Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (6p. 127-153).



CHAPITRE III.

Contre-temps.


Cécile n’ayant plus qu’un jour à passer à Londres, fit savoir à Henriette qu’elle devrait prendre congé d’elle ; mais ne voulant plus s’exposer aux impertinentes conjectures de sa mère, elle lui écrivit un billet pour la prier de venir la voir.

Voici la réponse qu’elle reçut :


À Mademoiselle Beverley.
Mademoiselle,

« Ma mère est allée au marché, et je n’ose sortir sans sa permission ; j’ai été la première à courir à la porte, dès qu’on y frappait, dans l’espoir que ce serait vous, et j’ai senti la plus vive émotion, à la vue de toutes les voitures que j’ai entendu passer. Pourquoi, ma chère demoiselle, m’avez-vous dit que vous viendriez ? Je ne me serais point flattée d’un pareil honneur, si vous ne me l’aviez fait espérer. Actuellement je suis parvenue à avoir une chambre, où je reste seule deux à trois heures, ainsi que cela m’arrivera ce matin. Heureuse, si les occupations de miss Beverley lui permettaient de pouvoir se rendre ici ! Mon intention n’est pourtant point de l’en presser ; car je ne voudrais pour rien au monde lui être importune. J’aurais cependant bien des choses à lui dire. Ah ! si vous n’étiez pas si fort au-dessus de moi, je suis sûre que je vous aimerais mieux que personne au monde. Je prévois que je ne vous reverrai point ; car il pleut très-fort, et ma mère serait fort en colère, si je lui demandais la permission de me rendre chez vous en carrosse. Oh ! ma chère demoiselle, je ne sais ce que je dois faire, et je sens que je serai au désespoir, si ma chère miss Beverley part sans que je puisse lui dire adieu.

» Je suis, mademoiselle, avec le plus profond respect,

Votre très-humble servante,
Henriette Belfield.


Cette façon ingénieuse de lui témoigner son envie de la voir, jointe à ce qu’elle lui disait qu’elle la trouverait seule, engagea Cécile à se rendre aussitôt chez elle. Henriette a beaucoup de choses à me dire ; elle veut m’ouvrir son cœur ; car nous n’avons plus rien à redouter l’une de l’autre. Cette confidence soulagera ses peines. Oh ! que n’ai-je moi-même une tendre amie à qui pouvoir me confier ! Qu’Henriette est plus heureuse ! Moins esclave de sa vanité, moins jalouse de sa dignité, ses chagrins peuvent être déposés dans le sein de l’amitié… Les miens, hélas ! renfermés par un devoir cruel, par la prudence, ne peuvent se révéler.

À son arrivée, Henriette vint au-devant d’elle pour l’embrasser… — Et vous seriez partie sans que j’eusse eu la satisfaction de vous voir ! Cela est charmant de votre part, car je n’aurais pas osé exiger cette complaisance. En même temps elle la fit passer dans une autre salle sur la cour, que sa mère avait louée, et où Henriette travaillait seule une partie de la journée. Elle lui apprit que, quoiqu’elles fussent actuellement un peu consolées, le moment de leur entrevue avec son frère avait été bien triste, et que sa mère ne serait tranquille que lorsqu’il aurait embrassé un genre de vie plus honorable que celui qu’il avait choisi. J’ai quelque espérance, continua-t-elle, qu’avant qu’il soit peu, nous y réussirons ; car il lui reste encore un ami dans le monde, qui, grâces à dieu, pense si noblement !… En vérité, je le crois à même de lui procurer tout ce qu’il voudra… C’est-à-dire, que je crois que s’il jugeait à propos de demander quelque chose, personne ne pourrait lui rien refuser, et c’est à ce sujet que je souhaitais m’entretenir avec vous.

