugles pour ne point reconnaître quel sentiment elle inspirait à leur fils. Aussi commençaient-ils à s’en inquiéter. Ils savaient ce qu’était M. Serge, et ce que serait un jour Kayette. Ce n’était plus la pauvre Indienne, qui allait mendier à Sitka quelque place de servante, c’était la fille adoptive du comte Narkine. Et Jean se préparait de grands chagrins pour l’avenir !

Ils avaient définitivement quitté la terre d’Amérique. (Page 210.)

« Après tout, disait M. Cascabel, M. Serge a des yeux pour voir, il voit de quoi il retourne ! Eh bien, s’il ne dit rien, Cornélia, nous n’avons rien à dire ! »

Un soir, Jean demanda à la jeune fille :

« Es-tu contente, petite Kayette, d’aller en Europe ?

— En Europe !… Oui !… répondit-elle, mais je le serais bien davantage, si j’allais en France !

— Tu as raison !… C’est un beau pays que le nôtre et un bon pays ! S’il pouvait jamais devenir le tien, tu t’y plairais…

— Je me plairais partout où serait ta famille, Jean, et mon plus grand désir est de ne jamais vous quitter !

— Chère petite Kayette !

— C’est bien loin, la France ?…

— Tout est loin, Kayette, et surtout quand on a hâte d’arriver ! Mais nous arriverons… trop tôt peut-être…

— Pourquoi, Jean ?

— Parce que tu resteras en Russie avec M. Serge !… Si nous ne nous séparons pas ici, il faudra nous séparer là-bas !… M. Serge te gardera, petite Kayette ! Il fera de toi une belle jeune fille… et nous ne te verrons plus !

— Pourquoi dire cela, Jean ? M. Serge est bon et reconnaissant !… Ce n’est pas moi qui l’ai sauvé, c’est vous, c’est bien vous !… Si vous n’aviez pas été là, qu’aurais-je pu faire pour lui ?… S’il vit, c’est à ta mère, c’est à vous tous qu’il le doit !… Penses-tu que M. Serge puisse l’oublier ?… Pourquoi veux-tu, Jean, si nous nous séparons, pourquoi veux-tu que ce soit pour toujours ?

— Petite Kayette… je ne le veux pas ! répondit Jean, qui ne pouvait contenir son émotion. Mais… j’ai peur !… Ne plus te voir, Kayette ! Si tu savais combien je serais malheureux !… Et puis, ce n’est pas seulement te voir que j’aurais voulu !… Ah ! pourquoi ma famille ne peut-elle te suffire, puisque tu n’as plus de parents !… Mon père et ma mère t’aiment tant…

— Pas plus que je ne les aime, Jean !

— Et aussi, mon frère et ma sœur ! J’espérais qu’ils auraient été une sœur et un frère pour toi !

— Ils le seront toujours… Et toi, Jean ?…

— Moi… moi aussi… petite Kayette… Oui !… un frère… mais plus dévoué… plus aimant !… »

Et Jean n’alla pas au-delà. Il avait pris la main de Kayette, il la pressait… Puis, il s’en fut, ne voulant pas en dire davantage. Kayette, toute émue, sentait son cœur battre bien fort, et une larme s’échappait de ses yeux.

À la date du 15 octobre, les marins de Port-Clarence avertirent M. Serge qu’il pouvait se préparer au départ. Le froid s’était vivement accentué depuis quelques jours. Maintenant, la moyenne de la température ne s’élevait pas à dix degrés centigrades au-dessous de zéro. L’ice-field paraissait être absolument immobile. On n’entendait même plus rien de ces craquements significatifs, qui se produisent lorsque la cimentation n’est pas complète.

Il était probable que l’on ne tarderait pas à voir arriver quelques-uns de ces indigènes asiatiques, qui traversent le détroit pendant l’hiver, et font un certain commerce entre Numana et Port-Clarence. C’est même une route assez fréquentée, parfois. Il n’est pas rare que des traîneaux, attelés de chiens ou de rennes, aillent d’un continent à l’autre, enlevant en deux ou trois jours les vingt lieues qui séparent les deux rives entre les points les plus rapprochés du détroit. Il y a donc là un passage naturel, qui s’ouvre au commencement et est clos à la fin de l’hiver, c’est-à-dire praticable pendant plus de six mois. Seulement, il convient de ne partir ni trop tôt ni trop tard, afin d’éviter les catastrophes épouvantables qui résulteraient d’une dislocation du champ de glace.

En prévision du voyage à travers les territoires sibériens jusqu’au jour où la Belle-Roulotte s’arrêterait pour hiverner, M. Serge avait fait acquisition à Port-Clarence de divers objets indispensables à un cheminement pendant les grands froids, entre autres plusieurs paires de ces raquettes que chaussent les indigènes en guise de patins, et qui leur permettent de franchir rapidement de vastes espaces glacés. Ce n’était pas à des fils de saltimbanques qu’il aurait fallu un long apprentissage pour s’en servir. En quelques jours, Jean et Sandre étaient devenus d’habiles « raquetteurs » en s’exerçant sur les criques solidifiées le long de la grève.

