Anonyme
Bulletin bibliographique, 1850
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 375-384).
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CHRONICLES AND CHARACTERS OF THE STOCK EXCHANGE, by John Francis, author of the History of the Bank of England, its times and traditions[1]. — L’histoire de la Bourse est, par un très grand côté, l’histoire nationale elle-même dans un pays où la dette publique a pris les proportions qu’elle atteint depuis si long-temps en Angleterre. Le livre de M. John Francis, qui n’affecte pas cependant beaucoup de profondeur, se trouve ainsi avoir plus de portée qu’il ne paraîtrait peut-être au premier abord. Il met en une lumière assez vive l’un des traits les plus originaux, l’une des circonstances les plus caractéristiques de la fortune extraordinaire du peuple anglais. On voit de reste que M. Francis n’apporte dans son travail ni prétention ni système ; il ne court pas du tout après la philosophie des faits qu’il raconte, il les énumère et les entremêle, pour ainsi dire, au jour le jour, en les laissant parler d’eux-mêmes. Telle est cependant la force naturelle avec laquelle ils découlent les uns des autres, que tout cela ne manque pas de suite, et la vie semble, au contraire, éclater avec plus de puissance et de vérité dans la confusion de ce rapide enchaînement. Les chiffres, les portraits, les anecdotes se succèdent sans presque se tenir autrement que par les liens d’ailleurs très peu serrés de l’ordre chronologique. Du tableau d’une crise financière, on passe à une esquisse de mœurs politiques ou privées, d’un trait de friponnerie vulgaire ou d’héroïsme mercantile à quelque grande scène de corruption ou de vertu constitutionnelle ; on quitte un loup-cervier pour aborder un homme d’état, ou bien c’est une de ces hardies et solides figures de marchands anglais qui se croise avec le personnage banal d’un député vendu. Tous les événemens de l’histoire d’Angleterre depuis le règne de Guillaume III sont ainsi effleurés, soit par un côté, soit par l’autre ; car tous viennent en quelque sorte se répercuter dans les variations du crédit public. Il faut choisir au milieu de cette masse de faits et pour donner une idée du livre et pour en tirer nous-mêmes notre profit. Deux points surtout méritent d’être relevés dans ces instructifs mélanges, non pas que M. Francis ait pensé le moins du monde à leur donner plus de saillie ; mais ce sont ceux-là qui doivent nous frapper davantage, si nous reportons un peu notre esprit sur nos propres destinées.

Le premier étonnement qui vienne à un lecteur français en parcourant ces annales du monde de l’argent, c’est de voir avec quelle impudeur l’argent s’est employé à presque toutes les époques dans les coulisses du parlement anglais. Ce bel édifice de la constitution britannique inspire à distance une admiration, du reste, si fondée, qu’on est toujours surpris, en y regardant de plus près, des imperfections qui le déparent. La meilleure preuve de sa vigueur, c’est peut-être d’avoir résisté à ses propres vices. La corruption des hommes publics, le trafic ouvert des opinions et des votes, la vénalité vile et marchande des représentans de la nation, tous ces tristes moyens de gouvernement, l’Angleterre les a pratiqués, et elle n’a pas succombé à l’usage de procédés si désastreux. Ces procédés ont même été plus grossiers chez elle que dans aucun autre état, et elle n’a cependant pas perdu le sens de la grande politique en maniant si brutalement les intrigues et les ressorts de la petite. Quand on a parlé de l’immoralité de Walpole, quand on a rappelé l’Irlande vendue à beaux deniers comptant par ses lords et ses communes, on croit avoir épuisé tous les momens et tous les traits de ce honteux système. L’histoire de la Bourse nous en offre d’autres plus piquans peut-être, s’ils ne sont pas aussi éclatans. C’est le créateur même de la dette anglaise, le prince assez hardi pour asseoir sur la puissance encore inconnue du crédit la prospérité moderne du peuple anglais, c’est Guillaume III qui utilise ses emprunts au moins autant à s’acheter des votes qu’à se procurer des écus. Il lui faut de l’argent pour soutenir sa guerre européenne contre la France, mais il lui faut aussi de la sécurité pour s’établir à l’intérieur ; il la lui faut prompte, facile, sans tiraillement. Il la paie avec le même sang-froid qu’on la lui vend. De grosses parts dans les emprunts, des billets dans les loteries, qui sont alors une des grandes ressources du trésor, lui assurent une majorité complaisante ; la majorité vote de quoi la rétribuer. Il y a tel emprunt destiné aux frais de la guerre qui, contracté pour la somme nominale de 5 millions de livres, n’en rapporte que deux et demi à l’échiquier, tant on a dû solder en route de courtiers et d’intermédiaires, et c’est à des millions que se montent les sommes dont on ne peut rendre compte. Chaque conscience a son tarif qui, d’intervalle en intervalle, est scandaleusement révélé. Un membre des communes est chassé de la chambre pour avoir notoirement accepté un cadeau de 21 livres ; le duc de Leeds est accusé de haute trahison pour en avoir reçu 5,500. La voix du speaker, sir John Trevor, était cotée à 1,005 guinées. De degrés en degrés, cet abominable mercantilisme semblait avoir gagné toute la nation. Les receveurs du trésor gardaient ses fonds et les plaçaient à intérêts chez les orfèvres, et toute affaire publique devenait une spéculation privée, un bon coup, un job, dans les mains de ceux qui l’entreprenaient. Voilà le dessous des cartes du jeu que jouait Guillaume III.

