Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 123-140).



CHAPITRE VI.

Homme d’esprit.


Le lendemain matin, Cécile s’empressa de se rendre chez M. Belfield, mais quel ne fut pas son étonnement, au moment où elle entrait dans la chambre, d’en voir sortir le jeune Delvile ! Ils furent tous deux confondus ; et Cécile, réfléchissant à la prétendue singularité de sa position, sentit un mouvement qu’elle n’avait point encore éprouvé jusqu’alors. M. Delvile, de son côté, s’étant bientôt remis de sa surprise, lui dit avec un sourire très-expressif : que miss Beverley est bonne, de visiter ainsi les malades ! après quoi lui faisant une profonde révérence, il lui souhaita le bon jour et disparut.

Cécile, malgré la droiture et la pureté de ses intentions, fut si fort déconcertée par cette rencontre imprévue et par ce sarcasme, qu’elle n’eut pas assez de présence d’esprit pour le rappeler, et s’expliquer avec lui. Les différentes questions et les plaisanteries qu’il lui avait déjà faites au sujet de M. Belfield, lui firent supposer que ce qu’il avait précédemment soupçonné, lui paraîtrait à-présent confirmé, et qu’il en conclurait que tout ce qu’elle pourrait alléguer pour prouver son indifférence, ne serait qu’une suite de ce penchant insurmontable qu’il supposait aux femmes, en certaines occasions, à l’hypocrisie et à la dissimulation, défauts qu’il leur avait ouvertement reprochés.

Ce contre-temps l’empêcha d’abord de s’occuper du sujet de sa visite, ou d’y prendre le même intérêt que la première fois ; cependant la bonté de son cœur ne la laissa pas long-temps dans cette situation, sur-tout, lorsqu’en entrant dans la chambre, elle apperçut sa nouvelle amie en pleurs. De quoi s’agit-il ? s’écria-t-elle tendrement ; je me flatte qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux. Votre frère serait-il plus mal ? Non, madame, il est à-peu-près de même ; ce n’est pas lui qui fait couler mes larmes. Qui peut donc les causer ? dites-le moi ; faites-moi part de vos chagrins, et soyez sûre que vous les confiez à une amie.

Je pleurais, madame, de trouver tant d’humanité dans le monde, lorsque je croyais qu’il y en avait si peu ; de voir qu’il me reste encore quelque espoir d’être une seconde fois heureuse, lorsque je me croyais pour toujours infortunée. J’ai passé deux années entières dans l’affliction, et j’imaginais que je n’avais plus rien de mieux à attendre. La journée d’hier, madame, me fut propice, puisqu’elle me procura l’honneur de vous voir, et que vous daignâtes me promettre vos bontés et votre protection. Aujourd’hui, un ami de mon frère vient d’agir avec tant de noblesse et de générosité, qu’il a prêté l’oreille à ses propositions, et a presque consenti à accepter ses secours. Auriez-vous déjà éprouvé assez de chagrins, dit Cécile, pour que cette faible lueur de prospérité vous causât une grande surprise ? Charmante et aimable fille, puisse l’avenir vous faire oublier le passé, et puissent les vœux de M. Albani s’accomplir par l’amitié mutuelle que nous allons contracter, et par les consolations que nous nous donnerons l’une à l’autre !


Je pleurais de trouver tant d’humanité dans le monde lorsque je croyais qu’il y en avait si peu. Pag. 125. Volume 2
Je pleurais de trouver tant d’humanité dans le monde lorsque je croyais qu’il y en avait si peu. Pag. 125. Volume 2
Je pleurais de trouver tant d’humanité dans le monde lorsque je croyais qu’il y en avait si peu.


