Anonyme
Bulletin bibliographique, 1850
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 1141-1150).
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L’intérêt de la France dans la question du Schleswig-Holstein[1]. — Parmi les singularités de ce temps-ci, l’histoire enregistrera certainement le démêlé que les révolutions d’Allemagne ont fait naître entre la Prusse et le Danemark. Un gouvernement étranger, une royauté intéressée au maintien de l’ordre en Europe, se faisant ouvertement, les armes à la main, l’auxiliaire et, peu s’en faut, l’humble servante de sujets en révolte contre leur légitime souverain, c’est là un de ces spectacles qui feraient douter que la civilisation ait en rien contribué au progrès de la morale politique. Quand cessera ce différend, qui, depuis deux ans, tient en péril l’existence du Danemark et l’équilibre de l’Europe septentrionale ? Tous les essais que le cabinet de Copenhague a tentés jusqu’à ce jour pour aplanir les difficultés en sauvegardant son droit ont échoué par suite du mauvais vouloir du cabinet prussien. Les Allemands des duchés, se sentant appuyés par la présence de l’armée prussienne et par la complicité des généraux qui la commandent, sont restés sur le pied de guerre, dans l’attitude de la provocation. Plusieurs fois ils ont annoncé l’intention de traiter directement avec le gouvernement danois. Celui-ci s’y est toujours prêté avec une complaisance exemplaire qu’il aurait pu très justement refuser à des sujets rebelles. Tout récemment encore il est entré en pourparlers avec les hommes de confiance députés à Copenhague par les Allemands des duchés ; mais les diplomates de l’insurrection, pleins de l’idée qu’ils ont derrière eux la Prusse, ont continué d’afficher des prétentions inacceptables. Le but de leurs propositions était toujours d’obtenir l’organisation en commun des deux duchés sur un principe d’autonomie limitée seulement par l’union personnelle avec la dynastie danoise, afin d’arriver plus sûrement par là à l’indépendance absolue. En un mot, ils n’avaient renoncé à aucune de leurs primitives prétentions.

C’est donc avec raison que le gouvernement danois vient encore une fois de repousser des propositions qu’il ne pouvait accepter ni sans humiliation ni sans péril. Aussi bien, depuis quelques semaines, les rebelles du Holstein semblent avoir repris une nouvelle hardiesse. Le concours que la Prusse ne cesse de leur prêter ranime leurs espérances, et, loin d’être disposés à céder, ils redoublent de zèle pour agiter l’opinion en leur faveur, au dehors comme au dedans. Particulièrement blessés de la sympathie avec laquelle la cause du Danemark a été accueillie en France, soit par le gouvernement, soit par la presse, mécontens de n’avoir rencontré nulle part de sentimens pareils, malgré une prodigieuse dépense de brochures, traduites en français pour notre usage, ils ont depuis quelque temps entrepris une nouvelle campagne en envoyant à Paris l’un de leurs principaux publicistes, M. Schleiden.

M. Schleiden, dont la modestie s’est cachée sous le voile de l’anonyme, est surtout préoccupé de prouver que l’insurrection des duchés ressemble à celle de la Belgique en 1831, et que la France a intérêt à prendre, comme elle le fit alors, le parti du peuple soulevé. Il commence par affirmer compendieusement que le Danemark aurait lui-même provoqué la révolte en annonçant le projet de dénationaliser les Allemands des duchés ; mais on sait que l’agitation d’où est née cette révolte existait et se produisait ouvertement bien avant que les révolutions de France et d’Allemagne vinssent donner aux chefs du parti allemand la hardiesse de se jeter dans la lutte. On sait, par la correspondance du duc d’Augustenbourg et de son frère, avec quelle joie ils accueillirent la nouvelle des événemens qui allaient leur fournir une si belle occasion d’agir ; on se rappelle que le gouvernement danois, bien loin de s’être rendu coupable de quelque affreux projet de centralisation et d’unité, a bien plutôt mérité le reproche d’une trop longue complaisance pour les fonctionnaires publics nommés par lui, et qui, dans les duchés, avaient pris ouvertement le parti de l’opposition. La patience du gouvernement n’était-elle pas allée au point que les populations danoises avaient fini par concevoir des alarmes, et que les paysans du Schleswig septentrional, en même temps que la bourgeoisie de Copenhague, avaient cru devoir avertir la royauté et la solliciter de prendre des mesures pour prévenir la dissolution du royaume ? Enfin la révolte qui éclata le 23 mars à Kiel n’a-t-elle pas été spontanée ?