Il fut, comme on sait, continué par Walpole, et Walpole eut des successeurs qui l’imitèrent beaucoup plus qu’on ne le sait ordinairement. Le traité de Paris conclu en 1763 cédait à l’Angleterre nos belles colonies de l’Amérique. L’Angleterre avait cependant pris un tel goût à la guerre qu’elle faisait si glorieusement, que l’opinion presque unanime était contre la paix. La paix fut encore achetée à prix d’argent au sein du parlement. « Il n’y avait que cela qui pût surmonter la difficulté, écrit le secrétaire particulier du comte de Bute. J’ai été moi-même le canal par où l’argent a passé ; j’ai de ma main acquis plus de cent vingt votes dans cette question délicate. 80,000 livres avaient été consacrées à cette destination : quarante membres de la chambre des communes ont reçu de moi 1,000 livres chacun ; les quatre-vingts autres ont été payés 500 livres la pièce. » Les mêmes ressources servent pendant bien des années encore ; on en vient à faire de ces sommes livrées aux membres du parlement une sorte de pension régulière, d’annuité secrète. Un autre distributeur de ces coupables largesses nous en livre le secret : « Je me plaçais, dit-il, dans la cour des requêtes le jour de la prorogation du parlement, et, à mesure que les gentlemen passaient devant moi en entrant à la chambre ou en sortaient, je leur glissais l’argent dans une poignée de main. »

Pourquoi recueillir ici ces souvenirs affligeans, qui certes ne tournent pas à l’honneur du gouvernement parlementaire ? Il n’y a jamais eu que de jeunes sous-préfets, désireux de se poser en Machiavels dans les salons de leurs sous-préfectures, qui aient inventé de proclamer la corruption comme un instrument essentiel à tout régime où le pouvoir exécutif est contrôlé par un pouvoir délibérant. La corruption aboutit fatalement à la ruine des forces publiques comment se fait-il qu’en s’attaquant à l’Angleterre, elle n’y ait pas plus entamé les principes constitutifs et la robuste membrure de l’état ? C’est là le second point qu’on peut étudier facilement dans le livre de M. Francis. À côté de ce regrettable désordre qui compromet et gâte les rapports des pouvoirs publics, on voit partout un patriotisme si décidé, une vigueur d’opinion si nette et si franche, que l’on conçoit bien que le mouvement général imprimé par la nation l’emporte sur les irrégularités des conduites particulières. Dans toutes les rencontres où il s’agit du salut public, l’Angleterre fait face au danger par un unanime élan. L’argent lui-même, par nature si timide, s’enhardit quand il faut soutenir l’honneur national, et, songeons-y, la masse ne tient si ferme, elle ne présente tant de consistance et tant de résolution, que parce que de la masse elle-même se détachent à tout moment des individus énergiques qui ne redoutent pas la responsabilité, et qui, dans toutes les conditions, même les plus modestes, font leur devoir d’individu. Le livre de M. Francis est rempli de ces figures originales et méritoires de bons et braves citoyens. Je voudrais en rencontrer beaucoup de pareilles dans la vie de ce pays-ci et de ce temps-ci.

