Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 19-26).



CHAPITRE VIII.

Explication.


Le lendemain, elle se rendit chez M. Delvile, qu’elle trouva avec son fils ; elle lui dit, qu’encouragée par ses offres de services, elle prenait la liberté de s’adresser à lui pour lui demander ses conseils. Le jeune Delvile se leva sur le champ, et se préparait à sortir ; mais Cécile l’ayant assuré qu’elle souhaitait que ce qu’elle avait à dire fût plutôt public que secret, le pria de ne point se déranger. Celui-ci, enchanté de la permission qu’elle lui donnait de rester, et curieux de savoir ce dont il s’agissait, reprit sa place sans se faire prier.

Je n’aurais jamais pensé, continua-t-elle, à faire connaître, même au plus intime de mes amis, les attentions qu’il a plu au chevalier Floyer de me témoigner, s’il eût laissé à mon choix de les publier, ou de les cacher ; mais comme il paraît, par toute sa conduite, que non-seulement il les veut rendre publiques, mais encore insinuer que j’en suis flattée, et que je les approuve ; comme M. Harrel, de son côté, cédant au zèle que son amitié pour le chevalier, et le desir de le servir, lui inspirent, a paru confirmer ces bruits, qui pourraient avoir des suites, et donner lieu à des propos désavantageux, il me semble qu’il est temps de m’en occuper ; et c’est ce qui m’engage à recourir à vous, pour m’indiquer la manière de m’y prendre, et qui vous paraîtra la plus propre à les faire cesser.

L’extrême surprise du jeune Delvile à ces mots, fut agréable pour Cécile, à qui elle expliquait tout ce qui lui avait paru douteux dans sa conduite, en faisant renaître l’espérance qu’elle se plaisait à nourrir.

La conduite de M. Harrel, en cette occasion, est assez inconsidérée ; il me semble, dit M. Delvile, qu’il aurait dû, avant que de répondre au chevalier Floyer, l’engager à me prévenir de ses vues, et à me communiquer ses propositions.

Rien de plus certain, Monsieur, répliqua Cécile, mais ayant négligé de remplir ce devoir, ne me trouverez-vous point trop hardie d’oser vous prier de parler vous-même au chevalier, et de lui déclarer l’inutilité de ses poursuites, puisque rien ne saurait me faire changer à son égard, et que je suis plus résolue que jamais à refuser sa main ?

L’entretien fut interrompu, parce que M. Delvile fut obligé de la quitter pour quelques moments ; elle resta avec Delvile le fils, qui, encore surpris de la manière forte et décidée avec laquelle elle s’était exprimée, garda le silence pendant quelque temps ; enfin, il lui dit : est-il possible, miss Beverley, que je me sois deux fois trompé si grossièrement ? ou plutôt que toute la ville, et même vos amis les plus intimes, soient restés si long-temps dans l’erreur ? Quant à la ville, répondit Cécile, je ne conçois pas comment elle a pu s’intéresser dans une affaire d’aussi peu d’importance. Pour mes intimes amis, le nombre en est si petit, qu’il n’est guère vraisemblable qu’ils ayent été mal informés. Pardonnez-moi, s’écria-t-il, ce que j’ai su, je l’ai appris d’une personne qui devait naturellement être bien instruite. Je vous conjure donc, ajouta Cécile, de m’apprendre qui est cette personne. — M. Harrel lui-même, qui l’a dit en ma présence, à une dame, dans une assemblée publique, et assez haut pour que je pûsse l’entendre. Actuellement même, continua-t-il, à peine suis-je détrompé ; vos engagements paraissaient si positifs, Votre liaison si intime… si… constatée… je veux dire… Il hésita et fut embarrassé ; puis tout-à-coup il s’écria : Vous êtes donc libre ?… Ah, Mademoiselle !… à combien de gens une découverte aussi dangereuse pourra devenir fatale ! Pouviez-vous croire, lui demanda Cécile, s’efforçant de reprendre son ton ordinaire, qu’il fût impossible de résister au chevalier Floyer ? Oh ! non, s’écria-t-il, au contraire je me suis mille fois étonné de son bonheur ; mille fois en vous regardant et en vous écoutant, il me paraissait impossible. Cependant je le tenais de si bonne part… Et comment révoquer en doute ce qu’on n’avait point annoncé comme simple conjecture, mais affirmé comme certain. M. Harrel, dit Cécile, est si singulièrement dévoué à cet ami, que, dans son empressement à lui marquer le cas qu’il fait de lui, il parait avoir oublié toute autre considération. Aurait-il, sans cela, pris tant de soin d’accréditer un bruit dont il était si facile de découvrir la fausseté. Si le chevalier Floyer, reprit Delvile, s’est lui-même trompé en trompant les autres, qui pourrait s’empêcher de le plaindre ? Quant à moi, loin de murmurer d’avoir été jusqu’à présent dans l’erreur, ne dois-je pas plutôt me rejouir d’une méprise qui peut-être m’a préservé du danger.

