Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (5p. 1-17).



CHAPITRE VI.

Discussion.


La journée s’écoula sans que Cécile eût fait de réponse. Le soir vint, et elle continuait à être indécise. Enfin on annonça Delvile ; et quoiqu’elle redoutât ses sollicitations, la nécessité de se décider l’empêcha de refuser de le voir. Madame Charlton se trouvait avec elle, lorsqu’il entra. Il essaya d’abord de parler de choses indifférentes ; mais son air n’annonçait que trop l’agitation de son esprit. Cécile, à son tour, voulut aussi se mêler de la conversation, et ne s’en tira pas mieux ; à peine savait-elle ce qu’elle disait.

Alors Delvile désirant s’éclaircir, et ne voulant plus vivre plus long-temps dans l’incertitude, se tournant vers madame Charlton, lui dit : Vous êtes vraisemblablement instruite, madame, de ce que contenait la lettre que j’ai eu l’honneur de faire remettre ce matin à miss Beverley ? Oui, monsieur, répondit-elle, et tout ce que vous pouvez desirer, c’est qu’elle en soit aussi contente que je le suis. Delvile lui fit une révérence, et fixant Cécile, sans oser lui adresser la parole, il lui trouva un air triste et confus, qui lui prouva que, quelle que fût sa manière de penser à son égard, sa tranquillité en était altérée.

Mais, monsieur, lui dit madame Charlton, quelles raisons auriez-vous d’être persuadé que vos parents s’opposeraient à votre mariage ? Ne feriez-vous pas mieux de savoir ce qu’ils pourraient alléguer ? Je ne le sais que trop, madame, repliqua-t-il. Depuis que je suis au monde, leurs principes ont toujours été les mêmes, et leur langage n’a jamais varié ; m’adresser à eux pour leur demander un consentement que je suis sûr qu’ils ne m’accorderont pas, serait chercher à les rendre responsables de tous les maux qu’un pareil refus me causerait. — Et s’ils sont assez cruels pour cela, méritent-ils que vous les ménagiez ? dit madame Charlton. Parlez-leur cependant, et alors vous aurez fait ce que vous deviez ; s’ils s’obstinent à être injustes, rien ne vous empêchera plus d’agir et de travailler à votre bonheur. Braver leur autorité, reprit Delvile, serait plus offensant que de s’y soustraire ; demander leur consentement, et après leur refus agir d’une manière contraire à leur volonté, serait s’attirer leur indignation… Non, si je dois m’adresser à eux, il faudra nécessairement que je leur obéisse.

Madame Charlton n’ayant rien à répondre à ce raisonnement, resta encore quelques minutes et sortit. Miss Beverley, dit Delvile, serait-elle aussi de ce sentiment ? M’a-t-elle condamné à être éternellement malheureux, et veut-elle que cette sentence soit confirmée par mes plus proches parents ? Si vous êtes sûr, répondit Cécile, que vos parents soient inflexibles, il serait insensé de s’exposer à leur indignation. Il est certain, répondit-il, que mes sollicitations les trouveront inflexibles aussi long-temps qu’ils croiront que leur refus empêchera notre union ; ils ne le seront pas lorsqu’il sera question de pardon. Mon père, quoique très-vain, m’aime tendrement ; ma mère, toute fière qu’elle est, n’en est pas moins équitable, noble et généreuse. Miss Beverley me paraît seule née pour devenir sa fille… Non, non, dit Cécile en l’interrompant, comme sa fille elle me haïrait. Elle vous aime, elle vous idolâtre, s’écria-t-il avec chaleur, et si je n’étais pas certain qu’elle connaît tout votre mérite, le respect que j’ai pour l’une et l’autre m’empêcherait de vous renouveller mes supplications. Mais je ne doute pas un instant que vous ne fassiez le bonheur de sa vie ; elle verrait en vous toute la félicité de son fils. Oh ! monsieur, s’écria Cécile émue, je ne veux pas qu’on puisse me reprocher d’être cause que vous manquiez à une pareille mère ; à peine la respectez-vous autant que je la respecte moi-même ; et je déclare ici solemnellement… Arrêtez, dit Delvile, et ne prenez de résolution qu’après m’avoir entendu. Si elle n’existait plus, si mon père avait aussi cessé de vivre, persisteriez-vous à me refuser ? Pourquoi cette question ? répondit Cécile en rougissant ; vous seriez alors votre maître, et peut-être… Elle hésita, et Delvile s’écria avec énergie : Arrêtez ; ne me forcez point à souhaiter la mort de ceux qui m’ont donné la vie ! Ne relâchez pas les liens qui me les rendent chers, et ne me contraignez pas à les regarder comme les seules barrières qui s’opposent à ma félicité ! Le ciel m’en préserve ! répliqua Cécile ; si je pouvais vous croire assez dénaturé pour en agir ainsi, il m’en coûterait peu de rompre avec vous — Pourquoi donc ne dois-je espérer de vous posséder qu’après leur mort ?

