Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 146-174).



CHAPITRE XII.

Dénouement.


Cécile et Delvile, pendant tout le temps qu’ils mirent à se rendre à Londres, donnèrent tous leurs soins à madame Harrel, dont la douleur, à mesure qu’elle s’exhalait, devenait plus traitable. Toutes les horreurs de cette nuit désastreuse n’étaient cependant point encore épuisées, lorsqu’ils arrivèrent à la place de Portman. Delvile dit au cocher de ne pas avancer jusqu’à la porte, et pria Cécile et madame Harrel de rester tranquilles dans la voiture ; tandis qu’il irait lui-même chercher à se procurer quelques informations. Elles furent surprises de cette demande de sa part, à laquelle elles consentirent ; mais avant qu’il les eût quittées, l’homme d’affaires de M. Harrel, qui attendait leur retour, s’avança, et leur apprit que l’on avait saisi la maison et tout ce qu’elle contenait, et que les huissiers y étaient actuellement.

Madame Harrel vit alors de nouveaux malheurs prêts à l’accabler, et Cécile prévit pour elle de nouvelles inquiétudes et des embarras sans nombre : elle se trouva au reste déchargée d’une partie de ce fardeau que Delvile s’empressa de partager ; il la supplia d’attendre un instant, de consoler son amie, et alla lui-même voir comment les choses se passaient. Il revint au bout de quelques minutes, et ne parut point pressé de leur faire part de ce qu’il avait appris. Il les pria de permettre qu’il les conduisît chez son père. Cécile craignait d’offenser celui-ci, en y amenant madame Harrel ; cependant, n’ayant rien de mieux à proposer, elle y consentit après quelque faible résistance. Delvile lui dit alors que les alarmes de sa mère, dont il lui avait déjà rendu compte en partie, venaient des bruits vagues qui s’étaient répandus de cet événement ; que ne sachant pas s’il devait y ajouter foi, il avait voulu s’en éclaircir, et que c’était la raison pour laquelle il était venu la chercher si tard au Vaux-Hall.

Ils entrèrent sans bruit et sans déranger personne, le laquais de Delvile ayant eu ordre de ne point se coucher que son maître ne fût rentré. Cécile avait quelque peine à disposer, et à une heure indue, d’une maison qui n’était pas la sienne ; quoique Delvile, empressé de la mettre à son aise, la priât de ne s’inquiéter de rien, ordonnant à son domestique de la conduire à l’appartement qui avait été préparé pour elle. Il l’exhorta de se tranquilliser, d’avoir soin de son amie, et promit de prévenir son père et sa mère dès qu’ils seraient éveillés, de tout ce qui s’était passé. Elle accepta ce service avec reconnaissance ; elle redoutait, après la liberté qu’elle osait prendre, de s’exposer sans quelque excuse préliminaire, aux premiers mouvements de la vanité de M. Delvile ; et elle craignait de déplaire à madame Delvile, à qui elle avait si souvent manqué de parole.

Il était alors près de six heures ; Cécile et son amie convinrent de rester dans leur appartement jusqu’à ce qu’on vînt les avertir que M. et madame Delvile étaient visibles ; mais avant ce temps, madame Harrel, qui s’était assise sur le lit, accablée de fatigue et de douleur, finit, comme les enfants, par s’endormir à force de pleurer.

Cécile était étonnée de la voir jouir de ce moment de repos, qui suspendait ses souffrances. Ses inquiétudes la tinrent éveillée ; elle sentit qu’elle allait partager toutes les peines de son amie ; elle était incertaine sur la réception que lui feraient M. et madame Delvile, et sa mémoire lui retraçait à chaque instant les horribles aventures de cette nuit.

