P. R.
Bulletin bibliographique, 1850
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 5 (p. 1146-1150).
◄  02
04  ►

Notre histoire compte deux époques principales. Dans la première, qui s’étend de la conquête au règne de Hugues Capet, tous les efforts sont vains pour retenir ensemble ou relier l’une à l’autre les différentes portions du pays ; la résistance est générale, elle est dans le s lois, les hommes et les choses. Dans la seconde, qui des Capétiens se continue jusqu’à nous, le spectacle contraire s’offre aux regards, sauf de rares interruptions. Chaque pas qu’on fait est un pas vers l’unité : unité de sol, unité de pouvoir, unité de condition pour les personnes. Or, à ce mouvement vers l’isolement local ou vers la concentration et l’homogénéité politiques, correspond de près et en sens, opposé le mouvement qui porte les individus tantôt à s’associer étroitement, tantôt à relâcher de plus en plus les liens qui les unissent. Le livre de M. Béchard est, sous certains rapports et dans une certaine mesure, une protestation contre l’impulsion double, qui avec l’aide du temps, a fait de la France un pays d’indépendance individuelle et de forte unité nationale.

Ceci nous conduit à dire un mot des publicistes qui, dans le passé et dans des momens également critiques pour la liberté, soutinrent des opinions dont la trace et l’influence se retrouvent vivantes presque à chaque page du livre de M. Béchard. Au XVIIe siecle, un monarque, superbe, dont la pensée est admirablement résumée dans des paroles célèbres, écrivait que les biens de leurs sujets, tant ecclésiastiques que laïques, étaient à la disposition des rois pour en user comme de bons et sages économes, et, conformant ses actes à sa Maxime, il supprimait les états particuliers des provinces du domaine ; soumettant les autres à la tutelle royale, il portait le dernier coup à l’indépendance des communes en s’emparant de l’élection de leurs officiers et en intervenant dans leurs affaires. À ces empiétemens du pouvoir despotique, des plaintes s’élevèrent des degrés même du trône ; et des plans réparateurs furent conçus, préparés dans l’ombre. Un prélat illustre, ancien précepteur et conseiller intime du prince héritier de la couronne, un duc et pair chaudement épris de l’orgueil de ses titres, Saint-Simon et Fénelon, nous en ont transmis le témoignage et les détails. Les mêmes efforts reparaissent sous la convention, et la gironde républicaine caresse, sous une forme cette fois démocratique, les plans décentralisateurs des grands seigneurs de la cour de Louis XIV. Issus également d’une pensée libérale, les projets anciens que nous rappelons et le projet nouveau de l’écrivain légitimiste diffèrent en des points essentiels. Les élections ne doivent, selon Fénelon, porter que sur des personnages de choix ; Brissot appelle au vote tous les citoyens à la fois, électeurs et éligibles. M. Béchard se borne à souhaiter que la vertu, les lumières, l’illustration du sang, obtiennent du suffrage libre l’honneur des services gratuits, mais il veut que le droit de commune soit la source du droit de vote, et que ce droit soit réglementé et soumis, quant à son obtention, à des conditions de résidence ; de moralité, de travail. Il désire ; en outre, que le vote par circonscriptions électorales ait lieu dans les grandes villes par professions et non par quartier, afin que chaque intérêt légitime puisse se faire jour et obtenir une représentation proportionnée à son importance. Il est d’autres différences capitales entre les plans dont nous parlons. L’archevêque de Cambrai ne s’occupe point de la commune : toute sa sollicitude est tourné vers l’établissement d’assemblées de diocèses chargées de l’assise et de la levée des impôts, d’états provinciaux ayant pouvoir de policer, corriger et mesurer les impôts sur la richesse naturelle du pays et destiner les fonds, et d’états généraux exerçant un haut contrôle sur les états provinciaux, délibérant sur les chargés extraordinaires à imposer, donnant leur avis dans toutes les grandes affaires du pays et s’assemblant de droit toutes les trois années[1]. — L’état la province et la commune, dans leurs rapports entre eux et avec les citoyens, forment l’objet complexe où s’applique l’esprit du publiciste de la Gironde, et il confère à la province et à la commune des attributions qui renferment en même temps la surveillance publique et le soin de leurs intérêts spéciaux. — Se préoccupant avant tout de l’état et de la commune, l’honorable représentant du Gard professe ces maximes : Aux élus des localités, l’administration des affaires locales ; aux agens directs du pouvoir central, la police générale.

