Bulletin de la société des sciences historiques et naturelles de la Corse, fasc. 352-354, février 1913/LA CONQUÊTE DE LA CORSE PAR LES FRANÇAIS

LA CONQUÊTE DE LA CORSE
PAR LES FRANÇAIS




À cette biographie de Théodore de Neuhoff fait actuellement suite l’ouvrage qui a pour titre « La Corse pendant la guerre de la succession d’Autriche[1] ». L’auteur, reprenant avec plus de détails le récit des intrigues anglo-autrichiennes, auxquelles avait été mêlé le roi de Corse, essaye de faire l’historique des entreprises anglaises, sardes et autrichiennes sur la Corse, pendant la guerre de la succession d’Autriche, de 1741 à 1748. L’intérêt de l’ouvrage réside surtout dans l’utilisation des pièces inédites conservées au Ministère des affaires étrangères de France, au Record Office d’Angleterre, et aux archives d’État de Turin, de Gênes, de Naples, ainsi que de Florence. Il est juste d’ajouter que l’auteur reconnaît avoir tiré des renseignements très utiles des publications de notre Société, sur cette période.

Les pages que M. le Glay a consacrées à l’étude de la politique anglaise au sujet de la Corse sont les plus curieuses. Elles prouvent clairement que le gouvernement britannique songeait à mettre les mains sur cette île dès 1730. À cette date, il y nouait déjà des relations avec les rebelles. L’intervention française lui causa du dépit et même de la colère, quand il put craindre que la France ne s’installât à demeure dans l’île. Pour empêcher un tel événement, l’Angleterre excite la méfiance des Génois et leur offre sa garantie, éveille la jalousie de la cour de Vienne que l’action isolée du cardinal Fleury a mécontentée. « Il faut que la cour de Vienne demande notre concours, disait-elle ; car l’affaire de Corse regardée jusqu’à présent par l’Europe comme une question insignifiante peut, à l’heure actuelle, devenir la cause d’une guerre générale ». Cet aveu est la preuve certaine que l’alliance anglo-autrichienne a d’abord été préparée pour faire échec au bloc franco-espagnol dont on craignait avec raison l’établissement en Corse.

Or ces négociations qui avaient pour but de garantir la possession de la Corse à la République de Gênes n’étaient qu’une comédie. Gênes trahissait la France qui venait de faire une expédition en sa faveur contre les insulaires et l’Angleterre se jouait de la République qu’elle voulait déposséder de la Corse. Le gouvernement français informé de cette duplicité faillit se fâcher. Un troisième larron survint : la Sardaigne. Dans la guerre qui se préparait, elle cherchait l’alliance la plus profitable et avouait « qu’elle ne se donnerait pas à bon marché ». La surenchère, dit M. le Glay, fut mise par les ennemis de la France et voilà pourquoi les Sardes se rattachèrent au groupe anglo-autrichien. L’ambition de la maison de Savoie a toujours été « persévérante et attentive, ne se laissant embarrasser par aucune question de sentiments ». Elle a tiré partie de toutes les circonstances ; même les plus mauvaises lui ont été profitables et il n’y a peut-être pas d’état contemporain dont la fortune ait été plus évidente. Au XVIIIe siècle, elle rêve d’une hégémonie sur l’Italie : pour commencer, elle s’emparera de la Corse qui, avec la Sardaigne, lui donnera les avant-postes de la péninsule. Cette politique convient assez à l’Angleterre, comme le dit le consul de Naples, à Gênes : « Le roi de Sardaigne est plus que jamais soutenu par l’Angleterre qui voudrait le rendre très puissant pour en faire une digue contre la France »[2].

Ainsi se nouait en 1744 une triple alliance anglo-austro-sarde, dont la Corse était le pivot et dont le but était en partie la formation, au profit de la Sardaigne, d’une unité italienne dirigée contre la maison des Bourbons, française et espagnole. L’essentiel était pour l’Angleterre que sa rivale ne s’établît pas en Corse, d’où elle aurait dominé sur le bassin de la Méditerranée ; puis, après l’en avoir pour toujours expulsée, de faire attribuer l’île à la maison anglaise de Hanovre. Toute cette négociation, conduite par lord Newcastle à Londres, est vraiment ce que l’auteur appelle « de l’art dans la diplomatie ». On refuse à la République la garantie de possession de la Corse qu’elle demande avec humilité mais on cherche un prétexte d’intervention dans ce pays révolté. Le gouvernement britannique crut l’avoir trouvé en Théodore qu’il prit sous sa protection et fit transporter en Corse, avec ordre d’appuyer son débarquement ; la couardise du pseudo-roi fit échouer ce plan. Il feint alors de croire que Gênes se prépare à vendre l’île à l’Espagne ; l’amiral anglais Matthews menace insolemment les Génois et n’en obtient que de plates excuses « pour le mal qu’il leur fait ». Enfin la Grande Bretagne accepte les propositions de Dominique Rivarola, un traitre et un intrigant, qui jouit malgré tout d’un certain crédit auprès de ses compatriotes et se fait fort d’introduire les Anglais dans sa patrie. Il fait la même promesse au Roi de Sardaigne et il est curieux de voir que dans ces affaires corses c’est à qui trompera le plus effrontément son correspondant ou son allié.