À dix heures, un laquais vint lui demander, de la part de madame Delvile, si elle voulait déjeûner. Madame Harrel dormait encore, et Cécile se hâta de descendre, et de porter elle-même sa réponse. Elle rencontra le jeune Delvile, dont l’air, au moment qu’il l’approcha, annonçait qu’il se préparait à lui parler avec beaucoup de gravité et de réserve : mais à peine l’eut-il fixée, qu’il oublia sa résolution ; sa pâleur, ses yeux qui s’ouvraient avec peine, les fatigues d’une longue veille, qu’on lisait sur son visage, le frappèrent, et firent renaître ses inquiétudes ; il s’informa de sa santé, de l’air de l’intérêt le plus vrai. Cécile le remercia de ses attentions de la veille pour son amie.

Madame Delvile s’avançant alors pour la recevoir, dissipa tout d’un coup ses craintes, et rendit toute excuse inutile, en l’embrassant tendrement, et s’écriant avec chaleur : charmante miss Beverley ! comment pourrai-je vous exprimer l’admiration avec laquelle j’ai entendu le récit de votre conduite ? La fermeté et la prudence que vous avez montrées dans une conjoncture où une âme faible aurait été altérée par l’effroi, où toute autre personne moins généreuse, et qui n’aurait point été gouvernée par des principes aussi nobles, n’aurait songé qu’à se dérober par la fuite, à la confusion d’un spectacle aussi révoltant, montrent ce que peut un esprit solide, qui allie heureusement la fermeté au bon sens. On doit vous regarder comme un être supérieur. Vous m’avez toujours paru telle dès le premier instant que je vous ai connue, et j’espère que je continuerai toute ma vie à penser de même.

Cécile pénétrée de reconnaissance, se trouva dans ce moment plus que récompensée de tout ce qu’elle avait fait. Des louanges de la part de madame Delvile suffisaient pour la rendre heureuse. Elle éprouvait l’émotion la plus douce en se voyant l’objet de l’estime de ceux pour qui elle en était pénétrée. Madame Delvile l’entretint avec beaucoup de cordialité de ses affaires, et l’invita, avec autant de ménagement que de politesse, à disposer de sa maison, dont le séjour lui devenait inévitable. Elle lui dit que toute la famille partait dans deux jours pour la campagne ; et qu’elle pensait qu’un air différent, le repos et une vie plus réglée lui rendraient la fraîcheur et la vivacité que ses dernières inquiétudes avaient un peu diminuées. Quoiqu’elle blâmât le désespoir de M. Harrel, elle ne pouvait s’empêcher de se féliciter de l’acquisition qu’elle faisait, et de témoigner combien sa compagnie la rendait heureuse. Elle entra ensuite dans quelques détails relativement à la situation de madame Harrel. Cécile lui montra le paquet que son mari lui avait confié avant sa mort. Madame Delvile lui conseilla de ne l’ouvrir qu’en présence de M. Arnott, et la pria de ne point se gêner, d’envoyer chercher ceux de ses amis qu’elle desirerait consulter, et de lui demander à elle-même tous les avis ou tous les secours qu’elle la croirait en état de lui donner. Après quoi, sans attendre son mari, elle la fit déjeuner aussi promptement qu’il fut possible, et la laissa retourner auprès de madame Harrel.

Cécile soulagée de ses propres inquiétudes, plus contente que jamais de madame Delvile, et enchantée autant qu’elle pouvait l’être dans ces tristes moments, de se voir à la fin établie chez elle, revint consoler son amie. Elle la trouva éveillée depuis peu, et sachant encore à peine où elle était, et pourquoi elle se trouvait hors de chez elle. À mesure que la mémoire lui revenait, Cécile faisait tous ses efforts pour adoucir ses peines ; elle suivit le conseil de madame Delvile ; elle envoya chercher M. Arnott, et se prévalant de la permission qu’on lui en avait donnée, elle écrivit un billet à M. Monckton, pour le prier de venir la voir.