Les fauteurs de ce mouvement ont essayé de le justifier ; ils ont répété ce qu’ils avaient dit dès l’origine, pour soulever le peuple, que le roi de Danemark, dominé par le parti danois, avait cessé d’être libre, qu’un coup d’état menaçait de frapper les duchés, qu’ils n’avaient voulu que prendre leurs précautions pour l’empêcher. Ces craintes étaient simulées : ce n’était pas au moment où le mot de liberté mettait l’Europe en feu, ce n’était pas au commencement d’un règne qui s’annonçait de lui-même sous les couleurs les plus libérales, que le gouvernement danois, la veille tolérant jusqu’à l’imprudence, pouvait avoir le projet de porter atteinte à la situation des duchés. Il faut donc que les gens du Schleswig-Holstein se résignent à être tenus pour des insurgés ; c’est le nom sous lequel ils sont destinés à figurer dans l’histoire confuse et vulgaire de ce temps : encore seront-ils rangés parmi ceux qui auront montré le moins d’originalité et de vigueur.

Voilà les hommes pour lesquels l’écrivain anonyme conseille à la France d’oublier ses traditions d’amitié envers le Danemark. M. Schleiden professe un grand dédain pour la politique de sentiment ; il semble ne pas comprendre que l’on s’intéresse à un petit état qui ne peut jouer dans le monde qu’un rôle secondaire. Il oublie que ce pays renferme une des populations les plus braves et les plus éclairées de l’Europe. Ne parlons point du sang que le Danemark a loyalement versé au temps de l’empire français, et de celui qu’il a prodigué avec un enthousiasme chevaleresque dans sa dernière guerre contre l’Allemagne. N’a-t-il pas brillé aussi dans les arts ? n’a-t-il pas enfanté le second des sculpteurs de ce siècle et l’un des poètes les plus harmonieusement inspirés de notre époque ? Mais, sans parler des raisons de sentiment qui rendent le Danemark digne de toute l’attention de la France, les raisons politiques qui militent en sa faveur ne sont pas moins évidentes. Copenhague occupe dans le nord une position analogue à celle de Constantinople en Orient. Il importe donc que ces points stratégiques soient maintenus en la puissance d’états qui ne soient ni assez forts pour en abuser, ni assez faibles pour les laisser tomber en des mains plus redoutables. Ces considérations empruntent une force nouvelle à la situation particulière que les traités de 1815 ont faite à la France sur le Rhin. En supposant que ces traités dussent être améliorés dans un esprit plus favorable aux idées de race, ces changemens devraient-ils avoir lieu d’abord en faveur de l’Allemagne au profit de laquelle les conventions de 1815 ont été faites ? La France n’aurait-elle pas le droit d’entraver ces modifications jusqu’au moment où elle serait en mesure de trouver de son côté des dédommagemens ? Pour que l’Allemagne soit autorisée à s’annexer de nouveaux territoires au nom de l’idée de nationalité, il faut que la France puisse elle-même jouir du bénéfice de cette idée : c’est un principe du droit des gens ; les traités ne peuvent pas être changés ait profit de ceux en faveur desquels ils ont déjà été établis : or la France, tout en détestant les traités de 1815, suivant l’expression de M. Thiers, les observe ; bien qu’un manifeste fameux les ait déclarés nuis en droit, ils existent encore de fait ; ils sont encore la règle des rapports internationaux, et nous semblons encore loin du temps où ils pourront être brisés et refondus. Certes l’Allemagne n’est point disposée à renoncer à son empire sur la rive gauche du Rhin ; pourquoi donc le veut-elle étendre dans le Schleswig ? La France ne peut pas le permettre, sans faire une complète abnégation de ses intérêts et de ses droits.

