Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 196-203).



CHAPITRE IV.

Espoir.


Dans cet état d’incertitude et d’accablement Cécile se rendit, le lendemain, chez M. Delvile qui la reçut avec beaucoup de dignité. Je vous ai donné la peine, miss Beverley, lui dit-il, de venir chez moi, afin de m’entretenir avec vous de vos affaires ; c’est un devoir dont j’ai cru ne pouvoir me dispenser dans cette circonstance ; les attentions que votre sexe est en droit d’exiger du nôtre, m’auraient certainement engagé à me rendre moi-même chez vous ; mais j’ai craint que ceux avec lesquels vous vivez ne se fûssent crus obligés de me rendre ma visite. Les gens de basse naissance sont ordinairement les plus exacts en pareil cas. Ce n’est pourtant pas que mon intention soit de vous prévenir contr’eux ; quoique, relativement à moi, il conviène très-fort que je me rappèle que des liaisons générales et sans choix, en confondant tous les rangs, deviènent tout-à-fait préjudiciables à l’ordre de la société qu’elles renversent. Je me suis adressé, continua-t-il, à madame Delvile, pour savoir si l’aveu que je vous avais recommandé de lui faire, et auquel elle m’avait promis de vous engager, avait déjà eu lieu ; elle m’a appris que vous n’aviez point encore ouvert la bouche à ce sujet. — Je n’avais aucun aveu à faire ; et madame Delvile ne m’ayant rien demandé, j’ai cru qu’elle était satisfaite, et n’avait plus de réponse à attendre.

L’époque actuelle de votre vie, ajouta-t-il, est celle où vous avez le plus besoin de conseils ; je suis, ainsi que je viens de vous le dire, fâché que vous n’ayez pas confié vos sentiments à madame Delvile. Une jeune demoiselle, à la veille de s’établir, et pouvant choisir sur un grand nombre de partis, est très-exposée à se tromper, et ne saurait mieux faire que de demander des avis à ceux qui sont en état de l’instruire sur l’alliance qui lui serait la plus avantageuse. Ce qui me fait le plus grand plaisir, est de pouvoir vous louer de ce que le jeune homme blessé en duel (je ne saurais me rappeler son nom) est, à ce qu’on m’assure, tout-à-fait hors de votre pensée, et qu’il n’en est plus question. Mon dessein donc, est de vous parler du chevalier Robert Floyer. Lorsque j’eus, en dernier lieu, le plaisir de m’entretenir avec vous à ce sujet ; vous vous rappèlerez sans-doute que je penchais pour lui ; il est vrai que je ne le regardais alors que comme le rival d’un jeune homme de nulle considération, et il me paraissait plus digne de vous. Il ne s’agit plus de ce jeune homme, et il se présente un nouveau prétendant, auquel le chevalier est aussi peu comparable que le premier l’était à ce dernier.

Cécile fut émue à cette proposition ; un sentiment plus vif excita sa curiosité, et le sujet de cette conversation auquel elle était si fort intéressée redoubla son attention. Ce prétendant, ajouta-t-il, est tel que je ne saurais imaginer qu’une jeune demoiselle pût hésiter un moment à l’accepter. Il est à tous égards, à la fortune près, très-supérieur au chevalier ; et ce qui lui manque d’un côté, peut être aisément réparé par celle que vous possédez. J’ignore encore quelles sont les idées que vous avez pu vous former du rang, de la noblesse et des alliances, ni si vous savez les apprécier à leur juste valeur ; car les premiers préjugés sont trop enracinés pour qu’il soit facile de les détruire. Ceux, sur-tout, qui ont vécu avec des gens opulents, font très-peu de cas de la naissance même, et lui préfèrent les richesses.

La rougeur qui avait d’abord paru sur le visage de Cécile, et que cette ouverture y avait fait naître, fut alors augmentée par sa colère et son ressentiment : elle se sentit déjà offensée par le préambule fastueux et humiliant des propositions qu’elle attendait ; et elle résolut dans son dépit, quoi qu’il en coûtât à son cœur, de maintenir sa dignité en les refusant absolument ; trop bien convaincue par ce qu’elle voyait alors, que M. Monckton ne s’était point trompé dans ce qu’il lui avait annoncé pour l’avenir. Votre refus donc, continua-t-il, de cette offre honorable, n’a peut-être été qu’une suite des principes de votre éducation. Quel refus, interrompit Cécile étonnée ? n’avez-vous pas refusé les propositions de mylord Ernolf pour son fils ? Mylord Ernolf ? — Jamais ; et je ne l’ai vu, lui et son fils, qu’en public. Cela, répliqua M. Delvile, ne fait rien à l’affaire ; lorsque le parti est convenable, une jeune demoiselle bien élevée doit l’accepter ; mais quoique ce refus ne vînt pas immédiatement de vous, vous l’aviez sans-doute approuvé. — Approuvé ! Et je n’en ai jamais rien su ! — Il faut donc que votre mariage avec le chevalier Floyer soit plus près de se conclure que je ne l’avais imaginé ; car autrement, M. Harrel n’aurait pas osé, sans vous consulter, donner une réponse aussi décisive au comte. Non, monsieur, repartit Cécile impatientée ; jamais mon mariage avec lui n’a été plus éloigné, et je ne souhaite point qu’il le soit moins à l’avenir.

Elle était très-peu disposée à continuer cette conversation. La résolution héroïque et généreuse qu’elle avait d’abord formée de refuser la main du jeune Delvile, ne la rendait plus capable de supporter patiemment les offres qu’on venait de lui faire. Et quoique piquée et irritée de cette nouvelle preuve que M. Harrel ne se faisait aucun scrupule, par ses assertions et par ses actions, d’accréditer les bruits de son prochain mariage avec le chevalier ; son dépit, en voyant que M. Delvile, au lieu de plaider la cause de son fils, se déclarait en faveur d’un autre, qu’il appuyait de tout son crédit, fut si vif, que, quoiqu’il continuât son fastueux discours, à peine y fit-elle la moindre attention, et saisit le premier moment d’intervalle pour sortir. Il lui demanda si elle ne verrait pas madame Delvile ; mais souhaitant d’être seule, elle s’en excusa. Il lui enjoignit alors de ne pas s’engager davantage avec le chevalier, jusqu’à ce qu’il eût le temps de prendre quelques informations au sujet de mylord Ernolf ; et après l’avoir gracieusement assurée de sa protection, il la laissa partir.

Cécile vit alors qu’elle avait tout le temps nécessaire pour réfléchir sur la manière dont elle motiverait son refus, et étudier l’air de dignité dont elle l’accompagnerait : elle vit encore avec chagrin que M. Monckton s’était trompé sur les projets des Delvile ; mais que, quant à leur conduite et à leurs sentiments, elle avait toutes les raisons du monde de croire qu’il avait rencontré juste : et quoique son cœur refusât de se réjouir d’être échappé à une aussi forte épreuve, sa raison était si bien convaincue, que le portrait qu’il avait tracé était copié d’après nature, qu’elle résolut de vaincre son penchant pour le jeune Delvile, puisqu’elle ne prévoyait pour la suite que beaucoup de mortifications d’une pareille alliance.