A. T.


A HISTORY OF ARCHITECTURE (Histoire de l’Architecture), par Edward-A. Freeman, M. A.[2]. — Encore un livre sorti de ce mouvement puseyiste d’Oxford, qui s’est efforcé « de transformer de nouveau la maison à sermons en un temple de prières et de sacremens. » Au milieu des agitations politiques, des préoccupations industrielles et du développement des sciences positives, il est curieux de suivre dans les pages de M. Freeman l’idée fixe qui s’y traduit, le respect immodéré que les formes du culte et les pompes extérieures de l’église lui inspirent à lui et à tout un parti. C’est là un de ces mille symptômes qui font si bien voir comment en Angleterre les tendances les plus diverses se prononcent côte à côte avec une égale intensité, et comment la sagesse du pays est incessamment produite par le concours de toutes ces aspirations exclusives, nous dirions presque de toutes ces folies. Pour sortir des généralités, il n’est pas douteux que le puseyisme, ou la jeune Angleterre, ait rendu de grands services à l’architecture en s’attaquant à cet esprit calviniste qui, par crainte de la superstition, allait jusqu’à proscrire l’art. Sous son influence, des hommes remarquables se sont voués à l’étude des antiquités ecclésiastiques. Ils ont fondé des sociétés, ils ont fondé des revues (l’Ecclesiologist, entre autres), et, si la réaction religieuse n’a pas été la seule cause, au moins a-t-elle été une des principales causes qui ont placé l’Angleterre à l’avant-garde de la science archéologique.

Comme M. Freeman nous l’apprend lui-même, c’est par l’ecclésiologie qu’il est arrivé à l’architecture, et, jusqu’à un certain point, on retrouve encore chez lui la trace de ses premières prédilections. Toutefois son ouvrage n’est nullement composé au point de vue spécial de l’archéologie sacrée, pas plus qu’au point de vue de l’archéologie pure. Disons tout de suite qu’il n’est pas davantage un recueil de documens techniques. — Personnellement, M. Freeman est loin d’avoir visité tous les monumens dont il s’occupe, et il ne prétend point faire avancer la science analytique. Son but est tout autre : il s’est proposé de combler une lacune en écrivant une histoire systématique de l’art architectural. Il a voulu deux choses : premièrement, préciser les divers styles qui se sont succédé, saisir leurs rapports esthétiques, comme leur filiation, et les grouper de manière à les embrasser dans un seul ensemble ; en second lieu, ou plutôt en même temps, il a voulu rattacher cette longue évolution de l’architecture à l’histoire générale, en cherchant à lire sur la face des édifices les idées que les hommes se sont faites du beau, ou plutôt les aspirations, les sentimens et l’état moral qui se sont exprimés par le langage des pierres. Ainsi envisagée, l’histoire générale de l’architecture était certainement un terrain nouveau, une branche peu explorée de la philosophie de l’art, et M. Freeman a fait honneur à sa tâche. Il a une instruction technique suffisamment précise ; il cite consciencieusement les autorités ; il possède des connaissances historiques et littéraires qui lui servent à comprendre les monumens, et les phases de l’architecture, telles qu’il les retrace, reflètent bien les divers degrés de développement qui se sont manifestés dans les institutions, les conceptions et les actes des diverses races d’hommes.

