Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 27-33).



CHAPITRE IX.

Explication.


Il s’était déjà passé près de quinze jours depuis l’explication qu’elle avait eue avec Delvile, et il n’était pas venu chez elle une seule fois, quoiqu’auparavant il s’en fût à peine écoulé un où il n’eût trouvé quelque prétexte pour s’y rendre. Elle reçut enfin un billet de madame Delvile. Il contenait les reproches les plus flatteurs de sa longue absence, et une invitation très-pressante pour qu’elle voulût dîner et passer la journée du lendemain chez elle.

Cécile, que la crainte de paraître vouloir entretenir trop soigneusement cette liaison, avait seule engagée à se priver du plaisir de la voir, profita avec empressement de cette invitation, parce qu’elle ne voulait point qu’on la soupçonnât de fuir toute espèce d’intimité avec cette famille. Elle trouva madame Delvile seule, qui, quoiqu’un peu fâchée et surprise de ce qu’elle avait été si long-temps sans la voir, la reçut cependant avec beaucoup de bonté. Cécile, embarrassée de s’excuser d’une manière plausible, fut enchantée des nouvelles marques d’amitié dont elle la combla, et n’eut pas de peine à lui promettre que ses visites seraient à l’avenir plus fréquentes. La journée se passa sans que le jeune Delvile parût.

Elle fut alors plus étonnée que jamais, et s’efforça en vain de découvrir ce qui avait pu donner lieu à une conduite si extraordinaire. Jusqu’alors, toutes les fois qu’elle avait été invitée chez M. Delvile, l’air dont il la recevait, annonçait constamment qu’il avait attendu son arrivée avec impatience ; il avait renoncé à tout autre engagement pour pouvoir rester avec elle ; et paraissait enchanté de jouir de sa compagnie, qu’il préférait à toute autre. Combien les choses étaient changées ! Il ne paraissait plus dans la maison qu’elle habitait ; il s’éloignait même de la sienne, quand il savait qu’elle devait y venir. Ce ne fut pas encore là le seul déplaisir qu’elle essuya dans la journée ; M. Delvile, après que les domestiques se furent retirés, et qu’on eut fini de dîner, lui témoigna combien il avait été fâché qu’on l’eût demandé pendant leur dernière conversation, et ajouta qu’il voulait profiter de l’occasion qui se présentait pour s’entretenir avec elle d’affaires importantes. Il commença à son ordinaire, par un préambule ampoulé, dont il croyait ne devoir jamais se dispenser, pour donner plus de prix à la condescendance qu’il avait de se mêler de ses affaires ; il lui rappela la grande différence qui se trouvait d’elle à lui, et exagéra l’honneur que lui faisait un tuteur de son rang : après quoi, il lui demanda très-sérieusement si elle avait réellement et positivement congédié le chevalier Floyer. Elle l’assura que rien n’était plus certain. J’ai appris par mylord Ernolf, lui dit-il, que vous aviez absolument refusé les soins de son fils ? Oui, Monsieur, répondit Cécile, je n’ai jamais eu l’intention de les recevoir. — Auriez-vous donc quelqu’autre engagement ? — Non, Monsieur, s’écria-t-elle, en rougissant de pudeur et de dépit ; aucun. Cela me paraît bien extraordinaire, répliqua-t-il : le fils d’un comte refusé par une jeune personne dont la naissance n’est pas distinguée, et cela sans pouvoir donner aucune raison valable de ce refus !

Cette façon méprisante et humiliante de s’énoncer, piqua si cruellement Cécile, que, quoiqu’il continuât encore à haranguer pendant une partie de l’après-dînée, elle n’y répondit que lorsqu’elle y fut forcée par quelque question directe ; et elle parut si évidemment déconcertée, que madame Delvile, qui vit avec peine son inquiétude, redoubla ses honnêtetés et ses caresses, et fit tout ce qu’elle put pour lui rendre sa gaieté ordinaire. Cécile ne fut point insensible à ses attentions, et lui en témoigna sa reconnaissance en redoublant de respect et d’égards : mais son esprit était agité, et elle la quitta aussi-tôt qu’elle crut en avoir la force.

Le discours de M. Delvile, d’après la connaissance qu’elle avait de son extrême hauteur, n’aurait pas été capable de lui causer la moindre émotion, s’il n’avait été question que d’elle ou de lui : mais par l’intérêt qu’il prenait à mylord Ernolf, elle vit que, loin de desirer l’alliance que M. Monckton l’avait assuré qu’il projettait, il n’y pensait même pas.

Ce procédé, joint à la conduite du jeune Delvile, lui fit soupçonner qu’il était question d’un établissement pour lui, et que, tandis qu’elle croyait qu’il ne cherchait qu’à l’éviter, il était occupé d’un objet plus intéressant. Cette idée pénible, que tout semblait confirmer, renversait de nouveau ses projets, et détruisait la félicité que son imagination s’était formée. Elle ne savait cependant comment concilier ce qui lui arrivait maintenant avec ce qui s’était passé dans leur dernière entrevue ; elle avait eu alors toutes sortes de raisons de croire que le cœur de Delvile lui était dévoué, et que le courage, ou une occasion plus convenable étaient tout ce qui lui manquait pour déclarer ses sentiments. Pourquoi donc la fuir, s’il l’aimait ? pourquoi, s’il ne l’aimait pas, paraître si troublé lorsqu’elle s’était expliquée, lorsqu’elle avait déclaré qu’elle n’avait pas le moindre engagement ?

Elle s’était flattée cependant, qu’il ne faudrait que très-peu de temps pour dévoiler ce mystère. Dans deux jours se donnait la fête, au moyen de laquelle M. Harrel prétendait en imposer au public et à ses créanciers, par une apparence de richesse à laquelle personne ne croyait plus ; et Delvile, aussi bien que tous ceux qui avaient été présentés chez M. Harrel, avait été invité des premiers, et avait accepté. Il avait promis d’y venir dans un temps où l’explication, qui semblait avoir mis un terme à leur liaison, n’avait point encore eu lieu. S’il manquait à s’y rendre, elle ne douterait plus que ses conjectures à son égard ne fûssent fondées ; et s’il s’y présentait, elle lirait peut-être dans ses regards et dans sa conduite les motifs d’une aussi longue absence.