M. Arnott, qui était de retour à Londres, arriva bientôt : son domestique, qu’il avait chargé d’épier toutes les démarches de M. Harrel, avait été dès le matin le trouver dans sa retraite, et lui avait fait part des malheureuses nouvelles de la nuit. Leur entrevue fut également pénible à l’un et à l’autre. M. Arnott se reprochait amèrement sa fuite, croyant qu’elle avait hâté le coup fatal, qu’un nouveau sacrifice de sa part aurait peut-être empêché ; et Cécile se repentait presque du conseil qu’elle lui avait donné, quoique le peu d’effet qu’avaient produit ses derniers secours, prouvât que l’état des affaires de ce malheureux tuteur était trop désespéré pour qu’on pût y remédier. Il fit alors des questions qui montraient combien il chérissait sa sœur, et supplia Cécile de lui apprendre jusqu’aux moindres particularités de cet affreux événement. Elle montra ensuite le paquet ; mais ni l’un ni l’autre n’eut le courage de l’ouvrir : et concluant que le contenu serait vraisemblablement son testament, ils résolurent de n’en faire la lecture qu’en présence d’une troisième personne. Elle proposa, pour ne point perdre de temps, d’appeler M. Delvile. M. Arnott y consentit sans hésiter, et elle l’envoya prier de lui accorder un moment d’audience. On lui fit dire qu’elle pouvait venir dans le sallon, où il se trouvait avec sa femme et son fils. Elle n’y fut pas aussi bien reçue que la première fois. M. Delvile paraissait chagrin et de mauvaise humeur ; il la salua d’un air froid, tandis que son fils lui présentait un siège ; il lui dit gravement : Si vous êtes pressée, miss Beverley, je vous suivrai sur-le-champ, sinon j’achèverai de déjeûner. Je serais au désespoir de vous déranger, répondit Cécile ; je viens vous prier d’avoir seulement la bonté d’assister à l’ouverture que M. Arnott se propose de faire d’un paquet que feu M. Harrel me remit hier au soir. Et M. Arnott, répliqua-t-il d’un ton sévère, a jugé convenable de me faire une pareille demande ? Non, monsieur, dit Cécile, cette prière vient de moi ; et si, comme je commence à le craindre, elle vous paraît déplacée, je vous supplie de l’oublier. Quant à ce qui vous regarde, répliqua M. Delvile, c’est une affaire tout-à-fait différente. Pour M. Arnott, il ne saurait avoir la moindre prétention à disposer de mon temps, où à aucune attention de ma part ; et je trouve très-extraordinaire qu’un jeune homme, avec lequel je n’ai nulle espèce de liaison, dont le nom m’est à peine connu, puisse imaginer que le temps d’un homme tel que moi soit à sa disposition.

Jamais pareille idée ne s’est présentée à son esprit, repartit Cécile un peu déconcertée : ce n’est point lui qui souhaite l’honneur de votre présence ; mais moi, et cela uniquement par la crainte que ces papiers ne contiènent des ordres qui demanderaient à être promptement exécutés.

Je vous réitère, continua M. Delvile avec plus de douceur, que je ne suis point fâché de votre manière d’agir dans cette occurrence ; votre peu d’expérience et de connaissance des usages vous a empêchée de vous appercevoir des conséquences que pourrait entraîner une pareille démarche de ma part. Les papiers dont vous parlez sont peut-être très-importants ; et dans la suite ceux qui auront assisté à leur lecture, pourraient bien être appelés en témoignage. Pour vous, il n’est pas étonnant que vous ne prévoiez pas tous les embarras que cela pourrait occasionner ; mais M. Arnott ne devrait pas l’ignorer.

Cécile lui fit de nouvelles excuses, et le quittait avec assez de confusion, lorsque M Delvile, appaisé à la vue de son trouble, l’arrêta pour lui dire gracieusement : je suis fâché, miss Beverley, par rapport à vous, de ne pouvoir consentir à ce que vous désirez, mais jugez vous-même de ma position. D’ailleurs, si l’on entrait jamais en procès à cet égard, qui sait si mon nom ne serait point compromis !

Cécile sortit après cela, et se promit bien à elle-même que dans aucun cas elle n’aurait recours à M. Delvile, malgré les offres fastueuses de ses services, qu’il lui avait tant de fois réitérées, et qu’il lui refusait, sous de vains prétextes, toutes les fois qu’elle les réclamait.

