H. D.
Bulletin bibliographique, 1850
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 381-384).
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Graf Ludwig Batthyany, ein politischer Maertyrer (Le comte Louis Batthyany, martyr politique), par M. S. Horwath[1]. — Parmi les victimes que les révolutions récentes ont écrasées dans leur cours, le comte Louis Batthyany est l’une des plus dignes d’intérêt. On peut avoir fait des vœux pour le parti contraire, on peut avoir donné de préférence ses sympathies aux populations qui s’appuyaient sur l’Autriche pour s’affranchir de la domination magyare, on n’en doit pas moins une estime profonde et des regrets à des adversaires courageux. L’homme se trouve quelquefois placé dans des circonstances historiques vraiment fatales, où la noblesse des sentimens et la générosité des intentions l’entraînent hors du possible et du vrai. Plus il a de patriotisme, plus il s’écarte des voies de la prudence. Cette situation prend un caractère particulièrement déchirant lorsqu’elle est par hasard liée au sort de tout un peuple.

C’est un des spectacles les plus douloureux qu’offrent les derniers jours de ces nations que l’histoire destine à périr devant des nations plus jeunes. Il y a dans ces protestations du passé contre l’avenir une poésie dont on ne peut méconnaître la tristesse, lors même que l’on a pris systématiquement le parti du droit nouveau. Tel est l’aspect sous lequel doit être envisagée, selon nous, la carrière politique du comte Louis Batthyany. Son biographe, M. Horwath, s’est proposé spécialement de réfuter mot à mot l’arrêt du tribunal exceptionnel qui a condamné ce hardi champion de la cause magyare, et, si haute que soit notre estime pour les talens militaires du feldzeugmestre Haynau, nous sommes bien obligés de reconnaître que cet arrêt n’était point suffisamment motivé pour entraîner un châtiment si terrible.

Louis Batthyany n’a point pris part à la guerre des Magyars contre l’Autriche, et l’on sait que sa carrière politique ne s’étend point au-delà des commencemens de cette guerre. On pourrait diviser l’histoire de ces événemens en deux périodes, une période de lutte constitutionnelle et une période de résistance armée. La puissante individualité de Batthyany a rempli la première, comme celles de Kossuth et de Georgey ont tour à tour occupé la seconde. Batthyany, l’un des plus illustres membres de l’aristocratie magyare, a porté dans les affaires de son pays une pensée distincte de la pensée de Kossuth, homme nouveau, de petite noblesse. Kossuth, comme publiciste, s’était toujours posé en partisan de la démocratie ; il était entré dans la polémique en déclarant qu’il soutiendrait contre la noblesse les intérêts de la bourgeoisie et du paysan. Batthyany, tout en essayant de se placer à la tête de cette portion de la noblesse qui était décidée à faire de grandes concessions, avait conservé ses convictions et ses vues aristocratiques. C’était un whig qui croyait pouvoir sauver sa classe en lui assurant l’initiative des innovations nécessaires. Il avait compris combien son parti avait intérêt à s’attacher un orateur aussi disert que M. Kossuth ; pour l’introduire dans le parlement, il fallait aider à son élection ; Batthyany ne recula devant aucun sacrifice, et l’on assure qu’il ne dépensa pas moins de cent mille florins à la manière anglaise. Par cela même, il devait être porté à conserver à l’égard de M. Kossuth une attitude de protection, et en aucune occasion il ne comptait suivre en sous-ordre la politique du populaire agitateur. Quoique Batthyany eût par momens de l’éloquence, de celle qui jaillit spontanément sous l’impression des circonstances, il avait besoin de la parole exercée de Kossuth, et il avait espéré en faire l’organe amical de ses propres intentions. En des temps ordinaires, une alliance eût été possible entre ces deux hommes ; Kossuth l’eût subie. Avant la crise révolutionnaire qui lui a donné l’appui des masses, il ne pouvait marcher que d’accord avec la noblesse libérale. Cette crise, en affranchissant en partie Kossuth de cette nécessité, a rendu son entente avec Batthyany plus difficile ; si elle ne s’est pas brisée soudainement, la diversité des deux natures et des deux situations devait, dès le lendemain de la révolution, produire des tiraillemens et amener enfin une rupture. Batthyany ne saurait donc être regardé comme responsable de tout ce que Kossuth a pu entreprendre. Kossuth est sorti bien vite des limites de la légalité ; c’est un des traits du caractère de Batthyany d’avoir toujours voulu s’y renfermer.

