Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (6p. 154-168).



CHAPITRE IV.

Calme.


Le lendemain, dès que le jour parut, Cécile partit suivie de ses deux domestiques. Elle se rendit directement chez madame Bayley, où elle se mettait en pension jusqu’à ce que sa maison fût prête. C’était une très-bonne femme, aimée de ses voisins ; ses revenus étaient honnêtes, quoique peu considérables ; et ils suffisaient à ses besoins : ce qui n’empêchait pas que dans l’occasion elle ne fût bien aise de les augmenter en prenant une pensionnaire.

Cécile passa un mois chez elle, occupée à des actes de bienfaisance. Sa maison située à trois milles de Bury, étant prête à la recevoir, elle en prit possession. Les gens au-dessus du commun furent charmés de la voir établie parmi eux ; et les plus pauvres jugeant, parce qu’ils en avaient déjà reçu, de ce qu’ils pouvaient encore s’en promettre, regardèrent l’époque où elle vint habiter le canton comme une faveur du ciel.

C’est ainsi que l’intéressante héritière, désormais indépendante, se trouva fixée dans sa propre demeure, au milieu du domaine de sa famille. Avec tous les avantages qu’elle réunissait, ne devait-elle pas être heureuse ? Sa raison lui dit qu’il fallait travailler à le devenir, et pour y réussir, effacer de son cœur toutes les impressions qu’il avait reçues. La tâche était pénible ; mais Cécile l’entreprit avec courage, se rappelant une maxime de madame Delvile, que les maux inévitables sont les plus faciles à supporter. Les observations qu’elle avait faites, les contre-temps qu’elle avait éprouvés avaient mûri son jugement mieux que ne l’auraient fait les années ; elle vit qu’elle avait moins besoin de force que de constance, et qu’elle devait remplir son temps par des occupations utiles, qui ne lui laisseraient pas d’intervalle pour se livrer à de tristes ressouvenirs.

Son premier soin fut de se défaire de Fidèle, qu’elle avait, sans savoir comment, gardé jusqu’alors, et qu’elle ne revoyait jamais qu’il ne lui fît naître des idées affligeantes. Elle le renvoya sans charger celui qui le conduisit d’aucune commission, étant persuadée que tout ce qu’elle pourrait faire dire à madame Delvile n’augmenterait en rien la satisfaction qu’elle aurait de le recouvrer. Elle écrivit ensuite à M. Albani, pour lui apprendre qu’elle était actuellement prête à exécuter les projets qu’ils avaient formés depuis long-temps. Albani se hâta de venir la joindre, et se chargea avec empressement des fonctions de mentor et de distributeur de ses aumônes. Il fit son étude de lui déterrer des objets de compassion, de la conduire dans leurs demeures ; après quoi, il laissait à sa libéralité le soin de juger des secours que leur état demandait. L’excès de son zèle, dans ces occasions, et son ravissement de disposer presque à son gré de sa bourse, paraissaient quelquefois lui causer des transports si étranges et si violents, qu’à peine pouvait-il y résister. Il se joignait aux mendiants pour la combler de bénédictions ; il mêlait ses prières à celles des pauvres, et la remerciait avec les malheureux auxquels elle faisait du bien. L’ouvreuse des bancs et ses enfants ne manquèrent pas de se rendre à son invitation ; et Cécile les plaça dans son voisinage, où la pauvre femme, dès qu’elle fut rétablie, trouva à travailler ; et sa généreuse bienfaitrice, suppléant à son petit gain, lui fournit les moyens de faire apprendre des métiers à ses enfants. Elle ne tarda pas d’accomplir la promesse qu’elle avait faite autrefois à madame Harrel de la recevoir chez elle. Cette dame accepta son offre avec beaucoup d’empressement, charmée de ce changement dans sa situation, qu’une solitude continuelle lui avait rendue tout-à-fait insupportable. M. Arnott l’accompagna, et passa un jour chez Cécile ; mais ne recevant d’elle, quoique très-polie à son égard, aucune invitation à réitérer sa visite, il la quitta tristement. Cécile vit avec douleur qu’il conservait toujours sa passion, quoique sans espoir, et sentit qu’en souffrant qu’il la vît, c’était contribuer à l’entretenir ; en plaignant sincèrement le désordre qu’elle causait dans son ame, elle résolut, quoiqu’à regret, d’éviter à l’avenir sa présence.