M. Schleiden semble attacher une grande importance à infirmer la garantie de possession accordée par la France au roi de Danemark en 1720. Comment, dit-il, recourir à des argumens de cette date ? On pourrait trouver l’objection étrange de la part d’un publiciste et d’un parti qui, pour principale pièce à l’appui de leurs prétentions, n’ont encore allégué que des chartes du XIVe et du XVe siècle ; mais, sans remonter jusqu’à la garantie très sérieuse et très valable de 1720, nous trouverions dans les traités de 1815 eux-mêmes de bonnes raisons de vouloir le maintien de l’unité danoise. C’est bien le moins que nous ayons en ce point le bénéfice d’arrangemens qui, à tant d’autres égards, nous sont onéreux. Le doute est impossible ; les faits parlent d’eux-mêmes et avec une telle évidence, que la division des partis, si féconde en dissidences de toute nature, ne saurait elle-même créer à ce sujet de divergences d’opinions. Aussi est-ce là peut-être la seule question sur laquelle tous les esprits se soient entendus au milieu de nos querelles intestines, et, en dépit de l’influence que les écrits de M. Schleiden auront pu exercer sur quelques écrivains obscurs, espérons que la même unanimité subsistera jusqu’à la solution du différend.


Souvenirs de l’année 1848, par Fanny Lewald (Erinnerungen aus dem Iahre 1848)[2]. — Ce livre, malgré son titre, n’est point à proprement parler un livre de politique. Mlle Fanny Lewald est une personne d’un sens très vif et presque toujours très droit, qui, ne visant point à régenter le monde, s’est trouvé l’esprit assez dégagé pour le regarder marcher avec quelque sang-froid dans cette mémorable année 1848, où tant de gens s’étaient donné la mission de le conduire.

La nouvelle de la révolution du 24 février l’a surprise à Brème ; elle est venue voir à Paris les débuts de la république, mais sans oublier d’admirer en passant le carnaval de Cologne et les charmans paysages que le chemin de fer traverse entre Verviers et Liége. À Paris, elle se laisse bien un peu enguirlander par les airs chevaleresques des héros de barricades qui tendent la main aux belles dames pour les aider à monter sur leurs pavés, et elle n’est pas tout-à-fait exempte d’un des sentimens les plus curieux qui aient caractérisé l’hébétement universel de ce temps-là, je veux parler de la singulière reconnaissance dont les citoyens paisibles honoraient leurs concitoyens qui ne l’étaient point, parce que ces derniers, à condition toutefois d’être les maîtres, daignaient ne pas décréter le pillage et la guillotine. Sauf ces faiblesses dont l’expression ne manque pas de piquant sous la plume d’une étrangère, Mlle Lewald reste d’ordinaire assez à court d’enthousiasme ; on dirait l’attitude d’un soldat l’arme au pied devant une extravagante fantasia. En sa qualité de femme de lettres, elle a cependant l’occasion et même quelquefois l’obligation de frayer avec ses sœurs, et quelques-unes ont compté parmi les exaltés de l’époque. Mlle Lewald, qui est très polie et ne parait pas tenir beaucoup à se procurer des inimitiés littéraires, enregistre avec une courtoisie particulière les visites qu’elle rend aux muses ; mais c’est tout, et sa courtoisie l’échauffe aussi médiocrement qu’il sied à quelqu’un qui, dans l’intervalle de ces solennelles rencontres, a causé une heure ou deux avec Henri Heine.

Survient la révolution du 18 mars à Berlin, et Mlle Lewald s’empresse de regagner ses pénates pour observer encore sur ce nouveau théâtre le grand tremblement de terre qui secoue l’Europe. Là seulement ses observations deviennent moins désintéressées et son humeur moins égale. Mlle Lewald appartient à double titre, par son talent et par son origine, à une catégorie justement célèbre dans la société berlinoise ; elle est une de ces juives spirituelles et lettrées qui, depuis la fin du dernier siècle, ont toujours en dans cette société une place aussi originale que brillante. Les juifs, qui ont fourni tant d’illustrations à la Prusse tandis que la Prusse s’obstinait à leur refuser tous les droits, se sont nécessairement rangés de bonne heure dans le camp libéral : les auteurs du mouvement d’opposition qui date de 1840 furent, en première ligne, deux israélites, M. Jacoby et M. Henri Simon. Cette opposition a été trop souvent justifiée par les caprices et par les chimères d’un absolutisme où il y avait toujours plus d’imagination que d’autorité ; mais elle n’a pas su se défendre elle-même contre la pression brutale de la démagogie, et elle a plus d’une fois pactisé ou capitulé avec l’émeute. Les opinions très nettement libérales de Mlle Lewald se ressentent de cet inconvénient. Je lui pardonne de grand cœur le peu de goût qu’elle manifeste pour la permanence du régime de l’état de siège et pour le retour du gouvernement paternel et chrétien, tel que le professent, à Potsdam, les artistes en moyen-âge. Je ne voudrais pas que cette aversion bien naturelle la jetât dans les thèses rebattues de l’extrême démocratie. Elle n’y tombe jamais à propos de nous ; elle y tombe parfois à propos de son pays ; elle se souvient trop des griefs de sa race et peut-être donne-t-elle plus raison qu’elle ne devrait et même ne voudrait à ces conservateurs bornés qui, dit-elle, accusent les juifs d’avoir causé tout le tapage en Allemagne pour satisfaire des ambitions et des mécontentemens de litterat.