Elle instruisait M. Arnott de ce qui venait de se passer, lorsque le jeune Delvile entra dans sa chambre d’un air fort empressé. Pardonnez, s’écria-t-il, ma hardiesse…… et dites-moi, ne pourrais-je point dans cette occasion remplacer mon père ? Faites-moi, pour cette fois, l’honneur de supposer que nous ne soyons qu’une même personne. Elle le remercia très-poliment de son offre, qu’elle refusa cependant, en disant : À présent que je sais les inconvénients que ma demande pourrait faire naître, je ne serai pas assez imprudente pour souffrir que vous me l’accordiez. Vous ne me refuserez pas s’écria-t-il ; où est le paquet ? Pourquoi perdre un seul instant ? Demandez-moi plutôt, repartit-elle, pourquoi je vous permettrais de perdre un seul moment pour une affaire qui ne vous regarde point et de risquer peut-être d’en perdre encore plusieurs par les suites que pourrait avoir votre complaisance.

Et que puis-je risquer, s’écria-t-il, qui me soit aussi précieux que votre satisfaction ? Pouvez-vous supposer que, me flattant de pouvoir y contribuer, j’aye le courage de m’y refuser ?

Cet empressement de la part de Delvile avait tant de conformité avec sa conduite précédente, et ressemblait si peu à sa dernière réserve, que Cécile, qui le remarqua avec un plaisir qu’elle eut peine à dissimuler, ne lui fit plus d’objections, prit le paquet, et en rompit le cachet.

Mais quel ne fut pas son étonnement lorsqu’au lieu du testament qu’elle croyait trouver, elle vit une liasse énorme de comptes et de lettres de différents créanciers, contenant les menaces les plus fortes de poursuivre M. Harrel en justice, s’il différait plus long-temps à les satisfaire ! Sur un morceau de papier qui les entourait, M. Harrel avait écrit de sa main :


« Un coup de pistolet les paiera tous cette nuit ».


On trouva ensuite deux lettres d’un style bien différent l’une de l’autre ; la première était du chevalier Floyer, et contenait ce qui suit :


« Monsieur,

» Toute espérance du mariage projeté, étant évanouie, j’espère que vous me permettrez de vous rappeler ce qui s’est passé entre nous au café Brookes, l’hyver dernier.

» J’ai l’honneur d’être,

» Monsieur,
» Votre serviteur,
R. Floyer ».


L’autre, que voici, était de monsieur Marriot :


« Monsieur,

« Quoique je ne crusse pas, en donnant deux mille livres, avoir trop payé le plus léger espoir, je crois pouvoir prendre la liberté de vous dire que cette somme me paraît bien considérable pour une conversation de dix minutes. Vous ne sauriez avoir oublié, monsieur, les termes de nos conventions ; mais comme je m’apperçois que vous ne pouvez les remplir, je vous prie de vouloir m’en dispenser à mon tour. Je suis persuadé que vous êtes trop honnête homme, pour vous prévaloir de mon trop de facilité à me défaire de mon argent sans avoir de meilleures sûretés.

» Je suis,

» Monsieur,
Votre très-humble serviteur,
Marriot.


Cécile qui avait d’abord résolu de lire tous ces papiers à haute voix, fit de vains efforts pour s’en acquitter ; elle fut si choquée, qu’à peine put-elle les parcourir. Le dernier qu’elle trouva était écrit de la main de M. Harrel, et contenait ce qui suit :


Pour madame Harrel, miss Beverley, et M. Arnott.