Cécile, persuadée que la personne en question ne pouvait être que Delvile, n’osait presque la presser de s’expliquer, quoiqu’elle ne fût venue que dans cette intention. Henriette, qui n’avait nul besoin d’être excitée, poursuivit : La difficulté est de savoir si nous pourrons déterminer mon frère à accepter quelque place ; car il a tous les jours moins d’envie qu’on l’oblige, et sa raison pour cela est, qu’étant pauvre, il craint, je crois, que l’on n’imagine qu’il est dans le cas de ramper et de mendier. Cependant, si ceux qui pensent ainsi, le connaissaient, comme je le connais, ils verraient qu’il n’en sera jamais capable, dût-il mourir de faim. Mais, à parler vrai, j’ai bien peur qu’il n’ait eu tort dans cette affaire, et qu’il ne se soit piqué sans raison : il aura pris pour un affront ce qui ne l’était pas. J’ai parlé à un gentilhomme qui sait beaucoup mieux que lui comment on doit se conduire ; il m’a dit que mon frère, pendant le temps qu’il a demeuré chez milord Vannelt, prenait de travers tout ce qui se faisait dans la maison. Et comment a-t-il pu le savoir ?… Oh ! parce qu’il a été lui-même s’en informer ; c’est lui qui avait procuré la connaissance de milord Vannelt à mon frère ; et il n’aurait pas plus souhaité que moi-même qu’il eût eu à s’en plaindre : ainsi je dois le croire. Mais mon pauvre frère n’étant point un homme de considération, s’est imaginé que tout le monde lui manquait d’égards ; et comme il est pauvre, il soupçonnait qu’on le méprisait. Cette personne m’a pourtant bien assurée que chacun l’aimait et l’estimait ; et s’il avait été moins soupçonneux, il n’est rien qu’on n’eût fait pour lui. — Vous connaissez donc très-bien ce gentilhomme ? Oh ! non, mademoiselle, répondit-elle promptement ; je ne le connais point du tout. Il ne vient ici que pour voir mon frère ; il serait fort impertinent à moi de prétendre qu’il fût de ma connaissance.

Desireriez-vous de le connaître ? Moi ! quelquefois je le voudrais, dit-elle en rougissant un peu, relativement à mon frère.

Ah, Henriette ! répartit Cécile, en secouant la tête, l’enthousiasme de votre frère pour la société des grands vous a gagnée. Après l’avoir si long-temps blâmé, prenez garde qu’à votre tour vous ne finissiez comme lui, par la trouver aussi dangereuse qu’elle vous paraît attrayante. — Je ne cours aucun risque, mademoiselle, répartit-elle, car ces personnes sont tout-à-fait hors de ma portée : à peine suis-je à même de les appercevoir, et il pourrait fort bien arriver que je ne les reverrais jamais ! — Les personnes, lui dit Cécile en souriant, que vous distinguez, sont donc en grand nombre ? — Oh ! non, en vérité, je n’en distingue qu’un seul. Il ne saurait y en avoir… Je veux dire qu’il n’y en a que très-peu… Elle fit un effort pour se retenir, et se tut.