Cécile, ébranlée par cette question, ne sut que lui répondre. Delvile s’appercevant de son embarras, redoubla ses prières, et avant qu’elle eût eu le temps de revenir à elle-même, elle avait presque consenti à son projet ; mais Henriette Belfield lui étant tout-à-coup revenue dans l’esprit, elle s’écria : il me reste encore une inquiétude que je ne sais comment manifester, et qui doit cependant être éclaircie… Vous connaissez… vous vous rappelez mademoiselle Belfield ? — Assurément ; mais quelle inquiétude mademoiselle Belfield pourrait-elle faire naître dans l’esprit de miss Beverley ? Cécile rougit, et garda le silence. Est-il possible, continua-t-il, que vous ayez supposé un seul instant !… Mais il est inutile de parler d’une supposition si peu vraisemblable. — Elle est cependant très-aimable. — Oui, répondit-il ; elle est ingénue, honnête, et je souhaiterais que sa situation fût meilleure. — N’avez-vous jamais été, soit par occasion, soit par hasard, dans le cas de lui écrire ? — Jamais. — Et vos visites au frère n’étaient-elles pas quelquefois ?… Prenez garde, interrompit-il en riant, que je ne vous demande à mon tour, si vos visites à la sœur n’étaient pas quelquefois pour le frère. Mais pour ce qui me regarde, miss Beverley pourrait-elle imaginer qu’après l’avoir connue, les charmes de mademoiselle Belfield fussent capables de faire la moindre impression sur moi ?