« Je lutterais en vain ; le dernier coup doit être porté ! Encore un jour, et je n’aurai plus ni maison, ni liberté ; la fatale découverte de ma duplicité me déshonorerait. Ce que j’avais desiré arrive enfin ; je voulais être pleinement libéré ou ruiné sans ressource, et forcé de recourir au remède préparé depuis long-temps. Mon existence a été depuis deux ans un fardeau accablant ; quoique j’aye paru gai, je ne me suis jamais couché qu’échauffé, agité par les révolutions que je venais d’éprouver au jeu. Je ne me suis jamais éveillé que je n’aye été persécuté par quelque créancier. Je ne voudrais pas recommencer une pareille carrière ; l’esclave le plus maltraité était moins à plaindre que moi. Si j’avais un fils, je lui léguerais une charrue, et il serait mieux partagé que je ne l’ai été par mes parents. L’oisiveté a causé ma perte ; le défaut d’état a été la source de mes vices. Une femme prudente et économe m’aurait peut-être corrigé… La mienne, je le lui pardonne, ne l’a pas même essayé ; détachée de ma personne et de mes intérêts, elle n’a pensé qu’à ses plaisirs. La scène que je lui prépare cette nuit sera terrible ; qu’elle y réfléchisse, et en fasse son profit.

» Si l’on plaint mon sort, si je dois m’attendre à quelque pitié, c’est de la part de ceux dont je l’ai moins méritée ; monsieur Arnott, miss Beverley, ce sera de vous ! J’avoue qu’avant d’en venir à cette extrêmité, il m’a fallu bien des efforts ; non que j’aye craint la mort ; au contraire, je la souhaitais depuis long-temps ; le chagrin et la honte avaient empoisonné mes jours ; mais il existe un je ne sais quoi au-dedans de moi, qui me cause le plus grand effroi..... qui m’interroge, et me demande si je suis préparé pour un autre monde ? quel droit j’ai de quitter celui-ci ? Après cette vie, que deviendrai-je ?… Idée terrible !… Priez pour moi, généreuse Beverley !… Honnête, bon M. Arnott, priez pour moi ! »


Quelque coupable que fût M. Harrel, sans religion, sans principes, sans honneur ; cette lettre, où régnait un si grand désordre, écrite dans le fatal instant où il s’était décidé au suicide, affecta beaucoup Cécile et M. Arnott ; et, malgré l’horreur qu’elle leur inspira, ils ne purent l’un et l’autre retenir leurs larmes. Delvile, quoiqu’indigné d’une pareille action, ne put s’empêcher de partager leurs sentiments, félicita sincèrement Cécile d’avoir évité les pièges que M. Harrel lui avait tendus.

Tandis que ceci se passait, M. Monckton arriva, et trouva Cécile s’entretenant familièrement avec deux de ses rivaux. Delvile imagina, à l’arrivée de M. Monckton, que Cécile n’avait plus besoin de lui. Il se contenta de lui demander si elle avait quelques ordres à lui donner, et se retira ; ce qui ne déplut point à M. Monckton, à qui Cécile remit le fatal paquet : pendant qu’il le lisait, elle alla préparer madame Harrel à recevoir M. Arnott. Celle-ci, peu accoutumée à la solitude, et aussi empressée, lorsqu’elle se trouvait dans le malheur, de recevoir lorsqu’il était question de quelque divertissement, consentit volontiers à le voir. Ils pleurèrent l’un et l’autre en s’embrassant ; et Cécile, après leur avoir dit quelques paroles de consolation, les laissa seuls. Elle eut ensuite une conversation très-longue et très-particulière avec M. Monckton, qui lui expliqua tout ce qui avait paru obscur dans les papiers de M. Harrel : avant qu’il les eût vus, il savait déjà ce qu’ils contenaient.

M. Harrel, avant l’arrivée de Cécile à Londres, avait contracté une dette d’honneur très-considérable avec le chevalier Floyer, et se trouvant hors d’état de la payer, il lui promit que, pourvu qu’il consentît à l’en tenir quitte, il ferait en sorte que la riche pupile qu’il attendait le dédomageât. Rien ne lui paraissait plus facile que d’arranger cette affaire ; le baronnet devait l’accompagner par-tout, et les bruits qu’on aurait soin de répandre sur ce prétendu mariage, serviraient à éloigner tous les prétendants. Plusieurs fois cependant la froideur de Cécile lui avait fait craindre de ne pas réussir ; et lorsqu’il reçut sa lettre, il y aurait absolument renoncé ; mais M. Harrel sachant qu’il lui serait impossible de satisfaire le chevalier, lui persuada que la réserve était affectée, et que son peu d’attentions occasionnait seul ce prétendu éloignement pour lui.