Quoiqu’il en soit la conquête de la Corse par les Anglais et les Sardes commença en Novembre 1745. Le comte Rivarola devait conduire les opérations et quant aux Génois on s’en souciait si peu, qu’on ne les avait même pas prévenus du bombardement de Bastia qui s’effectua le 15 novembre. Or cette expédition qui dura trois ans, avec des trêves et des arrêts aboutit à un échec. Les causes en sont nombreuses. C’est en premier lieu la mésintelligence qui règne entre les alliés, désireux de travailler « chacun pour soi » ; l’Angleterre, la Sardaigne, et bientôt même l’Autriche tentèrent de s’assurer la propriété de la Corse, au détriment des autres. En second lieu, le chef mis à la tête des Corses, Rivarola, se montra d’une notoire incapacité ; sa sottise et son impopularité le firent bientôt écarter par l’Angleterre. En outre, les chefs corses, qui avaient accueilli les secours des Anglais et feint d’accepter l’idée d’une République Corse sous le protectorat britannique, se jalousaient entre eux et rêvaient d’indépendance. Enfin et surtout, l’intervention énergique de la France conserva sa possession à la République.

Cette intervention avait été retardée par la défiance des Génois. « Ils voulaient bien recevoir de l’argent et ils pleuraient pour en avoir » ; ils traçaient le tableau le plus lamentable de leur situation en Corse, mais ils ne voulaient pas entendre parler d’une expédition militaire française dans ce pays. Or au mois de Juillet 1747, Rivarola, par un coup d’audace vint mettre le siège devant Bastia, occupa Terravecchia et pressa si énergiquement la citadelle de Terranuova que sa capitulation parut inévitable. Si l’escadre anglaise de six vaisseaux qui croisait entre Bastia et Livourne était intervenue, l’événement se serait aussitôt accompli ; mais elle ne bougea pas, car le gouvernement britannique était en ce moment occupé à négocier avec l’Espagne. Profitant de la mort de Philippe V et de l’avènement d’un nouveau Roi à Madrid, l’Angleterre offrait la paix et la Corse à l’infant espagnol don Philippe, dans l’espoir de brouiller les Bourbons de France et d’Espagne et peut-être aussi d’obtenir d’importantes concessions commerciales dans l’Amérique. « Un accommodement avec l’Espagne, disait le duc de Newcastle, est un si grand objet pour l’Angleterre, qu’elle est résolue de ne pas risquer de le manquer pour une chose qui lui semble de si peu d’importance comme la Corse ». La question de Gibraltar, que la cour de Madrid réclamait, fit échouer les pourparlers. Mais pendant qu’ils duraient, l’escadre britannique était restée inactive et son amiral sourd aux prières du roi de Sardaigne. « Du moment qu’ils ne croyaient pas devoir recueillir des bénéfices personnels, les Anglais n’entendaient pas perdre leur temps à protéger et à consoler un peuple gémissant ».

Le gouvernement français mit ces tergiversations à profit. Sur les instances, cette fois sérieuses, de la République de Gênes, une troupe de 500 hommes fut envoyée, le 1er Septembre 1747, au secours de Bastia. Elle était commandée par le colonel de Choiseul-Beaupré qui réussit parfaitement à repousser Rivarola de Bastia. Une contre attaque de 700 austro-sardes dirigée par le chevalier de Cumiana échoua. Le duc de Richelieu, qui se trouvait à Gênes, comme représentant de la France, fit partir à la hâte, au début de 1748, un nouveau renfort. Il allait être suivi d’un troisième, plus important encore, sous les ordres de M. de Cursay, dont l’arrivée à Bastia rendit désormais impossible tout succès des Austro-Sardes. Ainsi l’action énergique et décisive de la France terminait la campagne et la paix prochaine d’Aix-la-Chapelle allait ruiner les convoitises de la Sardaigne et les menées de l’Angleterre.

L’ouvrage de M. Le Glay s’arrête à l’arrivée du marquis de Cursay. Il renferme les mêmes qualités : le style vif, alerte, élégant parfois que le précédent entraîne le lecteur à en terminer la lecture ; mais il arrive que l’exposé des négociations si complexes, auxquelles le sort de la Corse donna lieu, est alourdi par de trop longues et trop nombreuses citations. L’intérêt du récit y perd, mais la curiosité de l’historien en est satisfaite. À vrai dire, l’Histoire de la conquête de la Corse par les Français est peut-être beaucoup plus un recueil de documents que l’histoire même de cette conquête. Il ne faut pas s’en plaindre.


A. Ambrosi
  1. Histoire de la Conquête de la Corse par les Français. La Corse pendant la Guerre de la Succession d’Autriche par André le Glay, avec gravures, plans, un appendice de pièces justificatives et une table alphabétique. 268 pages in-8° (1912). À Monaco, imprimerie de Monaco et à Paris, librairie Picard et fils.
  2. Page 46.