Quel que puisse être celui que vous admirez, votre admiration ne saurait que l’honorer : gardez-vous cependant de la pousser trop loin, de peur qu’après avoir affecté votre cœur, elle ne trouble votre repos, et ne vous rende malheureuse pour toute votre vie. — Ah ! mademoiselle, je vois que vous savez quelle est la personne que j’ai voulu désigner ; mais vous vous tromperiez très-fort, je vous assure, si vous aviez quelques soupçons défavorables sur mon compte. — Des soupçons ; repartit Cécile en l’embrassant ; il n’y a personne au monde dont je pense aussi avantageusement. — Je veux dire, mademoiselle, que vous me feriez tort de croire que j’eusse oublié la distance qu’il y a de lui à moi. Je vous assure que je ne l’ai jamais perdue de vue : j’admire seulement la bonté qu’il témoigne à mon frère, et ne pense jamais à lui, si ce n’est quelquefois pour le comparer aux autres gens que je vois ; et cette comparaison me les rend si odieux, que je souhaiterais ne jamais entendre parler d’eux. — Sa connaissance vous a donc rendu un très-mauvais service, et il serait heureux pour vous d’oublier absolument que vous l’eussiez jamais faite. Oh ! cela ne me sera jamais possible ; car plus je pense à lui, et plus je suis mécontente de tous les autres. Ô, miss Beverley ! vous êtes la seule personne qui lui ressembliez ; toujours douce, toujours officieuse… Il me semble souvent que vous êtes sa sœur… J’avais une fois ouï dire… mais on a ensuite démenti ce bruit. Un profond soupir échappa à Cécile ; elle ne devina que trop ce qu’il n’aurait tenu qu’à elle d’entendre, et elle savait assez combien il lui aurait été facile de l’en dissuader. Sûrement, miss Beverley, vous ne sauriez être malheureuse, dit Henriette d’un air qui témoignait autant de surprise que d’inquiétude. — J’avoue que j’ai beaucoup de raisons, répondit Cécile, en affectant un air gai, d’être contente de mon sort, et je tâche de ne pas les oublier.

Oh ! je pense bien souvent, s’écria Henriette, que vous êtes la plus heureuse personne qu’il y ait au monde, ayant tout à votre disposition… adorée de tous ceux qui vous connaissent, ayant tout l’argent que vous pouvez désirer, et tant de douceur et de bonté qu’on ne saurait vous l’envier ; vous avez le choix de toutes les compagnies, il n’en est aucune qui ne se trouve honorée de la vôtre. Si j’étais riche et indépendante comme vous, continua Henriette, alors je ne pourrais bientôt plus m’occuper que de ces personnes que j’admire, et c’est ce qui fait que je m’étonne souvent que vous qui lui ressemblez à tant d’égards… Il est vrai que vous pouvez si aisément en rencontrer de pareils, qu’il n’est point étonnant que vous soyez peu frappée de celui-là. Je souhaite de tout mon cœur qu’il ne se marie jamais ; car ne pouvant épouser qu’une demoiselle dont la condition serait égale à la sienne, je craindrais qu’elle ne l’aimât pas comme elle le devrait. Il n’aurait aucun besoin de rester garçon, répondit Cécile, si, en se mariant, c’était la seule chose qu’il eût à redouter.

Je m’imagine souvent, ajouta Henriette, que les riches seraient tout aussi heureux en épousant des femmes pauvres, que les pauvres en épousant des femmes riches ; car ils prendraient une épouse qui s’efforcerait de mériter leurs bontés, au lieu que leurs égales sont en droit de les exiger. J’ai réfléchi à ce sujet relativement à ce gentilhomme ; quelquefois, après avoir admiré sa douceur et sa politesse, je me suis imaginé que j’avais de la fortune et de la naissance, et j’ai totalement oublié que je n’étais que la pauvre Henriette Belfield.

N’aurait-il donc point alors, s’écria Cécile un peu alarmée, cherché à vous plaire ? Non, jamais ; mais je dois vous avouer qu’il m’est arrivé de souhaiter d’être riche. Il est vrai qu’il présume si peu de lui-même, qu’il y a eu des moments où j’ai presque oublié la distance qui se trouvait entre nous, et même pensé… Ô folle pensée ! — Ne craignez pas chère Henriette, de me la communiquer. — Je ne vous cacherai rien, mademoiselle ; car il y a long-temps que je désire d’ouvrir mon cœur, sans avoir osé me confier encore à personne. J’ai donc pensé, oui j’ai quelquefois pensé que, s’il connaissait seulement l’attachement sincère que j’ai pour lui, ma tendresse et mon dévouement, il pourrait me croire plus propre qu’une grande dame à faire son bonheur. — Réellement, s’écria Cécile très-affectée de son ingénuité, je n’en serais point surprise… et si j’étais lui, je crois que je n’hésiterais pas un instant à me décider.

