Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 187-195).



CHAPITRE III.

Effort pénible.


Le jour qui suivit celui où Cécile avait fait cet arrangement dans sa tête, elle reçut une visite de M. Monckton. Il s’était informé d’elle aussitôt que la famille Harrel avait été partie pour la campagne, et s’était flatté de tirer un grand avantage de son absence, en la voyant souvent, et en se prévalant de la confiance qu’elle avait en lui, pour l’engager à ne lui rien cacher. Son séjour dans la maison Delvile dérangea entièrement son projet ; car n’ayant aucune liaison dans cette maison, il n’osa hasarder de s’y présenter.

Elle le reçut dans cette conjoncture avec plus de plaisir qu’à l’ordinaire ; le temps qu’elle avait passé sans le voir, lui avait paru long, et elle desirait ardemment d’être à même de lui demander son secours et ses conseils. Elle lui fit part des motifs qui l’avaient engagée à aller loger à la place de Saint-James, de l’opiniâtreté incorrigible avec laquelle M. Harrel continuait à encourager les poursuites du chevalier Ployer. Elle le pria très-sérieusement de lui servir d’interprête dans une affaire dont elle était incapable de se tirer par elle-même, en voulant bien s’expliquer avec M. Harrel, de voir le chevalier, et d’insister fortement auprès de lui pour qu’il renonçât à des prétentions que rien n’autorisait. Je n’agirai, répondit M. Monckton, ni ne vous dirai ce que j’en pense, qu’autant que je serai mieux informé ; d’ailleurs, je suis persuadé qu’il y a là-dessous un mystère trop embrouillé pour que nous puissions encore le démêler. M. Harrel a sûrement quelques vues particulières, en témoignant un si grand zèle pour les intérêts du chevalier ; il n’est pas même difficile de concevoir la nature dont elles peuvent être. L’amitié, chez un homme aussi léger que lui, n’est qu’un mot, un simple prétexte pour autoriser une liaison qui n’est fondée que sur les emprunts qu’elle lui facilite, sur leur assiduité à fréquenter les mêmes maisons de jeu, sur les mêmes goûts ; tandis que l’estime qu’ils ont l’un pour l’autre n’est ni plus vraie ni mieux fondée que leur franchise et leur probité. Il l’avertit alors d’éviter toute affaire où il serait question d’argent avec M. Harrel, dont personne n’ignorait que les dépenses extravagantes et la prodigalité excédaient de beaucoup les revenus. Cécile lui avoua, mais avec peine, ce qui s’était passé avec M. Harrel. Il fut moins alarmé de la somme qu’elle lui avait prêtée, qu’il avait d’abord cru plus considérable, que de la démarche à laquelle on l’avait engagée pour se la procurer. Il lui représenta le plus fortement qu’il lui fut possible, le danger qu’il y avait d’être trompé, et même ruiné par les fripponneries des usuriers, et lui fit promettre que dans aucun cas, ou pour quelque raison que ce fût, elle ne se laisserait plus persuader de recourir à de pareils expédients. Elle promit de suivre exactement son conseil : ensuite elle lui apprit la connaissance qu’elle avait faite de Mlle Belfield, et le chagrin qu’elle avait de la situation de son frère. Satisfaite pour le présent du projet que Delvile avait formé en sa faveur, elle crut inutile de lui demander son avis à cet égard.

Au milieu de cette conversation, on lui remit un billet de M. Delvile, le père, qui lui faisait part de son retour de Londres, et la priait d’avoir la complaisance de passer le lendemain dans la matinée chez lui, ayant à s’entretenir avec elle d’une affaire importante. M. Monckton remarqua l’empressement de Cécile à se rendre à l’invitation ; il s’informa alors comment elle avait passé son temps pendant son séjour dans cette maison, et la pria de lui dire ce qu’elle pensait de cette famille après avoir vécu familièrement avec elle. Cécile répondit qu’elle n’en connaissait pas mieux M. Delvile père, qui avait été absent pendant tout ce temps-là ; mais elle fit avec chaleur l’éloge de madame Delvile, et s’étendit avec complaisance sur son esprit et ses estimables vertus.