À l’égard de l’Inde et de l’Égypte, il est fort bref, et parce que leurs monumens, suivant lui, ne formulent aucune idée arrêtée, définie, et parce que leur architecture a eu peu d’influence sur celle de l’Europe ancienne et moderne. C’est en Grèce qu’il place, et à juste titre, l’origine de la tradition, qui ne s’est plus interrompue. Sur l’art romain, ses jugemens sont neufs et perspicaces ; il le dénonce avec talent comme une imitation sans vie, comme une alliance de contradictions non harmonisées. À la Grèce, Rome a emprunté une architecture tout horizontale et essentiellement inspirée par des constructions de bois ; à ces données, elle accouple un principe de toute autre origine, le cintre pélagien, primitivement inspiré par des constructions de pierre, et elle entasse sans but ces élémens, plaçant des cintres inutiles sous des poutres de pierre superflues, mettant partout le mensonge, et produisant ainsi des temples qui ne représentent aucune conception naturelle. — Pour M. Freeman, le génie romain ne s’est traduit que dans les aqueducs et les cirques ; c’est là seulement que l’idée du cintre s’est logiquement développée ; et les continuateurs légitimes de ce progrès ont été, non point les architectes classiques des beaux temps, non point les Vitruve et les Palladio, mais bien les artistes de la décadence, les constructeurs des basiliques et les maîtres du style roman.

À partir des basiliques latines jusqu’à la fin de l’art gothique, où s’arrête M. Freeman, la pensée dominante de son œuvre se met de plus en plus en évidence. Cette pensée mérite d’être remarquée, parce qu’elle est commune non-seulement à toute l’école puseyiste, mais encore à toute la génération nouvelle de l’Angleterre. Tandis que les romantiques allemands et français s’enthousiasmaient un peu aveuglément pour la naïveté ou pour l’ascétisme du moyen-âge, l’Angleterre seule, il faut le dire, n’a pas perdu la tête. Chez elle, toute la réaction dirigée contre le XVIIIe siècle et les modèles antiques venus de la renaissance a été uniquement un mouvement national, un effort de la race anglo-saxonne pour se faire un art et une philosophie suivant sa nature à elle. Si elle a remis en honneur le moyen-âge, c’était avant tout parce qu’elle y retrouvait le génie du Nord. C’est au même point de vue que M. Freeman fait ressortir la prééminence de l’art gothique. Il l’aime et il l’admire comme l’épanouissement le plus complet des tendances artistiques et religieuses de sa race. — Peut-être est-il parfois un peu trop systématique, peut-être aussi est-il trop porté à voir dans chaque type architectural le symbole d’une idée qui s’est symbolisée de propos délibéré ; mais ces défauts sont contenus par des qualités opposées, et M. Freeman possède certainement le mérite qui leur correspond. Il a une grande puissance pour déchiffrer la psychologie des monumens et pour la faire saisir à d’autres. Entre autres portions de son ouvrage, ses études sur la transition du roman au gothique ont même une haute valeur philosophique et ethnologique. Ajoutons d’ailleurs que l’Histoire de l’Architecture n’est ni trop abstraite ni trop chargée de détails, et qu’elle cite des faits assez peu connus. Si ce n’est pas M. Freeman qui a signalé le premier l’existence d’un style romano-irlandais et d’un roman anglo-saxon, il a au moins jeté les bases d’une classification qui embrasse fort complètement les périodes romane et gothique, et qui, à l’égard de la première surtout, distingue et caractérise plus de variétés que n’en indiquaient les écrivains antérieurs.