Elles entamèrent ensuite une conversation que la bonté de Cécile et la reconnaissance de mademoiselle Belfield ne tardèrent pas de rendre intéressante et agréable. En peu de temps, la dernière ne cacha plus rien à la première, de ce qui la concernait ; elle la pria pourtant très-sérieusement d’éviter que son frère eût jamais la moindre connaissance de la confidence qu’elle venait de lui faire. Elle lui apprit que son père, qu’elle n’avait perdu que depuis deux ans, était un marchand de toile de la cité : il avait eu six filles de son mariage, dont elle était la plus jeune, et un fils unique, M. Belfield, qui avait été en même-temps l’enfant gâté du père, de la mère et des sœurs. Il avait été élevé au collège d’Eaton ; on n’avait rien épargné pour son éducation : à un esprit juste il joignait la plus grande facilité d’apprendre tout ce qu’on lui enseignait. Ses progrès furent rapides. Destiné à suivre le commerce de son père, celui-ci admirait ses succès. Le jeune Belfield, sorti du collège à seize ans, et placé dans la boutique, montra la plus grande aversion pour le négoce ; il obtint, par l’intercession de sa mère, la permission d’aller finir ses études dans une université. Son père y consentit ; il en revint, ainsi que le père l’avait prévu, tout-à-fait savant ; mais loin d’être devenu plus traitable ou plus disposé au commerce, son aversion avait augmenté, et il déclara formellement qu’il ne serait jamais marchand. Les jeunes gens de famille, avec lesquels il avait formé des liaisons au collège ou à l’université, et que la libéralité de son père l’avait mis en état d’égaler pour la dépense, recherchèrent avidement sa société ; mais, quoique tout autre que la leur ne pût lui être agréable, la crainte qu’il eut qu’ils ne découvrissent sa demeure et son état, la lui fit négliger, et chercher soigneusement à éviter qu’ils ne le rencontrâssent, même fortuitement. Il tremblait d’être vu avec quelqu’un de sa famille et une fausse honte le dominait au point que la plus grande mortification qu’il pût recevoir était qu’on lui demandât son adresse, ou qu’on lui annonçât une visite. Lassé à la fin de chercher tous les jours de nouveaux prétextes pour éluder les questions des uns et les découvertes des autres, il prit un appartement à l’une des extrêmités de la ville, où il donna rendez-vous à toutes ses connaissances, et où, sous différents prétextes, il s’arrangea de manière à passer la plus grande partie de son temps. Sa mère lui fournissait les moyens de continuer cette vie dissipée et dispendieuse. Lorsqu’elle sut que les amis de son fils étaient des gens de distinction, les uns titrés, les autres destinés aux premières places, elle en conclut qu’il se trouvait précisément dans la route qui conduit aux richesses et aux honneurs ; et cette mère, trop indulgente, prenait sur son nécessaire pour mettre son fils en état de vivre avec ceux qu’elle croyait si propres à son avancement et à sa fortune.

C’est alors qu’il prit le parti du service, où il entra en qualité de volontaire ; il suivit ensuite le barreau. Dans ce nouveau genre de vie, Belfield passa trois années heureux et tranquille. Son penchant le portait à chercher la société des personnes de qualité ; et son mérite, ses talents lui assuraient par-tout l’accueil le plus flatteur. Sa famille, qu’il eût rougi d’avouer en public, lui était chère ; il la visitait souvent à la dérobée, et y trouvait toujours les ressources pécuniaires dont il avait besoin. Livré au plaisir et à la dissipation, il donnait à la poésie le peu de loisir que lui laissaient les amusements continuels dans lesquels il vivait. Telle était sa situation à la mort de son père ; une nouvelle scène se présenta alors à lui, et il hésita quelque temps sur le parti qu’il prendrait.

M. Belfield père avait vécu très-honorablement, et il ne laissa pas une grosse fortune. Cependant, les fonds qu’il avait dans son commerce étaient assez considérables, et il faisait beaucoup d’affaires avantageuses et lucratives.

Son fils manquait non-seulement d’application et de constance nécessaires pour le remplacer convenablement, mais encore d’habileté et d’expérience.

Il continua à suivre le barreau, et abandonna à des commis le soin de veiller à ses intérêts ; l’infidélité de ceux-ci, l’inexactitude, le conduisirent bientôt à une banqueroute, qui le força d’abandonner à ses créanciers tout ce qui lui restait, à condition que son nom ne paraîtrait pas dans les papiers publics. Ce fut alors qu’il se reprocha l’éloignement qu’il avait eu dans sa jeunesse pour le commerce, et pour les connaissances qui le rendent avantageux.

Privé ainsi par sa vanité et son imprudence du fruit des longs travaux de son père, il se trouva alors forcé de penser sérieusement à un état qui pût lui procurer de quoi vivre. Il lui restait à essayer ce qu’il avait lieu de se promettre de ses liaisons avec les gens en place et les grands seigneurs. D’abord il eut sujet de s’applaudir de cette idée : tous le reçurent à merveille, et il n’y en eut aucun qui ne promît de s’employer en sa faveur, et ne parût enchanté de trouver l’occasion de l’obliger.