Pendant qu’il amusait ainsi le baronnet par de fausses espérances, ses autres créanciers, qui n’avaient pas les mêmes vues, le pressaient vivement de s’acquiter. Ses dettes augmentaient, les ressources diminuaient : en proie au chagrin, il ne consulta plus que son désespoir. En une seule nuit, il avait perdu trois mille livres de plus qu’il ne possédait, et pour lesquelles il ne pouvait fournir aucune sûreté. La difficulté était de se procurer cette somme. À force de ruses, il avait trouvé moyen d’avoir une entrevue avec M. Marriot, et l’avait prié de lui prêter deux mille livres pour deux jours seulement ; offrant pour reconnaître ce service, d’appuyer de tout son crédit ses prétentions auprès de Cécile. Cet inconsidéré et amoureux jeune homme, abusé par ses promesses, et imaginant que sa pupile était absolument à sa disposition, lui avança, sans hésiter, cet argent, et sans exiger d’autre retour que la permission de venir librement chez lui, à l’exclusion du chevalier Floyer. Quant aux autres mille livres, continua M. Monckton, je ne sais comment il les a eues. J’aime à croire que vous n’avez pas été assez imprudente… Ah ! M. Monckton, s’écria Cécile en l’interrompant, ne me condamnez pas trop sévèrement. Les persécutions que j’ai essuyées… la nécessité où j’aurais été sans cela de trahir le digne et presque ruiné M. Arnott… J’aurais cru, reprit-il avec une surprise extrême, qu’après les avis que je vous avais donnés, après ce que vous aviez éprouvé vous-même, il aurait été impossible de vous duper une seconde fois. Je le croyais aussi, répondit-elle : et cependant, lorsqu’il a fallu subir l’épreuve… Vous ne sauriez croire combien j’ai été tourmentée. Vous voyez cependant, répliqua-t-il, quel en a été l’effet, et je vous avais bien prédit que rien ne pourrait le sauver. — Cela est vrai ; mais si j’avais toujours refusé, je ne m’en serais pas si bien convaincue, et je me serais peut-être reproché ma dureté, en supposant que les secours que je refusais auraient pu le tirer d’affaire.

Les informations que M. Monckton s’était procurées par des moyens, à la vérité peu délicats, ne se bornaient pas là ; il ajouta qu’il avait souvent admiré la patience des créanciers de M. Harrel, et qu’il avait eu encore à cet égard une preuve de sa mauvaise foi ; qu’il avait appris que ce malhonnête tuteur avait su les appaiser, en les assurant que sa pupile lui prêterait assez d’argent pour les satisfaire tous.

Cécile ne vit alors que trop clairement pourquoi il avait tant insisté pour qu’elle ne quittât pas sa maison, et combien il lui importait qu’elle restât encore chez lui ; et elle s’étonna moins de ses sollicitations à cet égard. Combien il est difficile, s’écria-t-elle, à moins qu’on n’ait vécu avec eux, de connaître les gens du monde ! J’avais bien soupçonné, dès les premiers moments, qu’il était prodigue et négligent ; mais je ne l’aurais jamais cru coupable de bassesse, et de fausseté… J’avoue que je ne m’étais jamais attendue à le trouver tel ; et sa légèreté paraissait incompatible avec la dissimulation. Sa légèreté, repartit M. Monckton, ne venait point de son naturel, elle était forcée ; son esprit était aussi factice que son goût pour les amusements. Il n’avait aucun talent distingué ; ses vices n’étaient point l’effet de ses passions. Si l’économie eût été aussi à la mode que la prodigalité, il s’en serait piqué de même. N’ayant ni le discernement ni la volonté de bien choisir, il avait regardé autour de lui pour voir la route qu’il prendrait ; s’appercevant que l’on parvenait plus facilement à se distinguer en suivant celle qui conduit à une ruine certaine, il l’avait préférée, sans s’embarrasser des suites, se croyant merveilleux s’il se distinguait par de folles dépenses.

