Bulletin de la société des sciences historiques et naturelles de la Corse, fasc. 352-354, février 1913/THÉODORE DE NEUHOFF

THÉODORE DE NEUHOFF




M. André le Glay a entrepris d’écrire une histoire de la conquête de la Corse par les Français, au XVIIIe Siècle et, avec une activité prodigieuse, il a déjà fait imprimer deux gros volumes, dont nous allons rapidement donner un bref compte-rendu. Ils font partie de la « Collection des Mémoires et Documents » publiés par ordre du prince Albert de Monaco.

Le premier de ces volumes a paru depuis quelques années déjà et il a pour titre : Théodore de Neuhoff, roi de Corse[1] « aventurier de haute envergure, qui a de l’imagination, qui est ambitieux » et autour duquel se nouèrent des intrigues de tout genre personnelles et internationales. L’auteur dans son Avant-propos en a fait le portrait peu flatté que voici : « Il ne voit les choses que par en-dessous ; il est insinuant ; son intelligence est vive, mais fausse. La bravoure lui manque. Ses plans ont pour base le mensonge et s'écroulent. Il n’a pas l’énergie nécessaire pour les faire réussir. Il se fait proclamer roi de Corse par les insulaires mécontents en leur faisant des promesses ; seulement il ne sait pas maintenir la couronne sur sa tête. Il monte une affaire commerciale avec sa royauté. Prudent à l’excès, il fuit quand il faut agir. Il se déguise et se cache. Il a toujours la plume à la main, jamais l’épée. Il conspire : il se faufile auprès de hauts personnages ; on se sert de lui pour des entreprises louches ; tous les projets avortent. Il est l’homme des antichambres et des cabinets secrets et non des champs de bataille ; quand il faudrait se battre, il négocie. Il sait faire de belles phrases, mais pas le beau geste qui en impose ».

C’est le 12 mars 1736 que la vie de ce personnage commence à intéresser la Corse et depuis lors sa carrière se divise en trois parties. La première comprend les tentatives faites dans l’île même, pour s’assurer une royauté durable. La deuxième s’étend de 1737 à 1747 : elle est remplie par les intrigues auxquelles Théodore se prêta complaisamment dans l’espoir d’être rétabli sur son trône. Mais il y renonce malgré lui, à partir de 1747 et, prince déchu, il vit misérablement en Angleterre jusqu’à ce que la mort le délivre en 1756.

C’est à la situation de la Corse en 1735 qu’il faut demander l’explication de l’enthousiasme qui accueillit l’aventurier, à son débarquement sur la plage d’Aleria. L’administration génoise avait été dans les siècles précédents si intolérable que depuis 1729 les habitants étaient révoltés contre leur maître et étaient prêts à se donner à un sauveur, quelqu'il fût. Une intervention de l’empereur germanique, en 1731, n’avait produit aucun résultat ; celle d’un simple gentilhomme allemand faillit être plus heureuse. Né en 1694, à Cologne, élevé d’abord en Westphalie, puis à la cour de Versailles, comme page de la duchesse d’Orléans, il « y fut vite initié à la vie et aux intrigues de la Cour ». Après de nombreuses aventures en Angleterre, en Suède, en Espagne, où il se maria et au cours desquelles, il se révéla souvent comme un malhonnête homme, il finit par échouer en Italie, à la cour de Toscane, en qualité d’agent secret. C’est là qu’il connut, grâce à un moine, les chefs Corses, exilés de leur patrie, Ceccaldi, Giafferi, Aïtelli et qu’il entendit de leur bouche la détresse d’un peuple anxieux de trouver « un Rédempteur ». L’aventurier s’imagina peut-être que la fortune lui souriait enfin et que sur cette terre sauvage « aussi peu connue que la Californie et le Japon » il trouverait une couronne et une destinée glorieuse.