M. Serge avait aussi complété l’assortiment de pelleteries achetées au fort Youkon. Il ne s’agissait pas seulement de se préserver du froid en revêtant ces chaudes fourrures, il fallait en garnir intérieurement les compartiments de la Belle-Roulotte, en couvrir les couchettes, en tapisser les parois et le plancher, afin de maintenir la chaleur développée par le poêle de la cuisine. D’ailleurs, on ne saurait trop le répéter, le détroit une fois traversé, M. Cascabel comptait passer les mois les plus rigoureux de l’hiver dans une de ces bourgades qui ne manquent point aux districts du sud de la Sibérie méridionale.

Enfin le départ fut fixé au 21 octobre. Depuis quarante-huit heures, le ciel très brumeux venait de se fondre en neige. Une vaste couche blanche faisait du large ice-field une plaine uniforme. Les pêcheurs de Port-Clarence affirmaient que la solidification devait s’étendre d’une rive à l’autre.

Du reste, on ne tarda pas à en être certain. Quelques trafiquants venaient d’arriver du port de Numana, et leur voyage s’était effectué sans obstacles et sans dangers.

Le 19, M. Serge apprit que deux des agents russes, qui se trouvaient à Port-Clarence n’avaient pas voulu attendre plus longtemps pour gagner le littoral sibérien. Ils étaient partis le matin même, avec l’intention de faire halte sur l’îlot Diomède pour achever le surlendemain le passage du détroit.

Ce qui fit faire à M. Cascabel cette réflexion :

« Voilà deux gaillards qui sont plus pressés que nous ! Ils auraient bien pu attendre, que diable ! et nous aurions volontiers voyagé de conserve ! »

Puis, il se dit que, sans doute, ces agents avaient craint d’être retardés en accompagnant la Belle-Roulotte, qui ne pourrait aller rapidement sur cette couche de neige.

En effet, bien que Vermout et Gladiator eussent été ferrés à glace, le lourd véhicule emploierait plusieurs jours pour atteindre le littoral opposé, en tenant compte du repos qui serait pris sur l’îlot Diomède.

En réalité, si ces deux agents avaient préféré devancer le comte Narkine, c’était dans le but de prendre toutes les mesures nécessaires à son arrestation.

L’heure du départ avait été fixée au soleil levant. Il fallait profiter des quelques heures de jour que le soleil donnait encore. Dans six semaines, aux approches du solstice du 21 décembre, ce serait la nuit perpétuelle qui envelopperait ces contrées traversées par le Cercle polaire.

La veille du départ, un « thé », offert par M. et Mme Cascabel, réunit, sous un hangar bien clos disposé pour cette fête, les notables de Port-Clarence, fonctionnaires et pêcheurs, et aussi plusieurs chefs de familles esquimaudes qui s’intéressaient aux voyageurs. La réunion fut très joyeuse, et Clou-de-Girofle l’égaya par les plus drôlatiques pantomimes de son répertoire. Cornélia avait confectionné un punch brûlant, dans lequel, si elle avait ménagé le sucre, elle n’avait point ménagé l’eau-de-vie. Cette boisson fut d’autant mieux goûtée que les invités, en rentrant chez eux, allaient être saisis par un froid extrêmement vif — un de ces froids qui, pendant certaines nuits d’hiver, semblent tomber des dernières limites de l’espace étoilé.

Les Américains burent à la France, les Français à l’Amérique. Puis, on se sépara après force poignées de main échangées avec la famille Cascabel.

Le lendemain, les deux chevaux furent attelés à huit heures du matin. Le singe John Bull avait pris place dans la bâche, où il était plongé jusqu’au museau sous les fourrures, tandis que Wagram et Marengo gambadaient autour de la Belle-Roulotte. À l’intérieur, Cornélia, Napoléone et Kayette s’étaient hermétiquement renfermées pour vaquer à leurs occupations habituelles, le ménage à faire, le poêle à entretenir, les repas à préparer. M. Serge et M. Cascabel, Jean, Sandre et Clou, les uns à la tête de l’attelage, les autres marchant en éclaireurs, devaient veiller à la sécurité du véhicule, en évitant les mauvaises passes.

Enfin, le signal du départ fut donné et, à ce moment, retentirent les hurrahs de la population de Port-Clarence.

Un instant après, les roues de la Belle-Roulotte faisaient grincer la couche neigeuse de l’ice-field.

M. Serge et la famille Cascabel avaient définitivement quitté la terre d’Amérique.


fin de la première partie