Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 106-122).



CHAPITRE V.

Aventure.


Cécile ne s’était point encore trouvée aussi heureuse et aussi satisfaite : sa vie ne lui avait jamais paru si utile, ni son opulence d’un si grand prix. Elle revenait de voir madame Roberts, et elle était occupée de ses douces réflexions lorsqu’elle rencontra, au moment où elle s’y attendait le moins, le vieillard dont les conseils et le langage l’avaient si fort surprise. Il paraissait très-pressé ; mais s’arrêtant au moment qu’il l’apperçut, il s’écria d’un ton sévère : êtes-vous devenue en si peu de temps fière, impitoyable ? votre cœur s’est-il endurci ? Il ne dépend que de vous d’en faire l’épreuve, s’écria Cécile avec le courage qu’inspire une conscience qui n’a rien à se reprocher. Je l’ai déjà faite, répliqua-t-il avec indignation, et je vous ai trouvée coupable. Ce que vous me dites me chagrine, dit Cécile surprise ; j’espère du moins que vous ne refuserez pas de m’apprendre en quoi j’ai manqué. Vous avez refusé de me voir, répondit-il, et pourtant, j’étais votre ami ; je cherchais à prolonger le terme de votre innocence et de votre tranquillité ; je vous avais indiqué la route que vous deviez suivre pour être toujours en paix avec vous-même ; j’étais venu vous solliciter en faveur des pauvres ; je vous avais appris ce qu’il fallait faire pour attirer et mériter leurs bénédictions ; vous m’aviez écouté, vous m’aviez paru sensible, vous aviez fait ce que je demandais. Je me proposais de vous répéter la même leçon, de retourner toutes vos vues du côté de la charité, et de vous faire sentir toute l’étendue des obligations que l’humanité vous impose : ce sont-là les seules raisons qui m’avaient engagé à retourner chez vous ; mais on m’a refusé la porte. Juste ciel ! s’écria Cécile, que ce langage est effrayant ! quand êtes-vous venu chez moi, monsieur ? On ne me l’a pas dit. Bien loin d’avoir refusé de vous recevoir, je desirais ardemment de vous voir encore. Parlez-vous sincèrement ? reprit-il d’un ton un peu radouci. Quoi ! vous ne seriez point fière, point inhumaine, point dure de cœur ? en ce cas ; venez avec moi, venez visiter l’humble et le pauvre, et consoler le malheureux et l’affligé.

À cette invitation, Cécile, malgré l’envie qu’elle avait de faire du bien, fut saisie d’une sorte d’effroi ; la singularité du personnage, son enthousiasme, son ton d’autorité, l’incertitude du lieu et des gens chez lesquels il pourrait la conduire, lui firent craindre d’aller plus loin. Cependant une curiosité généreuse, de voir ainsi que de soulager les personnes qu’il lui recommanderait, jointe à la ferveur et à l’empressement qu’elle avait de se justifier de la dureté qu’on venait de lui reprocher, l’emportèrent sur son irrésolution ; et faisant signe à son laquais de la suivre d’aussi près qu’il lui serait possible, elle s’abandonna à la conduite de son mentor. Il marcha gravement et en silence jusqu’à l’entrée de la rue de l’Hirondelle, et s’arrêta devant une petite maison basse et de peu d’apparence. Il frappa à la porte ; et sans faire aucune question à l’homme qui l’ouvrit, il fit signe à Cécile de l’imiter, et il gagna promptement un petit escalier tournant et étroit. Cécile hésita de nouveau, mais se rappelant que ce vieillard, quoique peu connu, se montrait fréquemment, et que bien des gens savaient qui il était, elle fut persuadée qu’il ne pouvait avoir de mauvais dessein. Elle ordonna toutefois à son laquais de monter et d’entrer avec elle, le chargeant de l’attendre au haut de l’escalier jusqu’à ce qu’elle revînt le joindre. Après quoi, elle suivit son guide qui continua à monter au second étage, où il ouvrit une porte, et ils entrèrent dans un petit appartement assez mal en ordre.