Cécile, embarrassée de la tournure que prenait la conversation, desirait le retour du père. Surprise de la longueur de son absence, elle résolut de se retirer. Assez contente de l’effet qu’avait produit ce commencement d’explication, et très-indifférente sur les suites qu’aurait pu avoir la fin, elle se trouvait alors dans la situation la plus délicieuse qu’elle eût éprouvée. Persuadée d’avoir fait sur le cœur de Delvile la plus vive impression, elle était plus flattée de la manière dont son secret paraissait lui être échappé, qu’elle ne l’aurait été d’une déclaration formelle de ses sentiments. Elle était parvenue à le convaincre qu’elle était sans engagements ; et lui, quoique sans paraître en avoir l’intention, l’avait convaincue du vif intérêt qu’il prenait à cette découverte. Son trouble, les mots qui lui étaient échappés et les efforts marqués pour s’empêcher d’en dire davantage, étaient précisément les preuves qu’elle desirait. Non seulement son cœur en était content ; mais elles flattaient aussi son amour propre.

La défiance que Delvile avait témoignée, sa crainte de ne pouvoir réussir à plaire, assurait Cécile qu’il n’était pas encore parvenu à pénétrer son secret. Il ne lui restait donc, pour le moment, d’autre précaution à prendre que le soin d’éviter de s’engager irrévocablement, avant qu’ils eûssent eu le temps de se connaître mieux l’un et l’autre.

Pour éloigner tout ce qui pourrait s’opposer aux vues du jeune Delvile, et à ce qu’elle désirait, elle refusa les propositions flatteuses de mylord Ernolf, et comme la froideur, l’éloignement, ni même l’aversion qu’elle témoignait au chevalier Floyer, ne pouvaient le rebuter ; qu’au contraire il continuait à la persécuter, et paraissait aussi sûr de réussir dans ses poursuites, que si elle les avait autorisées : elle se procura, non sans peine, une conférence avec M. Harrel à ce sujet, et lui reprocha vivement d’avoir répandu dans le public le bruit de son mariage avec le chevalier, de lui avoir donné des espérances qu’il savait bien être fausses et mal fondées. M. Harrel, avec sa légèreté et son insouciance ordinaire, ne fit que rire de ce reproche, affecta de regarder ce prétendu refus comme l’effet d’un peu de coquetterie, qui n’empêchait pas qu’elle ne fût très-décidée en faveur du chevalier. Cécile, fatiguée et irritée, résolut de ne plus s’en rapporter à d’autres qu’à elle-même du soin de détruire ses espérances ; elle lui écrivit de cesser toute poursuite auprès d’elle, parce qu’elle ne pourrait jamais répondre à ses soins.

Elle ne reçut aucune réponse, mais elle vit avec plaisir que le chevalier ne paraissait plus s’occuper d’elle ; elle ne voyait pas sans inquiétude que Delvile, depuis qu’il lui avait fait connaître les dispositions de son cœur, négligeait de s’assurer des siennes. L’explication qui avait tout récemment eu lieu, lui avait appris qu’il n’avait aucun rival à redouter ; et la manière dont il avait reçu cette assurance, montrait assez qu’elle ne lui était pas indifférente. Pourquoi ses visites étaient-elles donc si fréquentes dans le temps où il l’avait crue engagée, et si rares, à présent qu’il la savait libre ?