Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 137-145).



CHAPITRE XI.

Homme d’Affaires.


En entrant au Vaux-Hall, M. Harrel s’efforça, mais en vain, de déguiser sa mauvaise humeur, et de reprendre sa gaieté ordinaire. Il ne put jamais y parvenir ; et sa tristesse reprenait bientôt le dessus. Il leur fit faire plusieurs tours de promenade dans l’endroit où il y avait le plus de monde ; il marchait avec tant de vitesse, qu’à peine pouvaient-elles le suivre. Comme s’il s’était flatté que l’exercice et le mouvement lui rendraient sa première vivacité, tous ses efforts n’ayant rien produit, il devint toujours plus triste, il s’arrêta pour demander une bouteille de vin de champagne, il en but plusieurs verres avec précipitation ; après quoi, il les conduisit dans un des endroits les moins fréquentés du jardin ; et dès qu’ils se trouvèrent hors de la vue de la compagnie, il s’arrêta tout-à-coup, et leur dit avec beaucoup d’émotion : ma chaise sera bientôt prête ; il me reste à vous dire adieu pour longtemps…… Mes affaires sont de nature à ne me pas faire espérer un prompt retour…… Le vin me monte actuellement à la tête, et peut-être serai-je bientôt hors d’état de m’expliquer comme je le voudrais. Je crains d’avoir été trop cruel envers vous, Priscille, et je commence à me repentir de ne vous avoir pas épargné ce triste moment ; ayez cependant soin de vous le rappeler, et pensez-y toutes les fois que vous pourriez être tentée de répéter les extravagances et les dépenses qui ont causé notre ruine.

Madame Harrel pleurait trop pour pouvoir lui répondre. Se tournant ensuite vers Cécile, il lui dit : Ah ! mademoiselle, je n’ose presque m’adresser à vous ! j’en ai agi indignement à votre égard ; je paie bien chèrement mes torts. Je ne vous demande ni pitié ni pardon : j’en connais trop l’inutilité, et je sens qu’il vous serait impossible de m’accorder ni l’un ni l’autre. Non, s’écria Cécile attendrie, cela n’est point impossible. Je vous les accorde tous deux dans ce moment, et j’espère…… N’espérez point, dit-il, en l’interrompant ; ne soyez pas si facile ; je ne saurais soutenir la vue de vos perfections angéliques ! Pourquoi des vertus telles que les vôtres sont-elles tombées en des mains si peu dignes de les apprécier ! Mais allons, rejoignons la compagnie. Ma tête commence à s’échauffer ; j’ai le cœur oppressé ; il faut tâcher de surmonter ma tristesse, et de me calmer.

Il remit alors un paquet cacheté à Cécile, et lui dit du ton le plus affectueux : si la lettre qu’il contient avait été écrite un peu plus tard, elle aurait été plus honnête pour ma femme ; à présent que le moment de notre séparation approche, tout ressentiment et toute plainte cessent. Pauvre Priscille !… Je suis désespéré… Mais vous ne l’abandonnerez pas, vous lui continuerez vos bontés… Ô modèle de perfections ! que ne vous ai-je connue avant d’être si aveugle ! mon sort était décidé…… J’étais déjà perdu et ruiné avant que vous entrassiez chez moi ; allons, venez ; mon courage m’abandonnerait, et je finirais par ne point partir.