Le livre de M Béchard offre un double plan d’attaque. Si, d’une part, il bat en brèche la centralisation administrative, de l’autre, il réagit contre les théories économiques du laissez-faire, du laissez-passer, théories d’où découlent, comme autant de conséquences inévitables, « la concurrence sans frein ; la production sans limites, l’antagonisme perpétuel entre les maîtres et les ouvriers, l’alternative des exigences immodérées des travailleurs et de l’abaissement indéfini des salaires, la transformation de chaque industrie en une arène, de chaque ville manufacturière en un foyer permanent d’émeutes. » Est-ce à dire toutefois qu’en haine du principe de liberté sans bornes, il faille se rejeter dans les liens assujétissans des anciennes associations ou recourir à la servitude, rêvée par les socialistes sous le nom de solidarité des intérêts ? M. Béchard est un esprit trop judicieux pour tomber dans l’un ou l’autre excès. Dans leur formule un peu vague, voici le résumé de ses idées à cet égard : « Libre expansion de l’activité humaine à tous les degrés de l’échelle, depuis la famille jusqu’à l’état, sous la garantie des lois protectrices des intérêts généraux ; organisation au sein de chaque commune, sous la direction de mandataires librement élus et sous la surveillance de l’état, d’un système d’associations libres pour les progrès de l’agriculture et de l’industrie, du culte, de l’enseignement, de la bienfaisance publique. »

C’est un problème grave que le double, problème posé dans l’ouvrage de M. Béchard. La logique historique, inflexible jusqu’à ce jour dans sa marche vers l’unité de plus en plus générale et absolue, va-t-elle se donner un démenti à elle-même et remonter sa vieille pente ? Cette grande conquête de nos pères, dont ils furent si heureux et si fiers, — la liberté du travail, — n’est-elle qu’un héritage, ou funeste et qu’il faille répudier, ou douteux et qu’il soit prudent de n’accepter que sous bénéfice d’inventaire ? Redoutables questions ! qui feront le tourment et le trouble de cet âge, et de la solution desquelles dépend peut-être en partie l’accroissement nouveau de nos destins ou notre décadence irrémédiable ! Le mal actuel de la société est, nous le craignons, plus profond que M. Béchard ne l’imagine ; il n’a point son siège principal où il le dit, et les voies de guérison qu’il indique sont sûrement insuffisantes. Les municipalités romaines avaient plus d’attributions que l’honorable représentant ne propose d’en accorder à nos communes pour les vivifier, l’industrie et les métiers y étaient organisés par fortes corporations, et néanmoins le plus puissant des empires s’est lentement affaissé sur lui-même avant de finir de la main des barbares. Ce qui l’a tué, c’est la lourdeur croissante des tributs, le dédain toujours plus grand du pouvoir pour les droits essentiels de la personnalité. Esclave du fisc, semant et récoltant pour lui, l’homme s’est détourné du labeur et a fui la propriété !… Domos suas deserunt ; ne in ipsis domibus torqueantur… ad hostes fugiunt ut vini exactionis evadant. — Ces paroles de Salvien, témoin attristé d’une époque où tout se précipitait vers la chute, s’élèvent comme un douloureux témoignage contre ces doctrines nouvelles d’universelle et complète solidarité qui ne peuvent avoir qu’un résultat : l’absorption dans l’état, des individualités humaines, c’est-à-dire la servitude générale dans la misère commune. Si tel était notre aveuglement qu’il fallût choir dans l’abîme et que les avertissemens fussent vains, peut-être reverrait-on, dans ses traits les plus sombres, le tableau peint par Salvien d’une plume si désolée : nos enfans abandonnant le champ paternel, le foyer domestique, et devançant la conquête, forcés, contre le sentiment de leurs cœurs, de rechercher l’exil pour éviter l’oppression : Exilia petunt, ne supplicia sustineant.


Huet, évêque d’Avranche, ou le scepticisme théologique, par Christian Bartholmess[2]. — Le livre de M. Bartholmess a le mérite rare, traitant d’opinions anciennes ; de se rencontrer dans le courant des opinions du jour. En cette heure de doute obscur et de vaste incertitude, quel est l’esprit élevé qui ne se demande avec anxiété si la raison est un guide très sûr, si la nouvelle souveraine des hommes n’inaugurera point, où régnaient sans contradiction l’autorité et la foi, le régime de l’anarchie et du chaos ? Aux lieux où elle a passé il n’est que ruines ou fondemens découverts, aucune chose qui ait véritablement signe de vie et de certitude. La liberté de conscience a porté au christianisme un coup fatal, le doute méthodique a conduit à l’incrédulité ; la souveraineté populaire, pour l’école radicale de M. Proudhon, devient la négation absolue du pouvoir. En présence de ces destructions et de cette fureur qui porte les générations nouvelles à nier tout successivement et à tout abattre, on comprend qu’un retour s’opère dans les pensées effrayées, et qu’à côté des gens qui disent : Détruire c’est créer, il y ait des hommes qui s’écrient : Hors de l’autorité point de salut.