Henriette entendant alors la marche de sa mère qui s’avançait, fit signe à Cécile de se taire ; mais à peine madame Belfield fut-elle rentrée chez elle, qu’un moment après elles entendirent dans la salle voisine la voix de M. Delvile le père, qui dit : votre serviteur, madame ; j’imagine que vous êtes madame Belfield ? — Oui, monsieur, lui répondit-elle ; je pense, monsieur, que c’est à mon fils à qui vous avez affaire. Non, madame, répartit-il, c’est à vous-même.

Cécile se trouvant alors remise d’une première émotion, voulut sortir en évitant de se laisser voir, sachant bien que si M. Delvile l’appercevait dans la maison, il ne douterait plus de la vérité des rapports qu’on lui avait faits.

Soyez sûr, monsieur, que je serais charmée de vous obliger, répondit madame Belfield ; mais je vous prie, monsieur, de me dire votre nom. Mon nom, madame, répliqua-t-il en élevant un peu la voix, je me trouve rarement dans le cas de le décliner ; il est même actuellement assez inutile que je me fasse connaître. Il doit suffire que je vous assure qu’il s’en faut bien que celui qui vous parle soit un homme du commun, et que peut-être vous ne serez guères à portée de le revoir une seconde fois. — Mais comment puis-je satisfaire à ce que vous avez à me demander, monsieur, si je ne connais pas même votre nom ? — C’est ce que je me propose, madame, de vous expliquer ; et il ne faut, pour le comprendre, que vous donner la peine de m’écouter. J’ai quelques questions à vous faire, auxquelles j’espère que vous voudrez bien répondre ; mais elles seront assez claires pour que vous n’ayez aucune peine à les concevoir. Ainsi tous les préambules de pure civilité sont parfaitement inutiles. — Eh bien, monsieur, reprit madame Belfield, sans faire attention à ce pompeux étalage, puisque vous entendez faire un secret de votre nom…

Il en est peu, je crois, madame, s’écria-t-il avec hauteur, qui soit moins secret que le mien : au contraire, cette maison-ci est du petit nombre de celles de cette ville où ma présence seule ne suffit pas pour l’annoncer. Il ne fait pourtant rien à l’affaire dont il est question, et vous aurez la complaisance de vous contenter de l’assurance que je vous donne, que si l’on vous voyait vous entretenir avec moi, vous n’auriez pas à en rougir. Madame Belfield subjuguée, sans savoir pourtant précisément pourquoi, ni comment, se borna à lui répondre qu’il était le bien venu, et le pria de s’asseoir. Je vous prie de m’en dispenser, madame ; ce que j’ai à vous dire n’exige qu’un instant : j’ai d’ailleurs des affaires trop pressantes pour qu’il me soit possible de m’arrêter. Vous m’avez fait mention de votre fils. Il y a déjà quelque temps que j’avais ouï parler de ce jeune homme : voulez-vous bien que je m’informe ?… Je ne prétends entrer dans aucun détail, et ce n’est point un vain motif de curiosité, mais des raisons de famille, qui me font désirer de savoir s’il ne serait pas question pour lui d’une jeune personne, ou plutôt d’une riche héritière, sur laquelle on suppose qu’il a des vues ? Oh pour cela, non, monsieur, répondit madame Belfield, au grand contentement de Cécile, qui jugea tout de suite que cette demande la regardait. Pardonnez-moi donc, et bonjour, madame, dit M. Delvile d’un ton qui témoignait son peu de satisfaction, ensuite il ajouta : et vous prétendez qu’il n’existe point de jeune personne telle que celle dont je parle, qui écoute favorablement ses vœux ? Mon cher monsieur, s’écria-t-elle, il n’existe pas une seule personne à qui il ait jamais osé faire la moindre proposition. Je connais actuellement une jeune demoiselle qui est un très-riche parti, et qui a autant de goût pour lui, ainsi que je l’en ai prévenu, qu’aucun homme pourrait désirer ; mais il est impossible de le lui persuader, quoiqu’il ait été élevé à l’université, et qu’il soit plus instruit, ou du moins tout autant que qui que ce soit du royaume. Eh bien donc, répartit M. Delvile en se radoucissant, il paraît que la difficulté ne vient pas du côté de la jeune personne ? — Oh, mon dieu ! non, monsieur. S’il l’avait demandée, il y a long-temps qu’il l’aurait. — Elle est venue très-souvent le chercher ; mais ayant été, ainsi que je vous l’ai déjà dit, élevé à l’université, il a cru en savoir plus que moi ; et j’ai eu beau prêcher, tout ce que j’ai pu lui dire a été inutile.