Je reproche donc à Mlle Lewald d’être trop juive en ce sens-là ; je dois aussi lui reprocher d’avoir été d’autre part trop allemande dans quelques-unes de ses appréciations d’ailleurs très générales au sujet des affaires courantes. Je le répète, la politique n’est pas le fond de son livre ; l’auteur n’a pas le tort de monter en chaire, et on lui devine un esprit trop juste pour ne point l’arrêter à temps, si par hasard elle commençait à disserter ex professo sur des matières viriles. La politique arrive comme autre chose dans cette série d’impressions de voyage, plus souvent qu’autre chose, parce que la politique court tous les chemins en cette heureuse année, mais sans plus d’affectation. Ainsi, c’est avec une naïveté fort peu systématique que Mllr Lewald s’abandonne çà et là aux fictions ou aux songes du patriotisme teuton. Elle a cru de tout son cœur au parlement de Saint-Paul, et elle est convaincue de l’honneur qu’il y aurait pour le futur empire germanique à s’arrondir aux dépens des traîtres Danois. Je dois, du reste, avouer en bonne conscience, et pour ne pas la faire plus coupable qu’elle ne m’apparaît, que ses susceptibilités ou ses entraînemens sur ce chapitre-là ne proviennent pas de l’excitation artificielle du travail littéraire. Elle ne parle pas là-dessus en femme savante ou en femme politique, mais bien, s’il vous plaît, en femme du monde. Les Allemands mêlent volontiers les femmes à toutes leurs émotions publiques ; les femmes y participent du moins chez eux beaucoup plus que chez nous par des manifestations extérieures ; elles continuent en masse, jusque dans les conditions prosaïques de notre histoire la plus moderne, le rôle de leur patronne Velléda. Elles ont offert des calices et des burettes à l’abbé Ronge (hélas ! encore un fantôme évanoui, mais à quoi bon, puisqu’il en revient toujours d’autres ?) Elles ont organisé des souscriptions pour doter l’Allemagne d’une flotte, avant même qu’elle eût des ports ; elles ont brodé des écharpes et des drapeaux pour la loyale confrérie de la fidélité monarchique ; les filles enfin n’ont pas craint de s’engager authentiquement à promettre leur main aux héros de la guerre du Schleswig. Mlle Fanny Lewald a subi la contagion de ces idées bourgeoises, et ce qu’il en perce dans ses pages se sera dit vingt fois chez telle ou telle conseillère intime le jour où elle donnait le café à ses amies voilà pourquoi je n’en sais pas plus mauvais gré à l’auteur ce n’est pas lui que je sens là, c’est le philistin, et l’on n’est jamais fâché de reconnaître cette marque honnêtement vulgaire, lorsqu’on s’attendait peut-être à quelque raffinement trop quintessencié.