J. M.


- LA MONNAIE, tel est le titre d’un volume de M. Michel Chevalier, qui vient de paraître[3]. C’est une œuvre d’économie politique qui, toute scientifique qu’elle est, se rattache par un double lien aux événemens contemporains. Premièrement, l’auteur, embrassant le sujet dans toute son étendue, y a compris l’étude et l’histoire générale des signes de crédit par lesquels la monnaie proprement dite, c’est-à-dire les pièces d’or ou d’argent, se représentent et se remplacent, tels que le billet de banque, la lettre de change, ce qui l’a conduit aussi à aborder la question du papier-monnaie et celle du crédit foncier. La question du papier-monnaie a été suspendue sur nos têtes pendant quelque temps depuis la révolution de février, et il serait téméraire de dire qu’elle soit écartée encore. Le papier-monnaie est un des plus grands dangers qu’aient courus la fortune publique et les fortunes privées depuis 1848, et ce danger subsiste. M. Michel Chevalier, en discutant, avec les lumières de la théorie et les renseignemens de la pratique, l’utilité des différens titres de crédit et les conditions auxquelles ils doivent satisfaire, a réfuté un à un les sophismes sur lesquels on a essayé d’en justifier l’abus, et il a particulièrement fait justice du papier-monnaie. L’histoire de l’Angleterre de 1797 à 1819, période pendant laquelle le billet de banque y eut un cours forcé, lui a fourni des données précieuses. De même nos assignats, le système de Law et les bons hypothécaires recommandés par un des comités de l’assemblée constituante de 1848.

Outre le lien qu’a ce traité de la Monnaie avec les événemens contemporains par la discussion sur le papier-monnaie et sur les titres de crédit, il offre à ce moment-ci un véritable attrait de circonstance par l’étude qu’il présente relativement aux mines d’or de la Russie et de la Californie. La découverte de ces deux groupes immenses d’alluvions aurifères est un des faits les plus intéressans de notre époque. Les calculs préparés avec beaucoup de soin par M. Michel Chevalier établissent que le marché général du monde ne recevait, au commencement du XIXe siècle, que 24,000 kilogrammes d’or fin. En 1847, sans la Californie, c’était déjà triplé, principalement par le fait de la Russie boréale. En 1849, grace à la Californie, l’extraction a été d’au moins 125,000 kilogrammes : c’est donc quintuplé depuis quarante ans. Où cette progression rapide s’arrêtera-t-elle ? Quelle est la fécondité possible de la Russie boréale ? quelle est celle de la Californie, qui paraît surpasser de beaucoup, sous ce rapport, les provinces aurifères de l’empire russe ? Quels sont les frais d’extraction de l’or dans ces deux contrées, et par conséquent de combien la valeur de l’or baissera-t-elle, avec le temps, par suite de l’exploitation de leurs mines ? Et, si la valeur de l’or baisse dans une forte proportion, ce dont l’auteur ne doute pas, quelles seront les conséquences de ce phénomène dans les transactions commerciales ? Quel effet aura-t-il sur la richesse publique et sur la richesse privée ? Quelles classes en seront atteintes ? quelles autres en retireront avantage ? Et enfin quelles mesures le législateur peut-il prendre pour réduire les proportions de la perturbation à ce qui est inévitable ? Voilà une série de questions financières, économiques, administratives, qui toutes ont un grand intérêt et que l’auteur a traitées avec les mérites qui lui sont propres, la rigueur des déductions, le choix des renseignemens et un style d’une clarté élégante.

Les mêmes questions sont traitées aussi à propos de l’argent, métal pour lequel il y a lieu de prévoir des changemens moins marqués que ceux qu’on est en droit de prévoir pour l’or, mais cependant considérables.

La monnaie sert à mesurer les valeurs ; elle est à la fois un équivalent et une mesure. L’auteur a été ainsi amené à exposer les idées les plus accréditées sur la valeur, et les propositions faites à diverses époques pour remplacer l’or et l’argent par d’autres objets pour la fonction monétaire. Il a dû passer en revue aussi les principales variations que la valeur des métaux précieux avait éprouvées dans les temps anciens et dans le cours de l’histoire des peuples modernes, par suite de la découverte des mines nouvelles ou du progrès des arts et du commerce. Il a exposé surtout avec détail ce qui s’était passé en ce genre depuis la découverte de l’Amérique jusqu’à nos jours ; il en a parlé en homme qui a visité l’Amérique et exploré les mines elles-mêmes. Il a présenté aussi lee tableau des quantités extraites des mines, de ce qui a été monnayé, de ce qui a pu se perdre. Il n’est pas une des questions relatives à la monnaie ou aux métaux précieux qu’il n’ait approfondie avec succès.