Elle fut plus embarrassée lorsqu’il voulut savoir ce qu’elle pensait du fils. M. Monckton s’en apperçut aisément, et affectant de sourire : ne vous êtes-vous point encore apperçue, lui dit-il, du pacte de cette famille, qui ne cherche qu’à vous captiver pour vous attirer dans ses filets ? Non, certainement, s’écria Cécile offensée de cette question ; je suis sûre qu’un pareil pacte n’a jamais existé, et je ne crains pas d’avancer que si vous les connaissiez mieux, vous seriez le premier à leur rendre justice. Ma chère miss Beverley, repartit-il, je les connais déjà. Je ne vais pas, je l’avoue, chez eux ; mais je suis parfaitement au fait de leur caractère, qui m’a été tracé par les gens les plus liés avec eux. Qu’avez-vous donc appris de cette famille ? demanda Cécile très-sérieusement ; il est du moins impossible qu’on puisse dire le moindre mal de madame Delvile. Je vous demande pardon ; Madame Delvile n’est pas plus parfaite que le reste de sa famille ; elle est seulement plus adroite, et cache mieux ses défauts ; car, quoique très-fière et très-orgueilleuse, elle est entièrement dominée par l’intérêt. Je vois qu’on vous a très-mal informé, répondit Cécile avec chaleur ; madame Delvile est la plus excellente de toutes les femmes. Il n’est pas étonnant que sa supériorité lui suscite des ennemis ; mais ils le sont par envie, et non par ressentiment ; elle n’en aura jamais d’autres. Vous la connaîtrez mieux avec le temps, répondit tranquilement M. Monckton ; je souhaite seulement que vous ne payiez pas cette connaissance de la perte de votre félicité. Comment, monsieur, s’écria Cécile fort agitée, cette connaissance aurait-elle le pouvoir de mettre ma félicité en péril ? Je vais vous le dire, mademoiselle, avec toute la franchise que vous êtes en droit d’exiger de moi ; après quoi, ce sera au temps à prouver si je me suis trompé. La famille Delvile, malgré sa magnificence fastueuse, est très-pauvre. En est-elle pour cela moins estimable ? Oui, parce qu’elle en est plus avide ; et comme elle met des ducs, des comtes, des barons dans sa généalogie, les richesses qu’elle trouvera chez vous l’aideront à soutenir à vos dépens sa morgue et son faste : tandis que celle dont ils les tiendront, quoique très-aimable, sera toujours regardée comme fort au-dessous d’elle, et n’ayant pas dû se flatter d’une alliance aussi distinguée et aussi illustre.

Cécile ne répondit rien ; mais elle ne put cacher jusqu’à quel point elle était révoltée de ce discours. M. Monckton remarquant son émotion, lui dit : Je me garderais bien de donner cet avis à une personne que je croirais trop faible pour en profiter ; mais, comme je suis parfaitement informé de l’usage qu’on se propose de faire de votre fortune, et de la manière dont vous serez ensuite traitée, je crois devoir vous prévenir de leurs desseins, puisqu’il vous suffira sans-doute de vous les indiquer pour que vous vous en préserviez.

Cécile, trop troublée pour le remercier, garda le silence. M. Monckton jugeant, d’après son mécontentement, du véritable état de son cœur, vit avec effroi la grandeur du péril qui le menaçait. Il reconnut que le moment présent n’était point celui qu’il fallait choisir pour continuer à la contrarier ; elle lui avoua que sa critique sévère du caractère de madame Delvile l’avait révoltée ; mais elle n’osa prendre la défense du jeune Delvile. M. Monckton insista alors, et voulut lui persuader que c’était pour réparer le délabrement de leur maison que les Delvile voulaient s’assurer de sa fortune, et qu’ils l’accablaient de prévenances et de caresses. Après cela, il abandonna absolument ce sujet ; et avec cette chaleur prudente et réservée, dont il accompagnait toutes ses expressions, il lui dit qu’il veillerait soigneusement, et l’avertirait de tout ce qui pourrait donner la moindre atteinte à sa réputation et à sa tranquillité.

Tourmenté lui-même par une inquiétude encore plus insupportable que celle qu’il lui avoit occasionnée, il vit alors ses espérances sur le point de s’évanouir pour toujours. Il avait cependant détruit le calme et la sérénité à laquelle Cécile s’était entièrement livrée. L’alliance contre laquelle elle avait cru impossible de faire la moindre objection, lui en paraissait dans ce moment très-susceptible ; les représentations de M. Monckton l’avaient cruellement mortifiée. Bien convaincue de sa grande expérience, et ne lui soupçonnant point des vues intéressées, elle ajoutait involontairement foi à ses assertions ; et même, en s’efforçant de les combattre, elles faisaient une si forte impression sur son esprit, qu’il paraissait presqu’impossible qu’elles en fûssent jamais effacées. Accablée de chagrin, Cécile passa la nuit dans le trouble et l’agitation, tantôt décidée à se livrer à son inclination, tantôt à surmonter son penchant, et à s’abandonner entièrement aux conseils de ce faux ami.