Là où je retrouve l’auteur, et j’en suis sincèrement charmé parce qu’il a les qualités d’une manière tout ensemble ingénieuse et naturelle, c’est à la façon dont Mlle Lewald décrit les personnages et les scènes qu’elle rencontre sur sa, route. La situation politique ne l’absorbe pas au point de lui fermer les yeux sur tout le reste. Elle est encore à Berlin en temps utile pour assister au contrecoup de la révolution du 18 mars, pour voir le pillage de l’arsenal et autres exploits populaires ; elle est à Francfort presque au lendemain des tristes événemens de septembre ; elle retourne à Berlin fort à propos la veille de la dissolution du parlement : mais tant de tracas et de rumeurs ne l’empêchent pas de se distraire, elle et son lecteur, soit avec les curiosités du château de Tegel, l’agréable résidence de la famille de Humboldt, soit avec les merveilles gastronomiques de Hambourg. Le récit de nos journées de juin s’intercale même assez singulièrement dans ces lettres écrites au jour le jour : c’est une sorte de commentaire explicatif d’un tableau de Rodolphe Lehmann. Enfin, au plus vif de ces combats de la tribune et de la rue, un caprice de la voyageuse nous transporte avec elle sur le paisible rocher d’Héligoland, et vraiment il n’y a pas lieu de regretter cette excursion, qui nous vaut une marine bien touchée. Ces pérégrinations peu révolutionnaires nous montrent suffisamment que Mlle Lewald garde toute la liberté de son esprit au milieu de la tourmente européenne, dont elle est un des plus modestes et des plus amusans témoins.

Il y a cependant encore un côté de son livre, et c’est le plus intéressant, qui prouve peut-être davantage en faveur de cette tranquillité d’ame dont je la félicite. Elle trace si nettement les portraits des acteurs du drame qui se joue devant elle qu’on dirait les découpures d’un emporte-pièce ou les contours aigus des silhouettes. On ne dessine pas avec cette précision quand la main tremble, et, sauf les deux points où je l’accuse d’avoir été par trop sentimentale, on peut croire que Mlle Lewald n’a tremblé ni de joie ni de peur en face des tragi-comédies de ces dernières années. Son crayon assurément n’est pas toujours impartial, mais il a une vigueur pittoresque qui ne s’allierait pas avec une admiration béate, et cette fermeté de style qui fait honneur à l’écrivain révèle aussi le sens critique de l’observateur. Mlle Lewald nous dit elle-même qu’elle voudrait nous faire voir son monde comme dans une chambre obscure. J’aime mieux la sérénité de cette méthode très objective que le parti pris d’un raconteur qui s’exaspère ou s’enthousiasme d’un point de vue trop subjectif. On y gagne toujours d’éviter les déclamations, le plus mortel ennui qu’il y ait sur terre, particulièrement quand elles sont en langue allemande, la langue française étant à peu près la seule qui se prête adroitement à cet emploi.

Pour compléter l’idée que l’on peut maintenant se former des deux volumes de Mlle Lewald, il faudrait encore mettre l’œil à la fenêtre de cette chambre obscure où elle a tâché de disposer ses personnages, ainsi qu’elle se souvenait d’avoir contemplé jadis en pareille machine l’humanité tout entière « depuis Adam et Ève jusqu’à l’empereur Napoléon et au feld-maréchal Blücher, depuis la mort d’Abel jusqu’à l’assassinat de Kotzebüe. » Commençons par les figures qui sont le plus de notre connaissance. En voici une que Mlle Lewald laisse se peindre elle-même ; tout ce qu’elle en dit de son propre chef, c’est qu’elle a dû cette liaison à certaine dame russe de haut parage, et la qualité de l’intermédiaire lui répond de reste, ajoute-t-elle, que la personne avec laquelle on l’a liée ne saurait être du commun. Puis, pour tout souvenir de cette amitié, Mlle Lewald cite in extenso la lettre qui l’a commencée. Je ne puis croire que cette citation ne soit pas une malice ; elle est du moins un portrait qu’il eût été charitable de ne pas exposer avec tant de complaisance, l’auteur s’étant représenté là un peu trop en pied. La citation vaut cependant la peine qu’on la reproduise ; c’est une bonne page de plus dans la littérature des bas-bleus socialistes ; on y sent un mélange de réclame et de grandiose tout-à-fait caractéristique de l’espèce. Quant au nom de la correspondante ainsi sacrifiée par l’indiscrétion passablement ironique de Mlle Lewald, le lecteur le retrouvera plus d’une fois au bas des vieilles images du Charivari.