ESSAI SUR LA LIBERTÉ, L’EGALIT2 ET LA FRATERNITÉ, considérées au point de vue chrétien, social et personnel, par Mme L. de Challié, née Jussieu[4]. — Le titre de cet ouvrage est peut-être de nature à inspirer d’abord quelque défiance aux esprits sensés. On a tant abusé depuis deux ans des trois mots sacramentels liberté, égalité, fraternité, ces trois mots si beaux en eux-mêmes, on les a fait servir de prétexte à tant de déclamations folles ou perverses, qu’ils sont devenus comme une sorte d’épouvantail, dont le seul aspect sur la couverture d’un livre suffit pour mettre en fuite beaucoup de lecteurs. Ce n’est donc pas sans une certaine inquiétude que nous avons ouvert le livre de Mme de Challié ; mais nous avons été bientôt rassuré. Dès les premières pages, nous avons senti que nous étions en présence non-seulement d’un cœur noble, sincère et généreux, mais d’un esprit des plus droits, des plus fermes, d’une intelligence élevée servie par un vrai talent d’écrivain, et, en terminant cette lecture attachante, notre conscience nous a dit que nous pouvions sans flatterie classer cet ouvrage parmi les travaux les plus distingués qui aient paru dans ces derniers temps.

Au début même de cet Essai, on entrevoit la série d’idées qui en forme le caractère distinctif, et on reconnaît la solidité du terrain sur lequel l’auteur fait reposer sa dissertation. Remontant à l’origine de ces trois principes : liberté, égalité, fraternité, Mme de Challié les montre d’abord déposés par Dieu dans la conscience de l’homme, obscurcis et corrompus par les erreurs et les vices du monde païen, et enfin épurés, restaurés en quelque sorte dans l’ame humaine par le Christ, et commençant dès-lors à exercer sur la vie morale et politique des peuples une influence toujours croissante. Mais quelle est la nature de cette influence, ou mieux quelle est la nature de la révolution accomplie par le Christ ? Qu’est-ce qui la distingue de ces crises violentes et si souvent stériles que nous appelons ordinairement révolutions ?

De nos jours, on n’attaque plus guère ouvertement le christianisme comme au dernier siècle ; on cherche seulement, en le falsifiant, à l’exploiter au profit d’idées qui lui sont ou étrangères ou ennemies. Toutes les sectes socialistes se ressemblent en cela, qu’elles aiment à appeler l’Évangile en garantie de systèmes plus ou moins ingénieux, dont le but serait de faire des sociétés très grandes et très fortes avec des individus moralement très faibles et très petits. Or, cette recette ne se trouve pas dans l’Évangile. Ce qui distingue la révolution dont le Christ fut l’auteur, la plus sainte dans son principe, et, comme le dit très hier, Mme de Challié, la seule définitive dans ses résultats, c’est qu’elle s’exerça dans des régions plus hautes que le monde matériel, c’est quelle fut d’abord et avant tout une révolution morale, c’est qu’elle eut pour but de régénérer l’ame humaine, de rendre l’homme meilleur, plus fort et plus grand. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’influence sociale du christianisme n’est qu’une conséquence essentiellement subordonnée et secondaire par rapport au principe de moralité individuelle duquel tout découle et qui domine tout. Or, la moralité, ce n’est pas la jouissance, c’est le devoir ; ce n’est pas le bonheur dans le sens vulgaire du mot, c’est la satisfaction de la conscience, c’est la vertu.