Souvent la légalité est bien différente du droit, et il en était ainsi pour les Magyars, peuple à la fois conquis et conquérant, au milieu d’un empire qui se disloquait pour se rétablir sur de nouvelles bases. La difficulté était d’imaginer une politique qui, s’appuyant sur les vieux traités, mit la race magyare le plus possible à l’abri des prétentions du pouvoir central autrichien, et donnât à cette race le plus de moyens d’agir sur les divers peuples de la Hongrie. En un mot, les Magyars voulaient d’un côté plus d’indépendance, et de l’autre une domination plus facile. Batthyany représentait cette politique avec toute la hauteur et toute l’impétuosité de son caractère. Il prit une part très active aux conquêtes que fit la diète hongroise sur le gouvernement autrichien pris au dépourvu par la révolution. La Hongrie était dans la légalité et dans son droit en réclamant le bénéfice de la pragmatique-sanction qui l’unissait à l’Autriche. Par malheur, elle blessait gravement, d’autre part, des droits très respectables, le droit naturel, l’intérêt précieux de peuples qui songeaient, eux aussi, à profiter de la révolution récente. Le mouvement que les Magyars accomplissaient dans leurs relations avec l’Autriche, les Croates, les Serbes et les Valaques se croyaient très légitimement autorisés à le tenter dans leurs rapports avec les Magyars. L’orgueil de Batthyany se soulevait à cette pensée. L’esprit conquérant de sa nation s’était incarné en lui. Les Slaves et les Valaques qui réclamaient leur autonomie n’étaient, à ses yeux, que des sujets rebelles ou d’aveugles instrumens de la politique autrichienne ; qu’il ait poussé ce sentiment plus loin que de raison, et qu’il ait, en l’exagérant, contribué plus qu’aucun de ses concitoyens à provoquer l’agression du ban Jellachich, personne ne peut le contester. Dans les négociations qui s’ouvrirent à Inspruck auprès de l’empereur entre le ban qui semblait tombé en disgrace et le ministre magyar Batthyany, la modération ne fut pas toujours du côté de celui-ci. Il s’y présenta trop ouvertement en vainqueur qui vient faire des conditions. Par ses allures impérieuses, il fournit au ban, non moins que lui chevaleresque et plus habile, l’occasion d’un facile triomphe. Tous les honneurs des négociations restèrent donc au chef populaire des Croates. O n sait que Batthyany, en le quittant, lui insinua que les Magyars étaient prêts à aller imposer leur volonté aux Croates chez eux, et lui donna rendez-vous sur la Drave, qui sépare les deux peuples. Jellachich répliqua qu’ils se reverraient auparavant sur le Danube, et c’est lui qui devait bientôt tenir parole.

Les intérêts des Slaves étaient conformes à ceux de l’Autriche ; Jellachich saisit résolûment l’occasion d’affranchir ses concitoyens de la centralisation magyare et d’établir sa fortune politique au cœur même de l’empire. Batthyany vit dans l’alliance des Autrichiens avec les Slaves une double trahison, et il déploya tout ce qui lui restait d’énergie pour briser cette alliance. Les protestations, les adresses à l’empereur, les députations, toutes les ressources que la légalité pouvait offrir, il en tira parti. En présence de l’invasion de Jellachich au cœur de la Hongrie, le ministre magyar fut obligé de pourvoir à la défense du pays. Cependant il ne désespérait point encore d’obtenir une pacification du palatin l’archiduc Étienne, jeune prince élevé dans les idées et dans les mœurs magyares, qui semblait ainsi l’homme le plus propre à réconcilier la Hongrie avec l’Autriche. Depuis long-temps, on attribuait à l’archiduc Étienne des ambitions qui ne laissaient pas d’être grandes ; le patriotisme magyar s’était toujours plu à voir en ce prince une ressource, disons mieux, un chef pour les grandes éventualités. C’était une illusion comme toutes les espérances des Magyars.