Ici, à son grand étonnement, elle apperçut une jeune personne d’une figure charmante, assez bien mise, et qui paraissait âgée au plus de dix-sept ans, occupée à laver des tasses. À l’instant où ils entrèrent, elle quitta cet ouvrage d’un air confus. Le vieillard s’avançant vers elle avec empressement, lui dit : comment se trouve-t-il actuellement ? est-il mieux ? se rétablira-t-il ? Dieu le veuille ! répondit la jeune personne très-émue ; mais il n’est réellement pas mieux. Voyez, dit-il en lui montrant Cécile, la personne que je vous amène ; elle est en état de vous rendre service, et de vous tirer de votre détresse : elle vit dans l’opulence, ne connaît point encore le malheur, et entre à peine dans le monde. Elle ne prévoit guère la dépravation qu’elle ne saurait éviter. Recevez ses bienfaits pendant que ses mains sont encore pures ; et croyez qu’en vous faisant du bien, elle s’en fera à elle-même. La jeune personne toute honteuse, lui répondit : vous êtes en vérité trop bon, monsieur ; mais cela est inutile… Il n’est pas nécessaire…, Il s’en manque de beaucoup que je sois réduite à cette extrêmité. Pauvre et simple colombe ! dit le vieillard en l’interrompant ; as-tu honte de la pauvreté ? raconte ton histoire franchement, simplement et avec vérité ; ne cherche point à pallier ton indigence, ou à modérer sa libéralité. Les pauvres qui ne le sont point par leur faute sont dans le même cas que les riches qui ne le sont point devenus par leurs travaux. Venez donc, et que je vous présente l’une à l’autre. Jeunes comme vous l’êtes toutes deux, ayant encore l’une et l’autre bien des années à vivre et bien des traverses à essuyer, soulagez mutuellement le fardeau qui vous est destiné, en faisant entre vous une échange de bienfaisance et de gratitude.

Il prit alors une main à chacune d’elles, et les joignant dans la sienne : vous, continua-t-il, qui, quoique riche, avez des entrailles, et vous, qui, quoique pauvre, n’êtes point avilie, pourquoi ne vous aimeriez-vous pas ? pourquoi ne vous chéririez-vous pas ? Les afflictions de la vie sont longues et permanentes ; ses joies sont passagères et de courte durée : vous êtes encore jeunes l’une et l’autre ; vous ne sauriez vous promettre beaucoup de plaisirs, et vous devez vous attendre à bien des souffrances… Je crois que vous avez jusqu’ici préservé votre innocence. Oh ! puissiez-vous ne la jamais perdre ! vous seriez alors de vrais anges, et les enfants des hommes vous adoreraient.

Il s’arrêta, obligé de céder à son attendrissement ; mais reprenant bientôt sa première sévérité : telle cependant continua-t-il, n’est point la condition de l’humaine nature ; par pitié donc pour les maux dont vous êtes mutuellement menacées, supportez-vous, et soyez-vous secourables l’une à l’autre. Je vous laisse ensemble, et je vous recommande à votre bon cœur et à votre sensibilité. Ensuite, s’adressant en particulier à Cécile : ne dédaignez pas, dit-il, de consoler les affligés ; regardez-la sans la mépriser ; conversez avec elle sans fierté ; comme elle, vous êtes orpheline, quoique ce ne soit pas une héritière telle que vous, Comme vous, elle est restée sans père ; mais vous avez des amis et elle n’en a point. Si elle est en butte aux tentations de l’adversité, vous, à votre tour, vous êtes environnée de dangers : et qui pourra vous sauver de la corruption qui n’est que trop souvent la suite de la prospérité ? Votre chûte est moins douteuse, la sienne est plus excusable ; ayez donc à présent pitié d’elle. Peut-être avant peu sera-t-elle dans le cas d’avoir pitié de vous à son tour. Il disparut, en prononçant ces derniers mots. Son départ fut suivi pendant quelques minutes, du silence le plus profond. Cécile avait peine de se remettre assez de son émotion pour pouvoir parler. La jeune personne, de son côté, ne paraissait guère moins embarrassée. Elle jetait les yeux avec peine sur sa chambre dénuée de meubles, et regardait Cécile d’un air confus ; elle avait écouté avec un trouble marqué l’exhortation du vieillard ; et depuis qu’il n’y était plus, elle paraissait accablée de honte et de chagrin. Cécile remarquant son émotion, sentit sa curiosité et sa compassion s’augmenter, et serrant affectueusement la main qu’elle laissait pendre, lui dit, après qu’elle fut un peu revenue de son étonnement : la manière dont j’ai été introduite chez vous, mademoiselle, doit vous paraître bien singulière ; peut-être connaissez-vous assez celui qui m’y a conduit, pour que ses procédés extraordinaires me servent de justification. Non, en vérité, madame, répondit-elle toute honteuse, je le connais fort peu ; mais il est bon, et je lui crois le plus grand desir de me rendre service… Je vous assure madame, malgré tout ce qu’il a pu vous dire, que je ne suis point du tout dans le besoin.