Très-content d’éprouver que les hommes en général étaient bien meilleurs qu’on ne les représente communément, il se crut au bout de ses peines, et ne douta plus d’obtenir bientôt une place avantageuse à la cour. Avec la moitié moins de pénétration que celle dont il était doué, il aurait aisément reconnu la sotise qu’il y avait à se bercer de ces vaines espérances : mais, quoique le jugement nous fasse appercevoir les fautes des autres, l’expérience peut seule nous indiquer les nôtres. Il s’imaginait avoir apporté plus de précaution que personne dans le choix de ses amis, et il ne soupçonna le tour que lui jouait sa vanité, que lorsque les invitations auxquelles il était accoutumé, devinrent de jour en jour moins fréquentes, et le laissèrent absolument maître de son temps. Toutes ses espérances se trouvaient alors concentrées en un seul ami et protecteur, M. Floyer, oncle du chevalier Robert, qui avait un grand crédit dans la maison du roi. Ils avaient vécu ensemble dans la plus grande intimité ; et ce protecteur se trouvant précisément dans le cas de disposer de la place qu’il sollicitait, le seul obstacle qui paraissait le traverser venait de la part du chevalier Floyer qui s’intéressait vivement pour un sujet qu’il affectionnait ; ce qui n’empêcha pourtant pas que M. Floyer n’assurât M. Belfield qu’il le préférerait, le priant seulement de patienter jusqu’à ce qu’il eût le temps de faire entendre raison à son neveu.

Les choses en étaient là au moment où se passa la scène de l’opéra. Rivaux d’intérêts, le chevalier fut doublement outré de voir Cécile refuser sa main pour accepter celle de Belfield ; tandis que celui-ci, soupçonnant que le besoin qu’il avait de son oncle l’engagerait à ne le point ménager, s’indigna encore plus de l’insolence de son procédé.

Le lendemain de leur duel, M. Floyer écrivit à Belfield que la décence ne lui permettant pas de prendre un autre parti que celui de son neveu, il avait déjà nommé à la place vacante la personne qu’il lui avait recommandée. Ce fut là le terme de ses espérances et le signal de sa ruine. Il devint insensible aux souffrances que lui causait sa blessure, sa fierté lui fit dissimuler son chagrin, et il affecta de recevoir tous les amis que cet événement attirait chez lui. Cependant, ses efforts, dès qu’il était rendu à lui-même, ne servaient qu’à augmenter sa tristesse. Il vit qu’il fallait absolument changer son genre de vie ; mais il ne pouvait se résoudre à exécuter ce changement aux yeux de ceux avec lesquels il avait si long-temps vécu sur un pied d’égalité, et avec autant de faste qu’eux. Les principes d’honneur et d’équité qu’il avait toujours conservés, et auxquels, malgré l’exemple des compagnons de sa dissipation, il n’avait jamais porté d’atteinte, l’avaient scrupuleusement préservé de contracter des dettes ; et quoiqu’il possédât très-peu, ce peu était cependant bien à lui. Il publia donc qu’il quittait Londres pour aller respirer un air plus pur, renvoya son chirurgien, prit gaiement congé de ses amis, et ne faisant part de son secret qu’à son seul domestique, il loua secrètement un logement chétif et peu coûteux dans la rue de l’Hirondelle. Là, se dérobant à la vue de tous les mortels qu’il avait précédemment connus, il resta soigneusement caché, résolu de n’en sortir que lorsqu’il serait rétabli, et alors de reprendre le parti des armes. Cependant, la situation dans laquelle il se trouvait était peu propre à contribuer à son rétablissement ; le renvoi de son chirurgien, la précipitation de son changement de demeure, les incommodités de son nouveau logement, et la privation, dans un moment si critique, des douceurs auxquels il était accoutumé, retardèrent nécessairement sa guérison ; tandis que la mortification qu’il ressentait de sa disgrace, et l’amertume d’avoir échoué dans sa dernière tentative, occupant continuellement toutes ses pensées, augmentèrent sa fièvre, et le mirent dans un si grand danger, que son domestique, craignant pour sa vie, fit avertir secrétement sa mère de sa maladie et du lieu de sa retraite. Celle-ci au désespoir, accourut sans perte de temps avec sa fille. Elle voulait sur le champ le faire conduire chez elle à Padington ; mais le premier transport l’avait tellement fatigué, qu’il ne voulut pas se prêter à un second. Il refusa absolument de voir un médecin ; et elle était accoutumée depuis si long-temps à déférer à ses volontés et à se conformer à ses sentiments, qu’elle n’eut pas assez de force d’esprit dans cette occasion pour donner ses ordres sans le consulter.

Les prières de sa mère et celles d’Henriette furent inutiles : il résista à toutes leurs sollicitations, et leur imposa silence, en les assurant que les obstacles qu’elles apporteraient à l’exécution du plan qu’il avait formé, ne serviraient qu’à redoubler sa fièvre, et retarder sa guérison.

Le motif d’une opiniâtreté si cruelle était la crainte d’une publicité qui lui paraissait non-seulement préjudiciable à ses intérêts, mais qui pouvait encore faire tort à sa réputation : car, sans laisser soupçonner sa situation, il avait pris congé de tous ses amis, prétextant qu’il quittait la ville ; et il ne pouvait consentir à laisser pénétrer un secret qui, une fois révélé, découvrirait le mauvais état de sa fortune.