C’est pourquoi, quatre ans plus tard, après être allé à Tunis pour préparer son expédition, il débarquait sur la côte orientale avec quelques bottes et un peu de poudre. « Il était vêtu d’un long habit d’écarlate doublé de fourrure, couvert d’une perruque cavalière et d’un chapeau retroussé à larges bords, et portant au côté une longue épée à l’espagnole et à la main une canne à bec de corbin ». Son arrivée et son costume firent sensation ; quelques personnages de l’île auxquels il avait été annoncé l’attendaient du reste et après avoir prodigué les promesses, ou distribué quelque argent, il fut élu Roi. On connaît ses institutions, ses difficultés, sa détresse financière, l’impopularité qui en résulte et l’indiscipline de ses sujets. On sait aussi que pour calmer leur impatience, il se décida à gagner le continent sous prétexte de s’y procurer l’argent tant de fois promis, peut être pour échapper aux dangers qui le menaçaient. Le 14 novembre, après un séjour éphémère de huit mois exactement dans

son royaume, il débarquait à Livourne[2].

Alors commença la période la plus curieuse peut-être de son existence. Partout où il va les émissaires génois le suivent pas à pas et le font, à plusieurs reprises, arrêter. À Florence, à Rome, à Paris, en Hollande, il doit se cacher pour échapper à leurs dénonciations et même à l’assassinat, car sa tête a été mise à prix. Emprisonné pour dettes à Amsterdam, il réussit à se faire rendre la liberté et organise une compagnie commerciale, commanditée par des négociants hollandais, qui se chargera d’exploiter la Corse. Il enverra des munitions et des approvisionnements ; ceux-ci les rembourseront en huile, chataignes et autres produits. Mais les Génois d’un côté, les Français de l’autre qui viennent de débarquer dans l’île, pour hâter la pacification, paralysent les efforts de Théodore. Les trois navires qu’il affrète ne peuvent pas débarquer leur cargaison ; lui-même, avec le vaisseau l’Africain obtient un insuccès identique. Entouré d’espions et de traîtres, il se confine en Italie dans une mystérieuse retraite et s’efforce de réchauffer le zèle de ses partisans par des lettres, que son neveu Frédéric apporte aux chefs. Mais, après une heure d’enthousiasme, le découragement vient : Frédéric, abandonné par son oncle, lutte de son mieux et cède enfin devant les forces de Maillebois (1740).

Cet échec de Théodore n’avait fait qu’augmenter sa célébrité. La caricature s’était emparé de lui. Une gravure allemande ridiculisait : « Le satyre visionnaire ou le rêve à l’état de veille dont l’image représente dérisoirement Théodore, premier et dernier en sa personne, pseudo-roi des Corses rebelles ». Mais si les uns se moquaient, les autres croyaient vraiment à la réussite ou à l’influence du comte de Neuhoff. Ainsi la sous-prieure du couvent des Saints Dominique et Sixte, Madame Angélique Cassandre-Fonseca qui dirigeait les affaires politiques du baron à Rome et en faisait « un martyr, grand soldat du Christ ». Ainsi François, duc de Lorraine, et beau-fils de l’Empereur qui avait jeté ses vues sur la Corse et après s’être servi, en 1736, du louche Humbert de Beaujeu, avait, en 1740, recours a Théodore lui-même et lui promettait 1.500 fusils. La mort de Charles VI coupa court à ces projets. Le roi de Corse s’adressa alors à la France, par l’intermédiaire de son beau-frère, conseiller au Parlement de Metz ; il essayait « l’escroquerie politique » après l’escroquerie commerciale. On refusa de l’entendre et c’est alors que la guerre de Succession d’Autriche, en brouillant les puissances européennes, mit l’aventurier au premier plan.