Ils regagnèrent bientôt la foule ; M. Harrel s’empara d’un cabinet, et demanda à souper ; madame Harrel et Cécile s’y opposèrent ; il ne fit pas la moindre attention à ce qu’elles disaient ; il engagea à boire avec lui toutes les personnes qu’il rencontra et qu’il connaissait, MM. Marriot, Maurice, le chevalier Floyer. Après s’être livré à un excès qui pouvait favoriser la résolution qu’il avait prise ; il sortit brusquement. Cécile et madame Harrel ne doutèrent pas qu’il n’eût été joindre la chaise qui l’attendait ; mais à peine l’eurent-elles perdu de vue, qu’elles entendirent le bruit d’un coup de pistolet ; elles poussèrent un grand cri, et toutes les personnes qui étaient avec elles sortirent pour en savoir la cause. Elles furent long-temps sans en être instruites ; on les tira enfin de cette cruelle incertitude, en leur apprenant le sort de M. Harrel. Le désespoir de madame Harrel, et la douleur de Cécile furent extrêmes. Celle-ci croyant pouvoir être encore utile à son tuteur, sortit pour lui procurer des secours ; elle sut bientôt qu’il n’y avait plus que des ordres à donner pour le conduire au tombeau. Lorsqu’elle eut pris toutes les mesures nécessaires en pareille circonstance, elle chercha les moyens d’éloigner son amie d’un lieu qui ne pouvait qu’entretenir son désespoir ; elles n’avaient point de voiture à leurs ordres ; le seul domestique qui les avait suivies était auprès de son maître. Cécile ne voulait point accepter les offres de MM. Floyer et Marriot ; elle sortit du café où elles s’étaient retirées pour voir si elle trouverait quelqu’un qui pût lui procurer une voiture, lorsqu’elle rencontra le jeune Delvile. Oh ! nous sommes en sûreté ! M. Delvile, s’écria-t-elle, nous allons nous remettre entre vos mains, et je suis sûre que vous nous protégerez. Vous protéger, répéta-t-il encore avec chaleur ! oui, tant que je vivrai !… Mais, de quoi s’agit-il ?… Pourquoi êtes-vous si pâle ?… Vous trouveriez-vous mal ? Que redouteriez-vous ? Perdant tout-à-coup sa froideur et sa réserve, il la supplia virement de vouloir s’expliquer. Ne savez-vous pas, s’écria-t-elle, ce qui vient d’arriver ? Avez-vous pu être ici, et ne l’avoir pas entendu ? Entendu, quoi, lui demanda-t-il ? je ne fais que d’arriver : ma mère était inquiéte de ne point vous voir. On lui avait dit que vous n’étiez point encore revenue du Vaux-Hall ; quelques autres circonstances ont encore contribué à l’alarmer, et c’est ce qui m’a engagé à me rendre ici, quoiqu’il fût si tard : au moment où j’y suis entré, je vous ai reconnue. Voilà toute mon histoire : c’est à vous actuellement à me conter la vôtre. Où est votre compagnie ? Où sont M. et madame Harrel ?… Pourquoi êtes-vous seule ? Oh, ne me faites plus de questions, s’écria-t-elle ! il m’est impossible d’y répondre… Prenez-nous seulement sous votre protection, et tous ne tarderez guères à apprendre tout ce que vous désirez de savoir.

Elle se hâta de le quitter ; et retournant auprès de madame Harrel, elle lui dit qu’elle avait enfin trouvé un moyen sûr et convenable de se rendre chez elle, et la pria de se lever, et de la suivre. MM. Floyer et Marriot se présentèrent, et déclarèrent, chacun en particulier, qu’ils étaient décidés à les accompagner. Non, répliqua Cécile d’un ton ferme, vous prendriez une peine inutile. Madame Delvile vient de m’envoyer chercher, et son fils nous attend.

Cécile, sans leur donner le temps de l’interroger, voulut partir ; mais voyant qu’elle n’avait pas assez de force pour soutenir madame Harrel, qu’il fallut plutôt porter que conduire, elle l’abandonna à leurs soins, et prit les devants pour s’informer de Delvile si son carrosse était prêt. L’étonnement et l’horreur qu’elle apperçut sur son visage, lui firent connaître qu’on l’avait instruit de la triste scène qui venait de se passer. Il écoutait ce qu’on lui racontait ; mais aussi-tôt qu’il la vit, il courut au devant d’elle, et s’écria avec beaucoup d’émotion : aimable miss Beverley ! de quel affreux spectacle avez-vous été témoin ! avec quelle noblesse vous avez rempli une tâche aussi pénible ! Tant de courage avec tant de douceur ! Une si grande présence d’esprit jointe à tant de sensibilité !… Vous êtes incomparable ! la nature humaine n’est pas susceptible d’une plus grande perfection ! Je vous regarde comme son plus digne ornement.

Des louanges pareilles, si imprévues et données avec cette énergie, ne purent qu’être agréables à Cécile, dans un moment même où ses pensées étaient entièrement absorbées par des objets étrangers aux intérêts de son cœur. Elle lui demanda cependant si son carrosse était à la porte, et il lui répondit qu’il était venu dans un fiacre qui l’y attendait. Madame Harrel arriva pour lors ; on fut obligé de la porter à la voiture ; Cécile la suivit ; et Delvile étant monté après elles, ordonna au cocher de les mener chez madame Harrel.