Cécile, que sa délicatesse et son amitié pour Henriette retenaient, et qui se faisait un devoir de ne point trahir son secret, persuadée d’ailleurs, de l’innocence de Delvile par la manière franche dont il s’était expliqué, évita de lui répondre, et aurait abandonné ce sujet, si Delvile, assez satisfait de ces questions, qui prouvaient qu’il ne lui était pas indifférent, et empressé à se justifier pleinement, n’eût jugé à propos de continuer cette explication. J’avoue, dit-il, qu’il y a je ne sais quoi d’attrayant dans l’ingénuité des manières de mademoiselle Belfield : son cœur paraît pur, son caractère est la douceur même. Vous voyez que son mérite ne m’a point échappé ; je l’ai plainte et admirée ; mais il s’en faut de beaucoup qu’elle ait produit un sentiment durable. À la première vue, il est certain qu’elle attache ; mais l’ingénuité dénuée de connaissances, devient fatigante à la longue ; la douceur et la bonté sans noblesse n’ont rien d’assez piquant pour faire impression. On cherche à se distraire, quand on est rassasié de certaines douceurs ; la vie devient à charge, quand la compagne de nos loisirs manque d’esprit, de discernement et de culture. Avec miss Bererley, toutes ces… Ne parlez point de toutes ces qualités, s’écria Cécile, puisqu’un obstacle seul peut les rendre inutiles, et leur ôter tout leur prix. Cet obstacle est surmonté. — Surmonté pour le moment ; car par votre lettre de ce matin vous avouez combien il vous en coûtait… Et pourquoi vous tromperais-je ? Prétendrais-je être indifférent sur un obstacle qui a eu si long-temps le pouvoir de me rendre malheureux ? Mais est-il quelque bonheur sans mélange ? La félicité parfaite est-elle le partage de l’humanité ? Ah ! si nous refusions d’en jouir avant qu’elle eût atteint ce degré de perfection, nous serions condamnés à des larmes, à des peines continuelles. Oui, dit Cécile en soupirant, je craindrais que vos regrets ne fussent éternels, et que celle qui les causerait n’en fût la première victime. Ô miss Beverley ! comment me suis-je attiré ce reproche de votre part ? N’ai-je pas réfléchi assez long-temps avant de me décider ? Ai-je rien précipité ? Me suis-je laissé aveugler par ma passion ? N’ai-je pas, au contraire, usé de prudence et de circonspection, et résisté à mon penchant ? Et en quoi cependant, repartit Cécile, consiste cette fermeté que vous me vantez ? Oui, vous en avez montré au château de Delvile ; mais ici… La fierté et vos rigueurs me soutenaient alors. D’où me venait la force de vous fuir ? N’était-ce pas de votre indifférence invincible ? La contrainte que j’imposais à ma sensibilité, me paraissait de la force et du courage… J’ignorais alors que l’aimable Cécile daignât me payer de quelque retour. Oh, que ne l’ignorez-vous encore ! s’écria-t-elle en rougissant ; avant ce fatal moment votre façon de penser sur mon compte m’était, je crois, bien plus honorable. — Cela est impossible ! Je pensais différemment, mais jamais plus honorablement, jamais aussi favorablement qu’à présent. Votre beauté me charmait alors, j’admirais votre vertu ; mais c’était la vertu indifférente, non telle que je la vois à présent réunie à la plus douce sensibilité… — Hélas ! repartit Cécile, combien ce portrait est flatté ! — Non, il n’est que naturel ; c’est la sublimité d’un ange, et tout ce qu’une femme a de plus attrayant… Mais quelle est la personne à qui nous puissions nous confier ? À qui puis-je remettre mon contrat ? et des mains de qui recevrai-je un trésor qui fera tout le bonheur du reste de mes jours ? — Où trouver, s’écria Cécile, un ami qui, dans ce moment critique, veuille me dire ce que je dois faire ? Vous en trouverez un, lui répondit-il, dans votre propre cœur ; faites-vous seulement à vous-même cette simple question : quelle vertu, quelle loi s’oppose au don de votre main ? — C’est le devoir, puisque ce mariage sera contraire à la volonté de vos parents. Mais n’est-il pas des occasions où il est permis de ne pas s’y soumettre ? et ne suis-je pas d’âge à choisir moi-même la compagne de ma vie ? Ne serez-vous pas dans peu de jours maîtresse absolue de vos actions ? Ne sommes-nous pas l’un et l’autre indépendants ? Votre fortune n’est-elle pas à votre disposition ? et les biens de mon père ne me sont-ils pas substitués de manière à ne pouvoir passer en d’autres mains que les miennes ?

Sont-ce là des considérations, reprit Cécile, qui puissent nous affranchir de notre devoir ? — Non ; mais elles doivent nous affranchir de l’esclavage. Oserai-je m’expliquer plus clairement ? Notre mariage ne blesse ni les lois divines, ni les lois humaines ; l’unique objection qu’on peut opposer à mille raisons de convenance, dont dépend notre bonheur, n’est fondée que sur l’orgueil et la vanité ; et nous consentirions à être malheureux l’un et l’autre, uniquement pour céder à de pareils travers !