« La liberté, l’égalité et la fraternité sont trois faits qui ont leur existence en Dieu d’abord, dans la vérité éternelle ; mais ils ne sont réalisables sur la terre que par l’union du droit et da devoir telle que l’Évangile nous l’a présentée. Démontrer dans la mesure de nos forces cette union du droit avec le devoir, démontrer la relation qui existe entre les faits sociaux et les vérités morales, établir enfin la prééminence de l’ame sur le fait social lui-même, tel sera donc l’objet et le but du travail que nous osons entreprendre. » Ces principes posés, Mme de Challié entre dans l’analyse de chacun des trois termes de la formule liberté, égalité, fraternité. Elle les examine successivement dans leurs rapports avec la foi chrétienne, avec la société, avec l’individu ; elle définit les idées, les sentimens, les droits et les devoirs qui s’y rattachent. Nous regrettons que les limites qui nous sont tracées ne nous permettent pas de suivre l’auteur dans cette analyse et de montrer avec quel talent il a su séparer la vérité de l’erreur et repousser tout ce qui est contraire à la mission de l’homme ici-bas et à ses destinées immortelles dans une autre vie.

Peut-être pourrait-on reprocher à Mme de Challié de ne pas sortir assez de la sphère des généralités. Sans vouloir exiger d’un travail métaphysique et doctrinal le caractère qui convient à des productions d’un autre genre, il nous semble que quelques aperçus historiques, quelques vérités de fait venant en aide aux déductions de l’auteur, n’auraient point nui à l’effet général de l’ouvrage. Peut-être aussi pourrait-on également reprocher à Mme de Challié de sacrifier un peu la précision à la symétrie : la division trinaire, qui se reproduit dans les trois chapitres dont se compose chacune des trois parties de son livre, semble parfois un peu forcée ; elle amène des répétitions d’idées et par suite un peu de confusion.

Mais, cette part faite à la critique, on ne saurait trop louer les qualités qui forment le caractère particulier de l’Essai sur la liberté, et qui le recommandent à tous les esprits élevés et à tous les cœurs généreux. Dans un temps où rien n’est plus commun que de voir sacrifier la liberté et la moralité individuelle à des chimères de bonheur social, où l’homme serait en quelque sorte dispensé de s’occuper de sa propre destinée, dispensé de tout effort sur lui-même, de toute action sur ses semblables, dispensé de toute prévoyance, de tout dévouement, de toute vertu, dispensé, en un mot, de tout ce qui le distingue de l’animal ; dans un temps où ces rêves de mécanique sociale ont envahi même des intelligences qui ne sont point vulgaires, on ne saurait méconnaître l’utilité d’un livre écrit avec talent dans un sens contraire, d’un livre dont chaque page est un plaidoyer éloquent en faveur de la liberté, de la moralité, de l’activité individuelle, fortifiées et réglées à la fois par l’esprit chrétien.

Et quand on apprend que ce livre, consacré à l’exposition des plus hautes, des plus profondes vérités de métaphysique et de morale, est l’ouvre d’une toute jeune femme, qui donne à de telles méditations le peu de temps que lui laisse une vie modestement remplie par les devoirs de la famille, on se dit qu’il ne faut pas désespérer de cette société si malade et parfois si découragée. Elle renferme encore bon nombre d’ames fortes et pures qui, cachées dans l’obscurité du foyer domestique, maintiennent au sein des familles le sentiment et l’amour du bien, et font contre-poids aux passions désordonnées qui s’agitent au dehors. L’homme, avec toutes ses prétentions à l’énergie morale, est souvent bien faible ; son cœur est souvent tiraillé en tous sens par des impulsions contraires, et son esprit troublé par mille incertitudes. La femme demande à Dieu la force et la lumière ; elle trouve dans sa foi une perspicacité et une résolution que toute la science du monde ne donne pas. De tous temps, dans toutes les crises de notre histoire, les femmes chrétiennes ont exercé une puissante influence sur la société française ; cette influence, elles l’exerceront encore, c’est encore par elles que le matérialisme qui nous menace sera vaincu et que sera réalisée cette parole de saint Paul : Nolite spiritum extinguere, ne laissez pas éteindre le souffle de l’esprit.