Au mois de Janvier 1743, un navire anglais arrivait dans les eaux corses avec Théodore à son bord. Une proclamation était distribuée aux rebelles ; elle leur annonçait que le Roi, protégé par le gouvernement britannique, allait débarquer et chasser les Génois. Promesses vaines car si le comte de Neuhoff parut sur les côtes de la Balagne et distribua quelques munitions, il n’osa pas se priver de la protection d’une escadre anglaise et il revint à Livourne sans avoir rien fait. Pour atténuer l’effet de sa conduite, il essaya de séduire le représentant anglais en Toscane, Horace Mann ; celui-ci par curiosité et par désœuvrement consentit à nouer plusieurs entretiens avec un personnage qui l’intriguait. Il eut tôt fait de s’apercevoir que Théodore n’était qu’un « babillard » et il conseilla à son ministre de ne faire aucun fonds sur lui. Lâché par l’Angleterre, Neuhoff essaya de s’imposer à la Cour de Turin, très désireuse également de mettre la main sur la Corse ; de ce côté aussi on recula devant ses prétentions et on découvrit la vanité de ses promesses. Restait l’Impératrice Marie-Thérèse, dont l’époux François de Lorraine avait jadis convoité l’île. La famille autrichienne se berça un moment de l’espoir d’utiliser l’influence du personnage ; elle prépara même une expédition qu’il devait conduire mais qui ne partit pas. La cour de Vienne se vengea de l’homme qui l’avait déçue ; elle le fit simplement expulser de Toscane et diriger sur la Westphalie (1747).

Théodore était désormais discrédité partout. Son rôle politique était fini, bien qu’il refusât d’abdiquer. Retiré à Londres et reçu pendant quelque temps dans la haute société, qui voulait satisfaire surtout sa curiosité, il fut bientôt emprisonné pour dettes. Après six ans de détention, bafoué par les uns, renié par les autres, il comparut devant un tribunal qui lui rendit la liberté « en échange de son royaume de Corse » qu’il abandonnait aux créanciers. Théodore vécut encore un an, rejeté en prison, libéré une dernière fois, loqueteux et affamé, accueilli charitablement par un malheureux tailleur, chez lequel il mourut le 11 décembre 1756, échappant à une vie d’intrigues et d’aventures, non aux railleries posthumes de Walpole, de Voltaire et des comédiens.

C’est ainsi que se termine le récit de M. le Glay. On le suit avec plaisir car il est écrit d’un style alerte et sans que l’indication détaillée des sources fatigue en aucune façon le lecteur. L’ouvrage est assurément le meilleur qui ait été écrit depuis longtemps sur le compte du seul Roi qu’ait eu la Corse ; il met en œuvre presque tous les documents contenus dans notre Bulletin et beaucoup de pièces d’archives inédites, puisées à Gênes, à Turin ou à Paris. C’est dire qu’il possède une réelle valeur historique. Sans doute quelques unes des affirmations de M. le Glay nous semblent aventurées et nous lui reprocherions presque d’avoir trop mal parlé de son héros, qui ne fut pas seul responsable des échecs subis par les Corses de 1736 à 1740 ; vraisemblablement les chefs de la révolte et les révoltés eux-mêmes secondèrent mal leur roi, qui fut en quelque sorte un peu une victime. Enfin il n’est pas plus avéré de prétendre (p. 11) que « les généraux allemands s’indignèrent de l’arrestation des chefs corses » qu’il n’est exact de dire (p. 13) « que Philippe V rejeta sans même les discuter les propositions d’Orticoni[3] ». Malgré ces inexactitudes de détail et beaucoup d’autres, l’ouvrage de M. le Glay est un bon et agréable livre que l’historien devra considérer comme une utile contribution à l’Histoire de la Corse de 1736 à 1745.

  1. Théodore de Neuhoff, roi de Corse ; in-8° de 450 pages, dont 60 de pièces justificatives. Nombreuses illustrations et table alphabétique des noms À Monaco, imprimerie de Monaco et à Paris, librairie Aplhonse Picard et fils, Rue Bonaparte (1907).
  2. Cf. Sur toute cette partie de l’histoire de Théodore les mémoires de l’abbé Rostini, publiés par notre Société, 1881 à 1885, dont M. le Glay s’est souvent servi.
  3. Une lettre de ce chanoine Orticoni aux chefs Corses se trouve aux archives de Gênes. Elle nous a été communiquée par le R. Père Marini et nous avons lu les engagements formels du roi d’Espagne envers les révoltés. Il devait leur venir en aide de toutes les manières.