La consternation de Cécile, en entendant cette conversation, ne pouvait être égale qu’à la honte qu’en avait Henriette qui, quoiqu’elle ignorât quel était celui avec qui sa mère s’entretenait, sentait pourtant le peu de vérité et l’indécence de ses propos.

J’imagine, monsieur, continua madame Belfield, que vous connaissez mon fils ? — Non, madame, mes connaissances sont peu nombreuses. — Cela étant, monsieur, vous ne sauriez juger de son mérite, et de ce qu’il a droit d’en attendre. Quant à cette jeune demoiselle, elle l’a découvert, monsieur, dans un temps où personne de ses parents ni de ses connaissances ne savait ce qu’il était devenu. C’est elle la première, monsieur, qui est venue m’en donner des nouvelles, quoique je sois sa propre mère. L’amour, monsieur, est furieusement clairvoyant. Tout cela n’a rien produit, et mon fils a été assez opiniâtre pour ne pas profiter de ses bonnes dispositions.

Cécile irritée, fut sur le point de se montrer pour se justifier ; elle se retint, en considérant que se trouvant chez Belfield, il ne serait plus possible de détruire dans l’esprit de M. Delvile les soupçons qu’il avait sur le compte de Cécile.

Les jeunes demoiselles, continua madame Belfield, croient qu’en confiant leur inclination à quelqu’un, ce quelqu’un en parlera, et que celui qui en est l’objet viendra, et les enlèvera. Il n’y a pas long-temps que le bruit courait qu’elle allait épouser le jeune Delvile, l’un des fils de son tuteur. — Je suis fâché qu’on ait fait courir un bruit aussi impertinent, s’écria-t-il très-piqué ; le jeune M. Delvile n’est point un parti dont on dispose aussi facilement, et il sait trop ce qu’il doit à sa famille.

Ici Cécile rougit d’indignation, et Henriette soupira de chagrin. Mon dieu, monsieur ! répondit madame Belfield, qu’est-ce que sa famille pourrait faire de mieux ? Je n’ai jamais ouï dire qu’elle fût bien riche, et je ne crains pas d’avancer que le vieux gentilhomme, étant son tuteur, n’a pas manqué de procurer à son fils les occasions de la voir : avec tout cela, le mariage n’a pas réussi ; car quant au vieux M. Delvile, tout le monde assure… tout le monde se donne trop de liberté, dit M. Delvile en colère, en osant parler de lui, et vous ne trouverez pas mauvais que je vous apprène qu’une personne de son rang et de sa naissance n’est point faite pour que son nom se trouve confondu avec celui de toutes sortes de gens. — Bon dieu, monsieur ! s’écria madame Belfield, un peu surprise de son ton et de cette sortie, je vous assure, quant à moi, que je consentirais volontiers à ne plus prononcer de ma vie le nom de ce vieux gentilhomme ; car on assure qu’il est tout aussi vain que Lucifer, et personne ne sait de quoi ; car on prétend… On prétend ? s’écria-t-il enflammé de colère. Et qui est cet On ? faites-moi le plaisir de m’en informer. — Eh ! monsieur, c’est tout le monde, et c’est la réputation qu’il a dans le public. — En ce cas, le public est très-impertinent, dit-il en élevant très-fort la voix, de ne pas témoigner plus d’égards et de respect pour une des premières familles d’Angleterre. C’est une licence qu’il faudrait réprimer.

