Bulletin bibliographique, 1850/07
LETTRES ET OPUSCULES INÉDITS DE FENELON, 1 vol. in-8o[1]. – Venu aux derniers jours de la grande et religieuse monarchie de Louis XIV et de Bossuet, quelques années avant la régence et les philosophes du XVIIIe siècle, évêque pieux et homme d’imagination, gentilhomme devenu prince de l’église et généreux penseur, Fénelon montra dans sa personne, dans ses idées, dans ses écrits quelque chose qui témoigne à la fois de l’époque de transition dans laquelle il vivait, de sa position sociale et de sa nature propre d’esprit. Ses contemporains nous ont fait connaître ses grandes et simples manières, son abord doux et fier, son humilité non exempte d’ambition. Ses œuvres nous révèlent le reste. Il y a là un mélange singulier de sagesse réglée et d’innovation audacieuse, de recherche érudite des traditions surannées et d’amour vague des changemens,.d’inquiétude d’ame et de soumission sans réserve, qui surprend tout d’abord. Cette liberté de tours et cette mollesse fleurie qui caractérisent le langage de Fénelon, rapprochées du dédain hautement professé dans la solennité un peu contrainte et l’austérité des vieilles formes d’éloquence, sont déjà l’indice d’une révolution littéraire ; on pressent un nouveau monde dans les rêves rétrospectifs du Télémaque et des Plans de gouvernement ; nos chimères passées et présentes couvent dans le cerveau de réformateur, qui se défend mal contre l’illusion, mère des mensonges, et il n’est pas jusqu’à nos rébellions intellectuelles qui ne murmurent un instant dans le cœur du vertueux évêque, mais pour être aussitôt étouffées dans un silence éternel.
Les Opuscules qu’on vient de publier ajoutent de nouvelles preuves à celles que nous possédons déjà sur cette tendance novatrice et aventureuse de l’esprit de Fénelon. Il y a dans la correspondance inédite de l’archevêque de Cambrai une série d’épîtres adressées au chevalier Destouches, qui joignent à la grace accoutumée je ne sais quoi de particulièrement vif et ingénieux, d’originalement aisé et hardi. Le chevalier Destouches est un officier lettré et gourmand, que Fénelon veut convertir à la sobriété. Or, dans la joute savamment ingénieuse engagée alors entre le prélat et le voluptueux convive (et ce n’en est pas le trait le moins piquant), le malin prélat revêt les armes d’Horace, le poète épicurien de la cour d’Auguste, et fait flèche de ses plus beaux vers, tandis que l’incorrigible buveur en appelle à son secours le poète des bergers et des champs, Virgile. Tout cela finit suivant l’usage : le chevalier garde ses habitudes et son tendre pour les festins, le prélat en est pour ses frais d’éloquence et de mémoire ; mais (et là se trouve le point à noter) celui-ci pardonne et ses efforts perdus et la tempérance offensée, satisfait d’avoir fait montre d’adorable esprit. De tels yeux et tant d’indulgence charmante chez un évêque plein de ses devoirs n’annoncent-ils pas une autre littérature et d’autres mœurs, un temps moins grave et plus tolérant ?
On connaît les rêves politiques de Fénelon, rêves aristocratiques et philanthropiques par moitié, enflés de réminiscences d’histoire et teints de chimères d’imagination, sorte de conception intermédiaire qui côtoie les plans orgueilleux de Saint-Simon et de Boulainvilliers, et tient par un certain côté, pastoral et naïf, au système de la nature, depuis éloquemment célébré par Rousseau et poétiquement animé par Bernardin de Saint-Pierre. La préoccupation double qui agita, les veilles du précepteur illustre du duc de Bourgogne a sa place dans les lettres nouvelles. Le gentilhomme jaloux d’établir la distinction apparente et réelle des classes s’y révèle par des recherches généalogiques sur sa famille ; le songeur s’y montre dans des passages tels que celui-ci : « Autre malheur, pire que la fragilité de la vie : c’est cette humeur ombrageuse et cette âpreté sur l’intérêt qui rend presque tous les hommes incompatibles entre eux. Allons-nous-en, vous et moi, avec une demi-douzaine de bonnes gens francs et paisibles, dans quelque île déserte où nous renouvellerons l’âge d’or. » L’âge d’or ! tel est l’objet de nos démarches depuis que l’imagination a fait chez nous invasion dans la politique. Impatiens comme des poètes et comme eux ambitieux, le mieux et le possible ne nous touchent guère, et du premier saut il nous faut atteindre à la perfection. Laissant aux peuples sensés la lente conquête du progrès pratique par le développement progressif des institutions existantes, nous usons nos forces et nos cerveaux dans la création d’une cité idéale, presque aussitôt renversée que construite. Aujourd’hui que l’inventeur est un grand homme séduit par son génie, c’est Salente que nous admirons ; demain un fou sans esprit viendra, et nous serons menacés des énormités de l’Icarie. Le mal qui nous travaille remonte haut, on le voit, et a poussé de longues et tristes racines.
Le même écart d’imagination qui, en politique, entraîne Fénelon à rêver l’âge d’or le conduit, en religion, à un mysticisme voisin du naturalisme de nos présens novateurs. On sait que le premier article de la foi nouvelle est que chacun porte en soi son gouvernement et sa loi, et que tout bien résulte pour l’homme de l’abandon entier à sa nature et d’une soumission parfaite à ses ordres, qu’elle s’exprime par la voix obscure des instincts, par le vif aiguillon des appétits, par un mouvement soudain du cœur, ou par une clarté qui illumine instantanément esprit. Voici ce qu’écrit l’archevêque de Cambrai à Mme de Maintenon : « C’est par un acquiescement continuel et sans réserve à tout ce que vous connaissez, et même à tout ce que vous ne connaissez pas, que vous deviendrez capable de cette lumière intime, qui développe peu à peu le fond de l’ame à ses propres yeux, et qui lui apprend, de moment en moment, ce que Dieu veut d’elle. Toute autre lumière ne montre que la superficie du cœur. À tout cela vous n’avez rien à faire que d’être simple, petite et souple, attendant le signal divin pour chaque chose, et ne différer jamais par retour sur vous-même, dès qu’il paraît. Tout se réduit là : vous verrez que c’est la plus étrange mort de tout l’homme ; et c’est dans la perte de la volonté qu’on laisse ainsi s’éteindre tous les restes de la vie propre. » Pour Fénelon comme pour les philosophes socialistes, la science de la vie consiste donc entièrement dans l’abdication de tout effort, de toute réflexion, dans la mort de la liberté, par une sorte d’obéissance passive de l’homme à la fatalité aveugle des puissances de son être. La volonté propre doit périr ; funeste en effet, impie en principe, elle ne pourrait que contrarier l’action de Dieu et faire obstacle à l’œuvre de la nature. Amené sur le bord de nos erreurs par l’enchanteresse qui berce les poètes, Fénelon les côtoya sans y tomber. Les éclairs d’un brillant génie et d’une pure conscience firent, par intervalle, le jour jusqu’au milieu de ses songes ; au moment de la chute, le bras fier de l’autorité le retint. D’autres hommes, ses égaux peut-être en intelligence, ont été moins heureux de nos jours, parce qu’ils furent moins humbles. L’inquiétude de leur ame évoqua l’abîme, et l’orgueil solitaire, père des ténèbres profondes les y précipita sans retour.
P. R.