Cécile lui répondit de l’air le plus propre à lui inspirer de la confiance : si j’avais pu imaginer que mon introducteur n’eût pas plus de droit de m’amener chez vous, je me serais bien gardée de m’y présenter aussi hardiment ; cependant, puisque nous voici réunies, rappelons-nous ses exhortations, et faisons en sorte de ne pas nous séparer sans avoir acquis l’une et l’autre une amie.

Vous êtes réellement trop bonne, madame, répondit modestement la jeune personne, de parler d’amitié en voyant un appartement comme celui-ci, à un second étage, sans meubles, sans un seul domestique, tout dans un si grand désordre… Je ne conçois pas M. Albani. Il ne devrait pas… Mais il pense que l’on peut sans scrupule rendre publiques les affaires de tout le monde, sans s’embarrasser de ce qu’il dit, ni de ceux qui l’entendent… Il ne sait pas le chagrin qu’il cause, ni le mal qu’il peut faire. Je suis moi-même désolée, s’écria Cécile, de voir que ma visite vous fasse de la peine. J’ignorais absolument où j’allais. Si je l’ai suivi, ce n’a été que parce que je ne savais comment me refuser à ses sollicitations. — Il n’y a que M. Albani dont j’aye sujet de me plaindre ; et il est inutile de se fâcher contre lui, car il ne fait nulle attention à ce que je dis. C’est un excellent homme, mais très-singulier ; car il prétend que tous les hommes sont faits pour vivre en commun, que tous ceux qui sont pauvres doivent demander, et tous ceux qui sont riches leur donner : il ne sait pas qu’il y en a plusieurs qui aimeraient mieux mourir de faim. Et seriez-vous de ce nombre ? dit Cécile souriant à moitié. Non, certainement, madame ; non, je n’ai pas l’âme assez élevée pour cela. Il est vrai que ceux à qui j’appartiens ont plus de courage et plus de fermeté, je souhaiterais pouvoir les imiter.

Frappée de la bonne-foi et de la simplicité de sa réponse, Cécile se sentit la plus grande envie de l’obliger ; et prenant sa main, elle lui dit : pardonnez-moi, ma chère enfant ; quoique je m’apperçoive que vous voudriez que je fusse déjà sortie, j’ai toutes les peines du monde à vous quitter. Rappelez-vous, je vous prie, l’exhortation qui nous a été fait à toutes deux, et indiquez-moi quelques moyens de vous être utile sans vous offenser.

Vous êtes bien honnête, madame, répartit-elle. Mais je n’ai pas besoin de rien ; M. Albani est extrême. Il sait, je l’avoue, que je ne suis pas bien riche ; il a tort pourtant de croire que j’aye l’âme assez basse pour recevoir de l’argent d’une étrangère.