Ici, la porte de la rue étant restée ouverte par la faute des domestiques, on entendit monter l’escalier, et Henriette, reconnaissant la marche de son frère, se tourna en élevant les mains du côté de Cécile, et lui dit à l’oreille : quel malheur ! c’est Belfield ! Je n’avais pas cru qu’il serait rentré avant la nuit. N’entrera-t-il pas ici ? lui demanda Cécile. Au même instant il ouvrit la porte, et parut dans l’appartement. Il commençait à s’excuser, et voulait se retirer, quand Henriette le saisissant par le bras, lui dit tout bas qu’elle s’était servie de sa chambre, parce qu’elle avait cru qu’il ne rentrerait pas de la journée, et le pria de se tenir tranquille, parce que le moindre bruit les découvrirait. Belfield s’arrêta ; mais l’embarras de Cécile fut extrême de se trouver dans son appartement après ce qu’elle venait d’entendre de la bouche de sa mère. Celle-ci ayant positivement déclaré qu’elle avait du goût pour lui, et ne demandai qu’à l’épouser, elle fut très-piquée contre Henriette pour ne l’avoir pas avertie plus tôt que ce logement était celui de son frère. Cependant, elle ne pouvait en sortir alors sans s’exposer à être reconnue ; elle resta comme immobile sur sa chaise, rougissant et pâlissant tour-à-tour. Son trouble l’empêcha d’entendre la réponse de M. Belfield, ainsi que la suite du dialogue entre sa mère et M. Delvile. Mais un instant après elle entendit madame Belfield qui était aux prises avec les porteurs qui l’avaient amenée, et qui découvrait par-là qu’il y avait quelqu’un dans sa maison. Je saurai bientôt, dit-elle, s’il est venu compagnie chez moi sans que j’en aye été informée, et elle ouvrit la porte de communication.

Cécile, qui jusqu’à ce moment était restée comme une statue sur son siège, se leva tout-à-coup, mais si confuse, qu’il lui fut impossible d’articuler un seul mot. Belfield, étonné lui-même de sa situation, également surpris et fâché de son embarras, avait, quoiqu’il n’en fût pas la cause, l’air tout-à-fait coupable ; et Henriette pâle d’effroi à la vue de la colère de sa mère, s’éloignait autant qu’il lui était possible. Telle était la position de ceux qui venaient d’être surpris, honteux, perplexes et embarrassés, tandis que ceux par qui ils l’avaient été paraissaient assurés et triomphants. Ah ! s’écria madame Belfield ; mais voici mademoiselle Beverley… dans l’appartement de mon fils. Et elle fit un signe d’intelligence à M. Delvile. J’étais venu voir mademoiselle Belfield, dit Cécile, s’efforçant, mais en vain, d’avoir un air de sang-froid, et elle m’a fait entrer dans cet appartement. Je rentre dans ce moment, ajouta vivement Belfield, et malheureusement je me suis présenté sans savoir que miss Beverley fût ici.

Ces assurances, quoiqu’exactement vraies, eurent dans la circonstance tout l’air d’excuses et de subterfuges, tandis que M. Delvile témoignait, par un mouvement de tête, le peu de foi qu’il y ajoutait ; madame Belfield continuait à lui faire des signes très-significatifs. Il ne me reste plus, madame, dit M. Delvile à madame Belfield, de question à vous faire ; car le peu de doutes que j’avais en venant chez vous se trouvent actuellement éclaircis. Je vous souhaite le bon jour, madame.

Permettez-moi, monsieur, lui dit Cécile, s’avançant avec un peu plus de fermeté, de m’expliquer en présence de ceux qui peuvent mieux que personne attester la vérité de ce que j’alléguerai. Les circonstances réelles… Je serais très-fâché, mademoiselle, de vous donner une peine inutile, répondit-il d’un air fier et content. La situation et le lieu où je vous trouve ont pleinement satisfait ma curiosité ; ils dissipent la crainte que j’avais que vous ne fussiez encore dans le cas de m’accuser d’erreur. Il lui fit après cela une révérence et sortit.