Les sceptiques sont différens de nature, et tous ils ne sont pas inscrits à même école. L’inquiétude d’un génie à la recherche continuelle de la vérité qui continuellement lui échappe fit de pascal, dans un temps de paix pour les sœurs et de forte croyance, un chrétien plein de trouble et de sombre hésitation, une ame qui, égarée et comme suspendue entre mille chemins et mille abîmes, et dans l’impossibilité de reconnaître jamais sa route, se jeta violemment, moitié par sagesse, moitié par désespoir, dans la folie de la croix. Montaigne, venu dans un siècle d’ébranlement général et de vaste examen, fut sceptique par goût autant que par la faveur des circonstances ; trouvant tout, en question et voyant ici et là la vérité et l’erreur, il se fit de l’ignorance et de l’incuriosité deux commodes oreillers pour sa tête, et, comme un enfant indolent et fantasque, se berça dans son doute. M. de Maistre, après Huet, a professé le scepticisme, théologique ; mais ce qui excitait l’amer dédain de l’auteur des Considérations sur la France, du pape et des Soirées, c’était le spectacle prochain de nos crimes, le souvenir présent des saturnales de la raison. Voilà pourquoi il le prenait de si haut avec les savans. « Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers de l’état d’être les dépositaires et les gardiens des vérités conservatrices ; d’apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui est bien, ce qui est vrai et ce qui est faux dans l’ordre moral et spirituel ; les autres n’ont pas le droit de raisonner sur ces sortes de matières[3]. » L’évêque d’Avranches, au contraire, disciple autrefois de Descartes, et vivant en une époque où la philosophie avait prêté plus d’armes a la religion qu’enlevé d’enfans à l’église, n’eut d’autre dessein probablement que de faire une niche au maître qu’il quittait. Peut-être aussi, comme le fait remarquer M. Bartholmess, eut-il la présomption d’élever chaire contre chaire, le désir de venger sur un sage un peu dédaigneux de la science acquise dans les libres, l’antique érudition, qu’à juste titre il se piquait de cultiver. Il dit, en parlant de Descartes : minime contentor sui, intemperanter ostentator et gloriosus.

Huet, en antagonisme complet avec l’auteur des Méditations et du Doute méthodique, se déclare pour les preuves tirées des sens contre la logique de l’idée, pour le scepticisme absolu contre le scepticisme hypothétique. La raison, dont Descartes a fait un auxiliaire pour la foi, il la met, lui, à la suite, il la relègue aux fonctions de servante humble et soumise. « Il est faux qu’il y ait dans l’entendement quelque chose qui n’ait été dans les sens. » Enfin l’évêque d’Avranches, dans le procès éternel en ce monde de la libre pensée et de l’autorité religieuse rend, dans des termes différens, un arrêt qui est aussi celui de Blaise Pascal, et de Joseph de Maistre : « Que la raison abandonne à la foi la solution des problèmes qui touchent Dieu, notre ame et la liberté, et la foi laissera la raison étudier à son gré les choses naturelles et profanes, la physique et l’histoire. »

Dans sa savante dissertation, M. Bartholmess a fait ressortir avec beaucoup d’art la flagrante contradiction des diverses parties dont Huet a formé le corps de sa doctrine, l’étrangeté monstrueuse d’un système ou le matérialisme et le scepticisme sont chargés de préparer les voies à la foi et au spiritualisme chrétiens. Il a très bien montré comment peuvent, au contraire, s’accorder sans trop d’efforts la philosophie cartésienne et les dogmes évangéliques, la raison guidée par la sagesse et la révélation divine. S’aidant, en cette double tâche, tour à tour de citations fournies par la science et d’argumens donnés par la logique, il a atteint son but, qui était de convaincre le lecteur des erreurs de Huet. À cette rapide analyse du solide ouvrage de M. Bartholmess, nous n’ajouterons qu’un mot. Plus que ses erreurs même, un fait condamne Huet. Le XVIIe siècle, dont le caractère propre est d’avoir réuni dans un culte semblable la foi et la raison, dans un même respect la pensée indépendante et l’autorité religieuse, fut cartésien par ses grands hommes. Quand la philosophie de Huet parut, les docteurs de Port-Royal la réprouvèrent hautement, et Bossuet l’accueillit avec un froid silence. P. R.



V. DE MARS.
  1. Plans de Gouvernement, œuvres complètes de Fénelon, t. XXII, p. 579-82.
  2. Franck ; rue Richelieu, 69.
  3. Soirées de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 131.