C’était uniquement pour tenir sa parole qu’elle avait fait venir madame Harrel dans sa maison : le temps où sa société lui plaisait était passé ; loin d’en recevoir ni utilité, ni agrément, ce ne fut pour elle qu’une compagnie embarrassante. Sans ressource en elle-même, madame Harrel cherchait continuellement à s’en procurer par le moyen des autres ; elle fatiguait Cécile à force de lui témoigner sa surprise du genre de vie qu’elle avait adopté, et la tourmentait tous les jours en lui proposant des parties de plaisir et de nouvelles visites. Elle ne pouvait comprendre que, possédant une fortune aussi considérable, ses desirs fussent aussi bornés ; et elle était, pour ainsi dire, choquée de ce que, se trouvant maîtresse d’un si gros revenu, elle vivait tout comme si elle ne jouissait que de cinq cents livres de rente. Mais Cécile, sans s’embarrasser de ses représentations ni des jugements du public, était décidée à n’écouter que sa raison. Le faste ni la dissipation n’avaient jamais eu d’attraits pour elle ; et ce qu’elle avait remarqué chez M. Harrel et dans la maison de Delvile, lui servait à jamais de leçon pour éviter l’un et l’autre. Son équipage, propre et commode, n’avait rien de remarquable ; sa table était simple, quoiqu’abondante ; ses domestiques, en petit nombre, étaient occupés, sans être excédés de travail. Son système économique, comme celui de ses libéralités, était réglé par les conseils de sa raison, et non modelé sur l’exemple des autres ; elle ne cherchait point à se distinguer, ni à l’emporter par sa manière de vivre sur la noblesse de son voisinage.

Quoique sa conduite eût si peu de conformité avec celle des jeunes personnes de son état et de sa fortune, elle avait un soin particulier d’éviter de les choquer par la singularité de ses manières. Toutes les fois qu’elle les voyait, elle était familière sans bassesse, naturelle et polie ; et quoiqu’elle ne se trouvât que rarement en leur compagnie, ses manières gracieuses et son empressement à obliger lui en faisaient autant d’amies. Le projet qu’elle avait formé peu de temps après son entrée chez M. Harrel lui plaisait si fort, qu’elle ne négligeait rien pour le réaliser : mais la partie de ce plan qui consistait à éloigner d’elle les personnes inutiles ou frivoles ne lui parut guères praticable ; il eût fallu qu’elle fermât sa porte à la moitié de ses connaissances. Il en était de même du dessein de se former une société d’amis sages, éclairés, distingués par leurs vertus et leur piété, qui vinssent demeurer chez elle. L’expérience lui fit voir que de tels amis étaient rares, et que ne pouvant les acquérir avec de l’or, il fallait attendre patiemment cette faveur de la providence.

Fatiguée cependant des plaintes continuelles de madame Harrel, elle desirait de s’en distraire par une société plus agréable, et sentait tous les jours davantage combien celle d’Henriette Belfield serait propre à ce dessein. Plus elle réfléchissait à cette idée, plus il lui paraissait qu’elle rencontrerait de difficultés à la réaliser, jusqu’à ce qu’après les avoir mûrement considérées, elle sentit qu’elles n’étaient peut-être qu’imaginaires. Madame Belfield, tant qu’elle aurait son fils auprès d’elle, reconnaîtrait bien que Cécile ne recherchait point la sœur pour avoir occasion de rencontrer le frère ; et si M. Delvile prenait de nouvelles informations, il apprendrait que ses liaisons n’étaient qu’avec Henriette, puisqu’elle l’avait fait venir à sa maison de campagne, où Belfield n’avait point pensé à la suivre. Elle considéra aussi combien, en renonçant à Henriette pour M. Delvile, elle en serait mal récompensée, puisqu’il était bien décidé à penser défavorablement sur son compte, et qu’aucun sacrifice ne serait capable de détruire ses préjugés. Le témoignage de sa conscience l’emporta enfin sur la vaine frayeur d’une injuste censure ; et dans la lettre qu’elle écrivit à madame Belfield à ce sujet, elle en mit une d’invitation pour Henriette.

La réponse de celle-ci témoignait son ravissement d’une pareille proposition, et celle de sa mère ne contenait d’autre objection que la dépense du voyage. Pour lever la difficulté, Cécile envoya sa femme-de-chambre, et la chargea de payer ce qu’il en coûterait. La reconnaissance de la tendre Henriette en revoyant Cécile, fut sans bornes ; elle ne sut comment lui exprimer tout l’excès de sa joie. Cécile mit en usage tous les soins de l’amitié pour adoucir ses peines ; elle lui parla toujours avec confiance, et ne lui cacha que ce qui concernait Delvile, sur lequel elle gardait un profond silence, résolue d’oublier, s’il était possible, qu’elle eût eu quelque liaison avec lui.

Henriette goûtait, pour la première fois, le bonheur de vivre dans une société assortie à son caractère. Sa douceur naturelle, qui n’avait servi qu’à l’exposer à la tyrannie de sa mère, lui attirait alors la bienveillance et les égards de ceux qui l’environnaient. Cécile lui fit part de ses projets, la menait avec elle dans ses visites de charité, et reconnut dans ce commerce familier, que son ame était aussi belle que sa figure. Cette fille estimable s’attachant toujours davantage à sa bienfaitrice, parvint insensiblement à dissiper sa mélancolie ; et la sérénité, la gaieté même revinrent habiter un séjour où règnaient tant d’autres vertus.