Cette question, qui l’avait si souvent occupée, et qu’elle avait tant de fois cherché à résoudre, sans pouvoir s’empêcher d’en être révoltée, lui paraissant trop délicate, elle s’abstint de rien répondre ; et Delvile, avec la vivacité d’un homme qui se croit sur le point de vaincre, continua ses sollicitations. Consentez à être à moi, s’écria-t-il, charmante Cécile, et tout ira bien. M’ordonner de m’adresser à mes parents, c’est me perdre pour toujours. Épargnez-moi donc cette démarche inutile, et sauvez-moi les remontrances d’une mère dont les moindres volontés m’ont toujours été sacrées, dont les désirs ont été des lois. Ô généreuse Cécile, évitez-moi l’affreuse alternative de blesser son cœur maternel par un refus absolu, ou de déchirer le mien par les tourments affreux qui seraient les suites inévitables d’une obéissance forcée ? Hélas ! s’écria Cécile, il est impossible que je puisse vous donner aucun conseil. Et pourquoi ? Une fois à moi, irrévocablement à moi… — Non, ce ne serait qu’irriter… et irriter au point de ne plus espérer de pardon. — En vérité, vous vous abusez : ils ne sont point insensibles à votre mérite ; votre fortune est telle qu’ils la désireraient. Fiez-vous en donc à moi, lorsque je vous assure que leur mécontentement sera bientôt passé.

Cécile, dont les espérances prêtaient de nouvelles forces à ce raisonnement, ne trouva pas grand-chose à lui opposer ; et après quelques faibles objections de sa part, il obtint enfin son consentement, qu’elle ne donna cependant qu’en tremblant, et avec la répugnance la plus marquée. Mais il ne lui restait point d’autre parti à prendre : il fallait ou l’épouser, ou se séparer pour toujours, et cette dernière résolution était trop douloureuse pour ne pas chercher à s’y soustraire.

Les remerciements de Delvile furent aussi vifs que ses sollicitations avaient été pressantes. Cependant le consentement de Cécile n’était rien, à moins que le mariage ne s’accomplît immédiatement ; aussi ne négligea-t-il rien pour l’y déterminer. Cécile, aussi ingénue que vertueuse, ne chercha point, par de vaines difficultés, à donner plus de prix à sa complaisance. Ils firent alors avertir madame Charlton, et lui communiquèrent le résultat de leur conférence. Elle n’approuva d’abord point le projet du mariage secret ; mais elle était trop satisfaite de voir enfin sa jeune amie au moment de s’établir, pour s’opposer à rien de ce qui pouvait le hâter.

Delvile demanda encore qu’on lui indiquât à qui il pourrait confier leur secret. Cécile se rappella sur-le-champ M. Monckton ; mais étant presque sûre qu’il désapprouverait ce mariage, elle eut quelque peine à se résoudre à le nommer. Sa longue et constante amitié, son empressement à l’obliger, à lui donner ses conseils, et la promesse qu’elle lui avait faite de ne rien entreprendre sans son avis, tout concourut à lui persuader que, dans une circonstance aussi importante, elle lui devait de la confiance, et qu’elle serait coupable, si elle ne l’informait pas de son dessein. Ce fut donc sur lui qu’elle jetta les yeux ; mais ne voulant pas lui en parler elle-même, Delvile, aussi prompt à agir, que fertile en expédients, s’en chargea, ainsi que de tous les arrangements à prendre en pareille occasion. Pour éviter tout soupçon, il résolut de quitter Cécile, et aussi-tôt qu’il aurait vu M. Monckton, de se rendre sans perdre de temps, à Londres, afin que les préparatifs de leur mariage pussent se faire promptement et en secret. Il se proposa aussi de chercher M. Belfield, pour qu’il dressât le contrat qu’il comptait remettre à M. Monckton. Cécile s’opposa à cette précaution ; mais il ne voulut point écouter ce qu’elle lui dit à ce sujet. Madame Charlton elle-même, quoique son grand âge et ses infirmités l’empêchassent depuis long-temps de sortir, eut la complaisance de promettre qu’elle accompagnerait Cécile à l’autel. On comptait sur M. Monckton pour lui servir de père, et la conduire à l’église ; Londres était le lieu choisi pour cette cérémonie. Cécile n’avait plus que trois jours à attendre pour être majeure, ce qui faisait disparaître la plus grande difficulté ; et il fut arrêté qu’au cinquième on se rencontrerait dans la capitale. Delvile promit que, dès qu’ils seraient mariés, il partirait pour le château de son père, tandis que Cécile retournerait chez madame Charlton. Les choses ainsi arrangées, il la conjura de s’y conformer exactement, et après s’être recommandé à ses bontés, il prit congé d’elle avec les effusions de la tendresse la plus vive.