« Mademoiselle, l’amie selon mon cœur, celle que j’appelle mon bon ange. (la princesse russe), a désiré en partant que je fisse votre connaissance. Je serais allée sans retard vous porter sa lettre, si je pouvais sortir, mais je rédige et dirige un journal quotidien, la Voix des Femmes, et je suis esclave de mon œuvre. Vous qui êtes libre, venez à moi, et, femme de lettres, pardonnez-moi de vous appeler soeur. Nous avons toutes besoin de nous parler, de nous entendre ; notre mission de paix commence ; si nous sommes fortes, l’humanité sera grande. Venez à nous ! Je vous adresse un numéro de notre, de votre journal. Veuillez le lire, veuillez le faire connaître ; il faut qu’il ait des appuis. Toutes ensemble, nous devons concourir à sa rédaction sans distinction de patrie. Il n’y a que des sœurs dans l’humanité. »

N’a-t-on pas aussi rencontré dans l’œuvre éphémère de nos modernes caricaturistes un type de matrone lettrée qui domine d’un air superbe deux ou trois débutantes rangées autour d’elle et porte fièrement sur sa forte carrure une tête à expression, ornée de cheveux courts ? Mlle Lewald a beaucoup vu le modèle primitif, mais tout ce qu’elle nous rapporte de ses conversations, c’est une vignette pour laquelle la muse a certainement donné séance. La vignette est plus flatteuse que les charges auxquelles nous sommes habitués ; la voyageuse d’outre-Rhin l’appelle un magnifique tableau ; seulement il y a bien dit convenu dans cette magnificence, et Mlle Lewald ne semble pas éloignée de penser qu’elle est arrangée tout à point. Quelle autre idée avoir de cette belle femme, aux traits vigoureusement marqués, aux cheveux déjà grisonnans, coupés à la façon des hommes, couverte de vêtemens sévères, assise dans un cabinet d’étude décoré en style du moyen-âge, avec un lévrier blanc étendu à ses pieds sur un tapis de couleur sombre ? La figure et le cadre sont évidemment faits l’un pour l’autre. Mlle Lewald, n’ayant pas trouvé George Sand à Paris, s’est rabattue sur Daniel Stern et l’a pris pour sujet, je ne veux pas dire pour victime d’une de ses portraitures. Faute d’avoir pu joindre l’original, elle s’est contentée de la copie, et s’est vengée sans doute de sa découverte par toutes les petites perfidies dont elle a émaillé son panégyrique.

Quelque chose de plus intéressant que ces méchancetés plus ou moins involontaires, ce sont les saillies de Henri Heine qui nous sont rendues avec l’intelligence d’un auditeur très capable de n’en rien perdre. Il y a là de jolis mots, tels qu’ils ont dû sortir de la bouche du poète, de ces fines moqueries d’humoriste qui tombent si juste et si délicatement. Il y a aussi par places un écho touchant de la douceur résignée que ce vif esprit sait opposer à ses maux. J’aime ce railleur au milieu de sa souffrance, entre une larme et un sourire : « Ah ! les dieux du paganisme n’auraient pas traité un poète comme je le suis ! il n’y a que notre vieux Jéhovah pour porter de ces coups ! Les lèvres mêmes d’où se sont échappés tant de baisers et de vers, je les ai maintenant à moitié paralysées. Maintenant que je pense d’heure en heure à ma mort, je cause d’ordinaire très sérieusement avec Jéhovah pendant mes nuits sans sommeil. Et il m’a dit : « Tu pouvais être n’importe quoi, cher docteur, un républicain, un socialiste, mais pour un athée, non ! »