M. Monckton étant revenu habiter sa campagne, vit avec une véritable peine le crédit d’Albani sur l’esprit de miss Beverley. Ses libéralités étaient étendues, considérables ; tout le monde en parlait, et quoique les uns les admirassent, et les autres les blâmassent, tous en étaient également surpris. Il les lui laissa continuer pendant quelque temps sans faire la moindre remontrance, espérant que la première ferveur diminuerait d’elle-même, quand elle commencerait à n’avoir plus le charme de la nouveauté ; mais s’appercevant que, loin de se ralentir, sa charité augmentait tous les jours, il s’alarma ; et ne pouvant plus se contenir, il lui parla vivement, lui représenta que sa conduite pourrait avoir des suites très-dangereuses. Il lui dit qu’elle ne servirait qu’à lui attirer tous les fripons et tous les imposteurs des quatre coins du royaume ; il qualifia Albani d’extravagant et de visionnaire qu’elle devrait plutôt fuir qu’accueillir, et lui insinua que si sa conduite venait à être connue du public, une charité qui approchait si fort de la profusion, alarmerait tous ceux qui en seraient informés, au point qu’aucun homme, quelque considérable que fût sa fortune, ne croirait qu’elle le fût assez, s’il recherchait son alliance, pour l’empêcher d’être un jour ruiné.

Cécile écouta cette espèce de remontrance avec sang-froid, et y répondit de même. Le crédit qu’il avait eu sur son esprit n’était plus aussi absolu ; car quoique ses soupçons ne fussent point encore éclaircis, ils n’étaient néanmoins pas dissipés : rien ne nuit plus à l’amitié que la défiance. Elle le remercia de son zèle, en l’assurant que ses craintes étaient mal fondées, et qu’en suivant son penchant, elle n’agissait pas sans réflexion. Ses revenus étaient considérables, et elle n’avait ni enfants, ni parents : les dépenser uniquement pour satisfaire ses fantaisies, serait une extravagance impardonnable, puisqu’elle ne serait que la suite d’un caprice bien étrange, pour elle sur-tout qui n’avait aucun goût pour le luxe et la prodigalité. Il est vrai qu’il lui serait facile d’économiser, mais pour qui ? personne n’avait le droit de l’exiger ; et pour ce qui la regardait personnellement, ne manquant de rien, cela serait très-inutile. Elle déclara pourtant qu’elle était résolue à ne jamais rien devoir, et ne pas emprunter un schelling ; mais que tant que ses revenus seraient clairs et libres, elle ne voyait aucun mal à les dépenser en entier. Quant à son objection, relativement à un établissement, elle se contenta de dire que les gens qui désaprouveraient sa conduite seraient vraisemblablement ceux dont elle n’ambitionnerait pas l’approbation, ou qu’il était inutile qu’elle se refusât actuellement la seule satisfaction qui pût la flatter, celle de disposer de son superflu en faveur des malheureux dont il servait à prolonger l’existence. Le ton ferme et décidé qu’elle mettait à défendre son systême déplut fort à M. Monckton, et lui ôta l’envie de le combattre ; convaincu qu’elle avait raison, il ne voulut pas risquer de lui déplaire en contrariant ses idées ; la conversation en resta là, et laissa dans l’esprit de Cécile une impression désavantageuse ; tout en rendant justice à son zèle et à son attachement, il lui paraissait pourtant trop intéressé et trop soupçonneux. Elle continua donc à se conduire comme auparavant, distribuant d’une main libérale tout ce qu’elle pouvait économiser sur la dépense de sa maison, son unique soin étant de se mettre en garde contre les frippons, dont, malgré toutes ses précautions, elle se trouvait quelquefois dupe. Mais son discernement et sa vigilance empêchèrent que cela n’arrivât souvent ; elle apprit, quoiqu’à ses dépens, à se défaire des imposteurs et de ceux dont elle découvrait les ruses : sa fortune la flattait peu depuis qu’elle avait été dédaignée par la famille Delvile ; et convaincue que l’argent n’avait pas le pouvoir de la rendre heureuse, elle le regardait assez indifféremment, et conséquemment comme presque dû à ceux dont les besoins et l’indigence le leur rendait indispensable, et beaucoup plus utile.

Ce fut de cette manière que Cécile passa le premier hiver de sa majorité. La lecture, la musique, les soins domestiques, qu’elle n’avait jamais dédaignés, avaient, en remplissant tous ses moments, écarté d’elle l’oisiveté, et rendu à son esprit sa première sérénité. Des occupations utiles et des distractions variées répondaient parfaitement au plan qu’elle avait formé, et qui devait bannir nécessairement les chagrins qu’elle avait essuyés, et auxquels son âme s’était d’abord un peu livrée.