Tout ce que M. Monckton avait à dire sur ce sujet étant épuisé, il s’informa, d’un air qui exprimait son mécontentement, pourquoi il la trouvait chez M. Delvile, et ce qui avait pu lui faire changer sa résolution d’éviter cette maison. Cécile qui, dans la confusion où son esprit et ses affaires se trouvaient, avait tout-à-fait oublié qu’elle eût jamais pris de résolution à cet égard, rougit de cette question, et eut peine à se rappeler d’abord ce qui l’avait obligée à y renoncer ; mais lorsqu’il lui parla de M. Briggs, elle ne fut plus embarrassée ; elle lui fit la relation détaillée de sa visite, lui apprit l’extrême parcimonie dans laquelle il vivait, et lui démontra l’impossibilité qu’elle pût loger chez lui.

M. Monckton fut obligé, quoiqu’à regret, d’approuver ses raisons. Au reste, il se procura, avant de la quitter, la satisfaction de lui rendre un service important ; et la manière obligeante dont elle lui en témoigna sa reconnaissance, adoucit son chagrin. Il lui demanda à quoi se montait tout l’argent qu’elle avait reçu du juif ; et ayant su qu’il allait à neuf mille cinquante livres, il lui représenta que l’intérêt exorbitant qu’elle paierait d’une somme aussi considérable, et les friponneries auxquelles elle devait s’attendre, augmenteraient la perte qu’elle faisait. Il s’étendit sur le tort que cela pourrait lui faire dans le monde, si l’on venait à apprendre qu’elle eût eu recours à un pareil expédient pour se procurer de l’argent, et il lui offrit de payer le juif, et d’attendre sa majorité pour être remboursé lui-même. Une proposition aussi honnête redoubla son amitié et son estime pour M. Monckton : elle refusa cependant d’abord d’accepter son offre, craignant que cela ne le dérangeât ; mais lorsqu’il l’eut assurée qu’il avait actuellement chez son banquier une plus grosse somme qui n’était point placée, et lui eut promis qu’il recevrait d’elle le même intérêt qu’il aurait retiré des fonds publics, elle accepta avec joie sa proposition. Il fut arrêté qu’ils enverraient chercher cet usurier pour satisfaire aux engagements qu’elle avait pris avec lui. Ils se séparèrent ; Cécile était flattée et reconnaissante de l’empressement que son ami montrait à l’obliger, n’en soupçonnant pas le motif, et croyant ne le devoir qu’à sa générosité.

Cette vertu était cependant une de celles dont M. Monckton méritait le moins qu’on lui fît honneur ; c’était l’homme du monde le plus rusé et le plus pénétrant, très-attentif à ses intérêts, et profitant de tout ce qui pouvait les favoriser. Dans le service qu’il rendait à Cécile, le plaisir de l’obliger n’était pas le seul but qu’il avait en vue : il espérait toujours que tôt ou tard sa fortune lui appartiendrait ; il était charmé d’avoir quelque affaire à traiter avec elle, et d’acquérir ainsi des droits à sa reconnaissance.

Cécile trouva madame Harrel telle qu’elle l’avait laissée, pleurant entre les bras de son frère. Ils consultèrent ensemble sur ce qu’il serait le plus à propos de faire, et convinrent qu’elle quitterait incessamment Londres, et qu’après que M. Arnott l’aurait conduite à sa maison de campagne, dans la province de Suffolk, il reviendrait en diligence pour voir s’il serait possible de sauver quelque chose des mains des créanciers. Leur séparation fut on ne peut pas plus triste. Madame Harrel pleura beaucoup, et M. Arnott fit de vains efforts pour cacher l’excès de sa sensibilité. Quoique Cécile vît avec plaisir le changement de sa propre situation, elle fut cependant extrêmement touchée de leur douleur ; elle les pria de l’instruire exactement de toutes leurs démarches, leur réitérant ses offres de services, et les assurances d’une amitié constante et inviolable.


Fin du cinquième livre.