Enfin, passons un peu en Allemagne et suivons Mlle Lewald à Berlin ou à Francfort, le long de cette riche galerie qu’elle a peuplée de personnages politiques. Ce sont d’abord les salons du ministre des finances issu de la révolution de mars, de M. Hansemann. M. Hansemann donne sa première soirée ministérielle ; il n’y a guère que des députés qui répondent à son invitation ; mais autour de ceux-là glissent pourtant encore quelques rares conseillers intimes, semblables à ces feuilles jaunies de l’automne que les vents ont épargnées : ils sont tout recroquevillés, ils ont la tête basse ; on aperçoit qu’il leur manque la conscience de leur infaillibilité ; on croirait que leur aigle rouge sur son ruban blanc et orange partage lui-même leurs tristes pensées. Leurs regards adoucis trahissent néanmoins la stupéfaction dont ils ne peuvent se défendre en voyant les bottes ferrées des députés paysans rayer les parquets précieux d’un salon officiel de l’état chrétien. Se présenter en bottes fortes à la réception d’une excellence ! Mlle Lewald trace ainsi un vrai tableau de genre dans une manière à la fois très légère et très ferme. Ces députés paysans lui font grand plaisir à rencontrer sur ce terrain où la révolution les a lancés ; mais elle n’est pas dupe de son admiration jusqu’à les diviniser mal à propos. Elle les voit comme ils sont à cette heure de gala : le député Mros, de la Haute-Silésie, vêtu d’une culotte de toile grise et d’une jaquette de drap bleu, perché sur de grandes bottes de pêcheur, et balançant dans ses lourdes mains une assiette de cerises confites dont il laisse tomber plus qu’il n’en mange ; le député Kiul Bassan, un Polonais qui ne sait pas un mot d’allemand et boit sa carafe d’orgeat du même air dont le géant Schlagadrodo dans lmmermann boit ce fameux thé qui n’est pour lui que de la lavure, quoiqu’il l’ait saturé de rhum. Ce Kiul Bassan est arrivé à la chambre par une singulière bonne fortune. Il était entré ivre dans la réunion électorale ; le sous-préfet (Landrath) qui la présidait lui cria brutalement d’ôter son bonnet. Kiul Bassan se leva comme un furieux contre le magistrat, et les paysans enchantés de dire aussitôt : « Voilà notre homme ! S’il a seulement vis-à-vis du roi la moitié de l’audace qu’il a montrée en face du sous-préfet, il faudra bien qu’on nous entende. »

Tels sont donc les hôtes de M. Hansemann. À côté de ces agrestes citoyens, Mlle Lewald esquisse habilement des physionomies plus sérieuses : M. Hansemann lui-même, l’ennemi de la politique idéaliste, l’homme pratique jusqu’à l’excès, le bonhomme un peu finassier ; M. le comte Schwerin, avec sa large tête plantée presque sans cou sur ses puissantes épaules, avec sa mine ouverte et loyale de seigneur du moyen-âge, un personnage tout pareil à ceux de Holhein et de Lucas Cranach ; les deux frères d’Auerswald, qui représentent la noblesse bureaucratique, comme M. de Schwerin représente la noblesse terrienne et M. Hansemann les classes industrielles ; MM. Milde, Camphausen et tant d’autres. L’excursion de Mlle Lewald à Saint-Paul n’est pas moins féconde en dessins vigoureux. Là lui apparaissent à tour de rôle les principaux membres de l’assemblée : M. de Vincke, M. de Schmerling, M. de Beckerath, le poète Uhland, dont la figure prêterait trop à supposer que ce n’est pas lui qui a pu faire de si amoureuses poésies. N’oublions pas le vieux Jahn, qui revient, comme un fantôme du temps passé, sous l’habit long à la mode antique, son col de chemise étalé sur les épaules, sa tête chauve coiffée d’une casquette d’étudiant, sa barbe blanche inondant sa poitrine.

Ces indications fourniront peut-être une idée suffisante d’un livre qui a réellement plus d’intérêt que sa forme décousue et hâtée ne permettrait au premier abord de lui en attribuer. Nous aurons d’ailleurs bientôt l’occasion de parler plus longuement de Mlle Lewald ; elle a publié dans le courant de l’année dernière un roman qu’il ne serait pas juste de passer sous silence : des critiques anglais l’ont très sévèrement jugé ; nous ne croyons pas que cette sévérité ait été fort équitable. Il y a de vrais mérites dans le Prince Louis-Ferdinand ; il y a surtout celui-là, qu’écrit en 1849, ce roman échappe à toutes les suggestions mauvaises de la saison où il est né. Nous devons ce témoignage à Mlle Fanny Lewald, qu’elle n’est point un bas-bleu humanitaire.