J’ai véritablement regret, dit Cécile, de la faute que j’ai commise. Cependant, permettez que nous fassions la paix avant de nous séparer : je n’ose pas encore vous proposer de conditions, j’attendrai que nous nous connaissions mieux. Peut-être me permettrez-vous de vous laisser mon adresse, et me ferez-vous l’honneur de me voir. Oh ! non, madame ; j’ai un parent malade que je ne saurais abandonner ; et je vous assure que, s’il se portait bien, il ne trouverait pas bon que je fisse des connaissances tant que nous habiterons un appartement comme celui-ci. Vous n’êtes pas, sans doute, seule à le soigner ; vous ne me paraissez pas assez robuste pour soutenir une pareille fatigue. A-t-il un médecin ? a-t-il les gens nécessaires ? — Hélas ! non, madame, il n’a point de médecin ni de domestique. — Est-il possible que, vous trouvant dans une pareille situation, vous puissiez refuser des secours ? Vous ne pouvez raisonnablement rejeter ceux qu’on vous offre pour lui, en vous obstinant même à n’en point vouloir pour vous. — Si je les acceptais, à quoi pourraient-ils servir, puisqu’il n’en ferait aucun usage, et qu’il aimerait mille fois mieux mourir que de faire connaître ses besoins ? — Recevez-les donc sans qu’il le sache ; servez-le sans le lui dire : vous ne voudriez certainement pas qu’il pérît faute de secours ? — Le ciel m’en préserve ! Mais que puis-je faire ? je dépends de lui, madame, et il ne dépend pas de moi. — Est-ce votre père ? excusez ma question ; mais votre jeunesse paraît avoir encore besoin d’un pareil conducteur. Non, madame, je n’ai plus de père. J’étais bien plus heureuse quand j’en avais un ! c’est mon frère. — Et quelle est sa maladie ? — Une blessure ? — Serait-il au service ? — Non, il s’est battu en duel, et a été atteint d’une balle au côté. — En duel ? s’écria Cécile ; comment se nomme-t-il, je vous prie ? — Oh ! c’est ce que je ne dois pas dire. Son nom est actuellement un grand secret tant qu’il habitera ce chétif appartement ; car je sais à n’en pouvoir douter, qu’il aimerait mieux ne jamais revoir la lumière que de permettre qu’on le sût. — Certainement, reprit Cécile fort émue, ce n’est pas… j’espère que ce ne saurait être M. Belfield ? Ah ciel ! dit la jeune personne avec un cri perçant ; est-ce que vous le connaîtriez ? Elles se regardèrent mutuellement avec une égale surprise. Vous êtes donc, lui dit Cécile, la sœur de M. Belfield ? Et M. Belfield est malade ; sa blessure n’est point encore guérie, et il manque de secours ! Et vous, madame, qui êtes-vous ? s’écria-t-elle, et comment arrive-t-il que vous le connaissiez ? — Mon nom est Beverley. — Ah ! que je crains de m’être rendue coupable ! Je sais à présent parfaitement qui vous êtes, mademoiselle ; mais si mon frère venait à découvrir que je l’eusse trahi, il en serait très-irrité, et ne me le pardonnerait peut-être jamais. Ne vous alarmez pas, répartit Cécile ; soyez persuadée qu’il ne le saura pas. Que peut-on faire pour lui ? Il ne faut pas le laisser plus long-temps languir dans cette situation ; il faut que nous trouvions quelque moyen de le soulager et de l’assister, qu’il y consente ou non. Je crains que cela ne soit impossible. Un de ses amis a déjà découvert son logement, et lui a écrit la lettre la plus gracieuse. Il n’a pas voulu lui répondre ; il a refusé de le voir, et cette attention n’a fait que le fâcher, et lui donner de l’humeur. Eh bien, dit Cécile, je ne veux pas vous retenir plus longtemps ; je craindrais que votre absence ne l’inquiétât. Demain matin, si vous y consentez, je reviendrai ici, et alors, j’espère que vous voudrez bien me permettre de vous secourir. Si cela ne dépendait que de moi, madame, répondit-elle, à présent que j’ai l’honneur de savoir qui vous êtes, je pense que je ne m’en ferais pas beaucoup de scrupule ; car je n’ai pas été élevée comme mon frère : les sentiments qu’on m’a inspirés sont moins élevés. Ah ! qu’il aurait été heureux pour lui, pour moi, pour toute sa famille, qu’il n’en eût pas eu de pareils ! Cécile lui réitéra alors ses consolations, ses témoignages d’affection, l’exhorta à avoir du courage, et prit congé.

Cette petite aventure ne laissa pas que de la chagriner, et elle éprouva dans cette circonstance toute l’horreur que ce duel lui avait d’abord causée ; elle se reprochait avec beaucoup d’amertume d’y avoir donné lieu ; et connaissant combien il avait été préjudiciable à la santé et aux affaires de M. Belfield, elle crut ne pouvoir se dispenser de l’aider du mieux qu’il lui serait possible. Sa sœur l’avait aussi extrêmement intéressée ; sa jeunesse, l’ingénuité peu commune de ses discours, jointes au malheur de sa position et aux charmes de sa personne, lui avaient inspiré le désir de lui rendre service, et la plus forte inclination pour elle. Elle formait d’avance le projet, au cas que son caractère répondît aux apparences, non-seulement de l’obliger dans cette conjoncture ; mais, en supposant que la fortune continuât à la maltraiter, de la retirer chez elle par la suite, et de lui faire un sort. Elle sentit alors plus que jamais combien les deux cents livres qu’on lui retenait injustement lui seraient nécessaires. L’argent qu’elle pouvait épargner était bien peu proportionné à celui qu’elle se proposait de donner, et elle attendait impatiemment la fin de sa minorité. Le plan de vie qu’elle s’était tracé pour l’avenir prenait de jour en jour plus de consistance dans son esprit noble et dans son cœur vraiment généreux.