L. DE L.


HISTOIRE DE L’ADMINISTRATION DE LA POLICE DE PARIS, DEPUIS PHILIPPE-AUGUSTE JUSQU’EN 1789, par M. Frégier[5]. — Un des défauts de cet ouvrage est dans son titre, qui ne donne pas une idée exacte du plan suivi par l’auteur ; ce n’est pas en effet précisément l’histoire de l’administration spéciale de la police qu’a faite M. Frégier, mais bien un tableau de Paris, sujet traité avant lui plus au long par Dulaure et par d’autres écrivains, après lesquels il a dû nécessairement glaner. Si M. Frégier, se renfermant dans de justes limites et élaguant des matières qui appartiennent à l’histoire générale de la France, se fût borné à nous initier aux détails intimes de l’édilité parisienne, et à faire connaître, la succession des ordonnances et des règlemens qui, d’améliorations en améliorations, ont fondé l’ordre admirable que nous voyons aujourd’hui, son livre aurait eu son originalité propre ; peut-être n’eût-il fait qu’un volume au lieu de deux, c’est possible ; mais un volume lu et recherché ne vaut-il pas mieux que dix laissés sur les rayons ?

Sous le bénéfice de cette observation générale, nous reconnaîtrons volontiers que M. Frégier s’est montré un compilateur érudit, et qu’il a mis en lumière des recherches de plus d’un genre qu’apprécieront les amateurs d’archéologie historique. Dans le cadre un peu trop vaste, nous venons de le dire, qu’il s’est donné, il a retracé l’histoire des progrès de la civilisation parisienne à travers les agitations, les accidens et les guerres civiles dont la capitale de la France a été le théâtre, et il a su revêtir ces récits tant de fois répétés d’une certaine couleur locale qui naît de la peinture des mœurs et de la vie usuelle. On se rend, en effet, plus exactement compte des tumultes populaires et de l’anarchie du moyen-âge quand on connaît l’organisation des diverses corporations de la ville de Paris à cette époque ; la clé de plus d’un événement considérable se trouve dans la connaissance des habitudes de la population, noblesse, bourgeoisie, écoliers, etc. En relisant ces chroniques lamentables de la ville de Paris, cette succession de prises d’armes et de massacres qui compose son histoire depuis les maillotins, les Armagnacs, la ligne et la fronde jusqu’à l’émeute de nos jours, quand on songe qu’il n’est pas un emplacement de ce terrain que nous foulons où l’on ne puisse retrouver quelque tache de sang, ne peut-on à bon droit se demander si la guerre n’est pas l’état normal de notre société inquiète, et si les intervalles de calme et de repos ne doivent pas être considérés comme de rares exceptions sur lesquelles il est dangereux de fonder un long espoir ? Les périodes trop paisibles, comme celle qui a précédé la première révolution ou les trente années qui ont suivi les grandes guerres de l’empire, amollissent la fibre nationale et enfantent des générations que le moindre bruit étonne, et qui, incapables de lutter quand vient l’orage, savent tout au plus trouver la force de mourir.

Il convient de signaler dans le livre de M. Frégier quelques chapitres sur les principes suivis aux diverses époques par la législation de la police des subsistances, comme aussi les règlemens de l’hygiène publique. Les besoins qui ont donné naissance aux mesures qu’il décrit sont toujours les mêmes, ou plutôt ils se sont accrus. Or, comme le fait justement remarquer l’auteur, les questions d’approvisionnement ayant de tout temps été grosses de séditions, aujourd’hui plus que jamais l’attention de l’autorité doit y être attirée, et la police ne saurait s’entourer d’assez de documens et de lumières pour prévenir les dangers dont elles pourraient être la cause dans des momens pareils à ceux où nous sommes. Sous ce rapport, on ne saurait mieux s’adresser qu’à M. Frégier, que sa position dans l’administration de la police a mis à même de compulser les curieuses archives de ce département en y ajoutant les lumières de son expérience personnelle, d’un jugement sain et d’un esprit droit.



V. DE MARS.
  1. London, 1849. Willoughby and Co, Warwick-Lane, 22.
  2. 1 vol. London. Jos. Masters, Aldersgate-Street
  3. Fort in-8o, chez Capelle, rue des Grés Sorbonne, 10.
  4. 1 vol. in-8o, chez Gaume, éditeur, rue Cassette, 4.
  5. 2 vol. Paris, Guillaumin et Comp. 1850.