M. Albani était entré par mégarde dans sa chambre, qu’il avait prise pour celle d’un autre malade qu’il venait visiter, et qui était logé dans la même maison ; mais comme il connaissait et respectait ce vieillard, il ne fut point fâché de le voir. Il n’en fut pas de même de l’arrivée du jeune Delvile, qui, ayant rencontré par hasard son laquais dans la rue, lui demanda des nouvelles de la santé de son maître, et trouva moyen de lui faire avouer son état. Il le suivit à son logement ; et s’étant bientôt assuré par lui-même du dérangement de ses affaires, il lui écrivit une lettre, par laquelle, après lui avoir fait des excuses de la liberté qu’il prenait, il l’assurait que rien au monde ne lui ferait plus de plaisir que d’apprendre en quoi il pourrait lui être utile, soit par lui-même ou par ses amis, et qu’il se trouverait trop heureux de lui rendre quelque service. Belfield, très-mortifié de ce qu’on savait sa situation, se contenta pour toute réponse de simples remerciements, le faisant prier de ne point divulguer qu’il était à Londres, n’étant pas assez bien pour recevoir personne. Cette réponse mortifia presqu’autant le jeune Delvile, qui continua cependant à venir s’informer à sa porte, de son état sans oser faire de nouvelles tentatives pour entrer.

Belfield, à la fin vaincu par la délicatesse d’un pareil procédé, résolut de l’admettre, et il venait précisément de le voir pour la première fois, lorsqu’il rencontra Cécile sur l’escalier. Il n’avait resté que fort peu de temps avec lui ; il ne s’était entretenu que d’objets généraux jusqu’au moment où il se leva pour s’en aller. Alors il lui réitéra ses offres de services avec tant de sincérité et de franchise, que Belfield, touché de sa politesse et de sa bonté, lui promit qu’il le recevrait quand il voudrait ; et il contenta sa mère et sa sœur, en leur apprenant qu’il était décidé à lui communiquer ses peines, et à lui demander ses avis.

Tel fut, à quelques petits détails près, le récit que mademoiselle Belfield fit à Cécile. Ma mère, ajouta-t-elle, qui ne le quitte jamais, sait, madame, que vous êtes ici ; car, m’entendant parler hier avec quelqu’un, il a fallu l’instruire de ce qui s’était passé, et que vous m’aviez dit que vous reviendriez ce matin. Cécile la remercia mille fois de la confidence qu’elle venait de lui faire, et ne put s’empêcher de lui demander comment il arrivait que, quoique si jeune, elle eût déjà « passé deux années entières dans l’affliction ». Cela vient répondit-elle, de ce que, lors de la mort de mon père, toute notre famille se sépara ; j’abandonnai mes connaissances pour suivre ma mère, et aller avec elle à Padington : il faut vous avouer qu’elle ne m’a jamais aimée. En général, elle ne se soucie guères que de mon frère ; car elle croit tout le reste du monde fait uniquement pour lui. Elle se refusait à elle-même ainsi qu’à moi, les choses les plus nécessaires, afin d’épargner de quoi fournir à sa dépense. J’espère, ajouta Cécile, qu’à présent tout ira mieux, pourvu que votre frère consente à voir un médecin. Ah ! madame, c’est à quoi il est douteux que nous puissions jamais l’amener ; il craindra d’être vu dans ce chétif logement. J’avoue, madame, répliqua-t-elle avec un sourire ingénu, que lorsque vous êtes venue ici pour la première fois, je ressemblais un peu à mon frère ; j’avais honte de vous laisser appercevoir combien nous vivions misérablement ; à présent que vous savez ce qu’il en est, je ne m’en affecterai plus. — Mais ce ne saurait être là votre manière de vivre ordinaire : je crains que le malheur de M. Belfield ne se soit étendu jusqu’à vous, et que sa ruine n’en ait causé d’autres. Point du tout, madame ; car, dès le commencement, il a eu le plus grand soin de ne point nous faire partager ses périls : mon frère est aussi noble qu’équitable dans tous ses procédés, et il est impossible d’en mieux agir qu’il ne l’a fait avec toute sa famille en matière d’intérêt.

Cécile crut qu’il était temps de la laisser en liberté ; elle prenait cependant un si vif intérêt à tout ce qui la concernait, que chaque parole qu’elle prononçait lui faisait desirer de prolonger la conversation. Elle fut tentée de lui présenter quelque chose ; la crainte de l’offenser la retint : après lui avoir offert ses services du ton de l’intérêt le plus tendre, elle la quitta en lui promettant de revenir bientôt la voir.