Placé entre ses devoirs de famille et les intérêts de son ambition personnelle, le jeune prince sembla craindre d’assumer une trop haute responsabilité, et disparut soudainement de la scène en laissant les partis aux prises et Batthyany dans le désespoir. Batthyany ne pensait point que la Hongrie fût en mesure de chercher une indépendance absolue, ni qu’elle pût songer à rompre les liens qui l’unissaient à l’Autriche. Au fond pourtant, il nourrissait une pensée non moins chimérique : c’était de faire à la Hongrie une situation telle dans l’empire, qu’elle pût le dominer par l’influence d’une population centralisée de quatorze millions d’ames. La révolution qui éclata à Vienne le 6 octobre, soudoyée par Kossuth dans la pensée d’intéresser les libéraux allemands à la cause magyare contre le gouvernement et les Slaves, développa des principes de radicalisme qui n’entraient point dans les idées de Batthyany ; mais cet événement répondait trop bien à ses sympathies germaniques et opérait d’ailleurs une diversion trop favorable en apparence à la Hongrie, pour qu’il le vît avec déplaisir. Cependant la part que Kossuth avait prise ostensiblement à la révolution de Vienne allait placer la Hongrie dans une situation nouvelle vis-à-vis de l’Autriche. Les radicaux avaient vaincu facilement une garnison très faible prise au dépourvu. L’arrivée de Jellachich et de Windischgraetz devant Vienne mettait le parti radical dans la nécessité d’implorer le secours de ces mêmes Magyars au nom desquels la révolution s’était accomplie. Les Magyars se voyaient donc forcés d’attaquer l’Autriche sur son propre terrain ; la lutte changeait de caractère. Il ne s’agissait plus de réduire Jellachich à l’obéissance ; il fallait, sous peine de déshonneur, s’insurger contre l’Autriche : c’est là ce que Batthyany avait toujours voulu éviter. Comment dominer désormais les passions soulevées ? Il était débordé par le parti démagogique et par ce même Kossuth qu’il avait mis naguère en avant, avec l’espoir de le diriger et de le contenir. Batthyany n’était plus ministre, et, après une prodigieuse dépense d’activité, après avoir, durant six mois, payé continuellement de sa personne dans toutes les questions, il tendait visiblement à s’écarter d’un terrain où il commençait à entrevoir de grands malheurs pour son pays. Le patriotisme faisait trop intimement partie de son individualité et de son existence pour qu’il pût le dépouiller ; il avait dans la vertu de sa race une foi trop profonde pour faiblir dans le culte qu’il lui avait voué, mais il n’avait plus confiance dans les partis et dans les hommes entre les mains desquels le sort des Magyars était placé. Il conservait toutefois, en présence du cabinet de Vienne, une parfaite sécurité de conscience, et, lorsque l’armée de Kossuth fut contrainte de fuir devant Windischgraetz, Batthyany fut un de ceux qui s’offrirent pour tenter la voie des négociations. Windischgraetz était préoccupé d’anéantir le parti démocratique hongrois, sauf à essayer plus tard de s’entendre avec quelques membres fidèles de l’aristocratie magyare pour ruiner le slavisme et Jellachich. Le prince répondit qu’il n’avait pas à traiter avec des rebelles. Cette mission fut le dernier acte politique de Batthyany. Windischgraetz, qui voyait en lui le principal promoteur du mouvement hongrois, et qui le tenait encore pour redoutable, le fit jeter, le 8 janvier 1849, dans les prisons de Pesth. Il est donc resté étranger à la lutte qui a recommencé derrière la Theiss sous les auspices de Kossuth et des généraux polonais. Il a perdu sa liberté dans une dernière tentative de conciliation.

Le tort que lui reprocheront les historiens de ces événemens, ce sera moins sa conduite hautaine, mais légale envers le cabinet de Vienne, que les sentimens de dédain et d’intolérance qu’il a déployés dans ses rapports avec les Slaves et les Valaques de la Hongrie. Tout ce que le magyarisme avait amassé de haines et de mépris pour ces peuples pendant quinze ans de polémique et de récriminations amères, Batthyany le portait dans son sein, et, mettant au service de ces passions la puissance imposante de sa vigoureuse nature, il a plus qu’aucun autre travaillé à soulever le slavisme contre la race magyare. Tout prêt à traiter avec l’Autriche aux conditions qu’il lui faisait, il ne songeait, à l’égard des Slaves, qu’à resserrer davantage les liens de la conquête, en repoussant violemment toute idée de transaction. Kossuth, abandonné à lui-même, eût été dès l’origine un démocrate beaucoup plus fougueux, mais il eût peut-être poussé moins loin l’intolérance du magyarisme envers les Slaves. Si Kossuth est resté aveugle sur cette question jusqu’aux derniers temps de la guerre, il ne le devait peut-être qu’à l’impulsion qu’il avait reçue du patriotisme exclusif de Batthyany. Cet exclusivisme partait assurément d’un orgueil très élevé ; mais l’idée qu’il représentait n’était qu’une idée du passé, une tradition expirante, et, il faut bien le dire, dans cette lutte déplorable, les Slaves, les Valaques et l’Autriche elle-même représentaient l’idée la plus libérale, celle qui doit régénérer l’orient européen ; le principe de l’égalité des nationalités.
H. D.


V. DE MARS.
  1. Chez Elincksieck, 11, rue de Lille.