Cécile, humiliée de se voir traitée avec tant de mépris, prit congé assez froidement de la pauvre Henriette, et retourna chez M. Monckton. Les réflexions que cette malheureuse visite lui occasionna, furent très amères, la situation dans laquelle elle avait été surprise, cachée seulement avec Belfield et sa sœur, l’assurance positive du goût que sa mère lui avait prêté pour lui devaient paraître à M. Delvile des preuves incontestables de la vérité des soupçons qu’il lui avait rapportés dans leur dernière entrevue. Delvile lui-même, qu’elle croyait hors du royaume, serait peut-être informé de cette aventure aussi bien que sa mère ; elle allait perdre leur estime, et cette pensée la désolait. S’adresser encore à M. Delvile père, c’était s’exposer à de nouveaux outrages ; elle ne voulut pas même lui écrire, ni à son fils, quoiqu’elle en eût d’abord grande envie. Après avoir changé plusieurs fois de sentiment, sa délicatesse se trouva enfin d’accord avec sa raison ; elle conclut que le parti le plus prudent, dans une situation aussi épineuse, était de s’en remettre à la destinée et de laisser au temps le soin de sa justification.

Dans la soirée, on lui annonça Henriette qui, en entrant, lui dit ! Ah, mademoiselle ! que vous étiez fâchée en nous quittant ! Je n’ai pas eu un moment de tranquillité depuis cet instant ; et si vous partez sans me pardonner, il est sûr que je deviendrai malade de chagrin : ma mère est sortie, et moi j’ai couru ici toute seule, quoique dans l’obscurité et par le mauvais temps, pour vous en supplier ; sans cela je ne sais ce que je deviendrai. Douce et charmante fille ! s’écria Cécile en l’embrassant, quand vous m’auriez causé tout le chagrin que je suis capable de ressentir, l’attention et l’amitié que vous venez de me témoigner seraient seules capables de le dissiper, et vous feraient aimer plus que jamais. Henriette lui dit pour s’excuser, qu’elle avait cru que son frère ne rentrerait pas, parce qu’il passait presque tous les jours entiers chez les libraires, pour consulter les différents auteurs dont il pouvait avoir besoin, n’ayant lui-même que très-peu de livres : elle ne voulut pour-tant pas lui apprendre que l’appartement où elle l’avait reçue fût le sien, de crainte que Cécile ne trouvât mauvais qu’elle en eût fait usage, quoiqu’elle sût qu’il ne lui restait que ce moyen de pouvoir, ainsi qu’elle le desirait depuis long-temps, s’entretenir en liberté avec elle. Elle lui demanda encore pardon de nouveau, et lui dit qu’elle espérait que la conduite de sa mère ne l’engagerait point à l’abandonner ; qu’elle-même en avait été très-choquée ; que son frère n’y avait pas eu plus de part qu’elle. Cécile l’écouta avec plaisir, et son amitié pour elle n’en souffrit aucune atteinte. La confiance qu’elle lui avait témoignée dans la matinée était digne de toute son affection et elle lui promit qu’elle durerait autant que sa vie. Après quoi Henriette, d’un air qui exprimait sa satisfaction, se hâta de prendre congé, en lui disant qu’elle n’oserait rester plus long-temps, de crainte que sa mère ne s’apperçût de son absence.

Cette visite, jointe à la conversation tendre et familière de la matinée, augmenta encore chez Cécile l’envie qu’elle avait de l’inviter à venir habiter sa maison de campagne ; mais la crainte qu’elle eut des commentaires de sa mère, ainsi que des interprétations auxquelles elle avait lieu de s’attendre de la part de M. Delvile, l’empêchèrent d’exécuter ce projet, quoique ce fût alors le seul qui se trouvât d’accord avec sa raison.