A. T.

M. Sébastien Cornu vient de terminer les peintures murales qu’il avait été chargé d’exécuter dans une des chapelles de l’église de Saint-Merry. Ces peintures se composent de trois grands sujets historiques tirés de la vie de la bienheureuse Marie de l’Incarnation, instauratrice de l’ordre des Carmélites en France, une des dernières venues au calendrier des saints, car elle est de la fin du XVIe siècle, et le décret de sa béatification n’a été rendu qu’en 1791. La bienheureuse Marie se nommait dans le monde Mme Accarie. Elle était fille d’Avrillot, seigneur de Champlâtreux, et femme d’un maître des comptes, un des plus furieux meneurs de la ligue, bonne ligueuse elle-même, car nous voyons que, pendant le siège de Paris, elle avait transformé sa maison en hôpital pour les soldats de Mayenne et les Espagnols blessés. Après l’entrée d’Henri IV, Mme  Accarie, retirée dans son intérieur, se consacra exclusivement à l’éducation de ses enfans et à la pratique des bonnes œuvres. Le souvenir de sa charité s’est transmis traditionnellement dans le quartier qu’elle a habité, et l’on conserve d’elle, à Saint-Merry, un portrait authentique qui est en grande vénération. Mme  Accarie, devenue veuve, entra dans la communauté des Carmélites, et mourut au couvent de Pontoise en 1618.

Dans cette vie pleine de vertus, mais dépourvue d’incidens, le peintre a choisi pour motifs l’exercice des trois principales vertus dites théologales : la foi, la charité, l’espérance. Il a représenté, dans sa première composition, Mme  Accarie menant au sacrement de la communion ses enfans et ses domestiques ; dans la seconde, elle soigne les blessés ; dans la troisième enfin, la bienheureuse Marie, étendue sur son lit de mort, au milieu de ses religieuses, voit le ciel s’ouvrir et les anges venir à sa rencontre.

L’œuvre de M. Cornu décèle, au premier aspect, une juste entente des conditions de la peinture murale, conditions dont semblent ne pas se douter certains artistes, qui composent et exécutent un sujet sur un mur absolument comme s’il devait être placé dans un cadre de bois doré. On y trouve la sobriété du coloris, la simplicité et le calme du dessin, et surtout l’unité de composition et un certain agencement des groupes et des personnages qui met en accord les lignes du tableau avec celles de l’architecture qui l’encadre. Dans la communion et dans la visite aux soldats blessés, la figure de Mme  Accarie, objet principal, occupe sans affectation le centre de la composition ; elle vient bien en avant et relie harmonieusement entre eux les personnages placés à droite et à gauche. Ces personnages sont en général naturellement posés, d’une attitude vraie et d’un air de tête bien choisi. Dans la mort de la bienheureuse Marie, qui occupe le troisième compartiment, au-dessus de l’autel, deux ou trois têtes d’anges rappellent le grand style des maîtres et la bonne tradition italienne. Il en est de même de la sainte Thérèse, figure à la fois sévère et gracieuse, noblement drapée dans son manteau brun de carmélite. Nous demanderons cependant à M. Cornu si le bras gauche de sa sainte Thérèse n’est pas un peu court, et surtout si la main qui le termine n’est pas d’une petitesse un peu exagérée.

En somme, ce qui distingue particulièrement M. Cornu, c’est l’alliance d’une manière noble, soutenue et inspirée par l’étude réfléchie des maîtres avec un sentiment naïf, une idée toujours simple et vraie : chez lui pas d’emphase ou de prétexte de style, rien de théâtral, et il ne vise pas plus au pittoresque qu’a l’ascétisme archaïque, deux écueils entre lesquels les peintres modernes passent rarement sans encombre ; il est lui-même, et, dans notre époque, cela vaut la peine d’être remarqué. Messieurs du clergé et de la fabrique de Saint-Merry, qui font preuve d’un goût si louable en décorant successivement de peintures à fresque les murs de leur église, ont eu la main heureuse cette fois, et peuvent à bon droit s’applaudir d’un travail qui réunit à la gravité que commandent le lieu et le sujet la simplicité savante qui rend une œuvre d’art accessible à la foule aussi bien qu’aux esprits éclairés.



V. DE MARS.
  1. Brochure in-8o ; Paris, chez Fimin Didot.
  2. 2 vol. Brunswick, chez Frédéric Vieweg, 1850 ? – Paris, chez F. Klincksiek, rue de Lille, 11.