Anonyme
Bulletin bibliographique, 1850
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 5 (p. 958-960).
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BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.


Histoire de la civilisation et de l’Opinion publique en France, en Angleterre, etc., par William-Alexandre Mackinnon, membre du parlement anglais[1]. -Dans un temps d’anarchie intellectuelle, il ne saurait être de sujet plus vaste ni plus grave que celui qui fait la matière de ce livre. Pour oser s’attaquer à des problèmes de cette nature, il faut une grande confiance d’esprit jointe à la connaissance approfondie des faits et des systèmes dont l’enchaînement forme l’histoire du monde. C’est assez dire qu’il n’est point surprenant que l’on échoue en les abordant ; il le serait au contraire que l’on pût réussir à pénétrer dans leurs replis obscurs. Une histoire philosophique et complète de la civilisation est une œuvre à peine possible pour le plus haut génie. Il est cependant divers aspects sous lesquels les développemens et les vicissitudes de l’esprit humain pourraient être envisagés avec succès et avec fruit pour l’époque présente. Quels sont les rapports de l’esprit de l’antiquité avec celui des temps modernes ? Ou, si l’on voulait se restreindre, quel est au point de vue social le changement que la révolution française a introduit dans les procédés et dans les allures de l’intelligence ? Voilà le côté par lequel une histoire de la civilisation eût touché directement aux intérêts du jour. La solution de ce problème nous eût peut-être révélé le secret des défaillances et des égaremens de la pensée moderne, de l’anarchie intellectuelle et de la stérilité philosophique à laquelle la société présente semble condamnée. Quoi de plus digne des préoccupations des écrivains et de l’attention de toute l’Europe atteinte ou menacée du même mal !

M. Mackinnon a passé rapidement sur ce contraste des deux grands principes de civilisation qui se sont jusqu’à ce jour partagé le monde. Et cependant bien des faits contemporains pouvaient le mettre sur la voie. Qu’est-ce que cette perpétuelle oscillation de la pensée qui fait le trait principal de l’histoire contemporaine ? Qu’est-ce que cette lutte engagée depuis 39 entre la tradition du passé et les théories ! Pourquoi cette alternative de victoires et de défaites parmi lesquelles le passé n’est pas toujours le vaincu ? Pourquoi enfin les modernes théories, alors même qu’elles ont été victorieuses et se sont vues armées de la plus grande force possible, n’ont-elles réussi à rien fonder que l’on puisse tenir pour durable ? Apparemment parce que l’esprit du passé n’était pas aussi éloigné de la vérité que l’on voudrait nous le faire croire, et parce que l’esprit moderne n’en est point aussi près qu’il le prétend dans son orgueil juvénile. Les deux principes se distinguent, quant à présent, par des résultats tout opposés et qui sont évidemment en faveur du passé. Les principes d’où les sociétés anciennes sont sorties ont produit des croyances fortes, des vertus énergiques ; ils ont donné de la puissance aux gouvernemens et de l’essor aux individus ; ils ont provoqué l’intelligence et l’activité humaines à se déployer sous leurs formes les plus brillantes et les plus grandioses. Les principes de la société moderne ont sans doute jeté aussi un grand éclat dans leur premier élan ; mais cet éclat ne s’est point soutenu. Ils ont produit une grande somme de science ; de liberté et de bien-être ; mais le goût du droit, vivement surexcité, a fait oublier le devoir : l’amour de l’aisance a détourné de la vie de sacrifice et de dévouement ; enfin la science, en exaltant la raison pure, a créé dans les consciences un universel scepticisme. Le chef actuel de l’école philosophique en France a divisé les manifestations de l’humaine intelligence en deux époques principales, celle de la spontanéité ou de la foi et des religions, celle de la réflexion ou de la science et des philosophies. Qui vaut le mieux de la spontanéité pure et simple accompagnée de fortes croyances ou de la réflexion suivie du scepticisme ?

M. Mackinnon a décliné cette question de principe et de croyance, qui aurait eu pour l’époque actuelle un si vif attrait. En revanche, s’il a négligé la partie métaphysique du problème, il a sainement apprécié le rôle des lois et des hommes dans le mouvement des sociétés. Placé au point de vue de l’Angleterre constitutionnelle, il est dans la position la plus favorable pour juger la civilisation par son côté pratique. Il sait tout ce que son pays doit à la sagesse de sa législation politique et aux vertus civiques de ses hommes d’état. Quoiqu’il faille attacher une importance de premier ordre à la question des institutions, celle des hommes en a peut-être une plus grande encore. L’un des compatriotes de M. Mackinnon, M. Disraëli, dans un de ses romans politiques, a fait remarquer avec raison que les institutions les meilleures ne sont rien sans les hommes, et que les hommes, avec une forte discipline intellectuelle, remédient sans peine au vice des lois. Rien de plus vrai. Nos aïeux, avec des lois détestables, sans équité et sans unité, n’ont-ils pas atteint au plus haut degré de la vie sociale ? Tout au contraire, avec des lois incontestablement supérieures sous le rapport de la justice et de la science, nous trairions péniblement une existence sans énergie. Tout revient donc en définitive à une question de discipline intellectuelle.

« C’est dans le gouvernement républicain, dit Montesquieu, que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation. » L’on sait quelle était sur le même sujet la pensée du père de la république démocratique et sociale, de l’auteur d’Émile ; on sait combien il se montra préoccupé de la discipline propre à faire des citoyens en vue de cet exercice de la souveraineté individuelle, dont il a été le premier théoricien. Tous les maîtres qui, depuis les deux grands disciples de Socrate, ont traité du gouvernement et de la société ont proposé aux hommes d’état l’éducation publique pour principal objet. C’est aux démocraties qu’il est donné de comprendre le mieux cette indication de la science. Elles ne peuvent subsister qu’à force de bon sens et de génie ; elles ne parviennent à se maintenir qu’à la condition que les classes lettrées y prennent, par leur intelligence et par leurs vertus, assez d’ascendant pour suppléer à la faiblesse des institutions. En parlant de la charte de 1830, M. Mackinnon a signalé le danger qu’il y aurait à étendre la jouissance du droit politique à tout le peuple avant que le caractère moral et politique de ce peuple l’eût rendu apte à en jouir. La force a tranché la question. Le danger a éclaté à la fois dans la moitié de l’Europe. Il s’agit pour les classes lettrées de conserver ou de reprendre avec énergie l’influence et l’empire, ou les sociétés périssent. Par bonheur, l’ascendant des lumières a sur l’ignorance des masses plus d’autorité que l’on ne pense, à la condition qu’il soit entoure de quelque reflet de grandeur. Pourquoi donc en effet le peuple a-t-il, durant tant de siècles accumulés, si complaisamment supporté la domination pesante des classes privilégiées et des pouvoirs soi-disant de droit divin ? Est-ce par bassesse d’ame et par faibles de cœur ? Non ; si le paysan n’a pas secoué plus tôt l’intolérable joug de la féodalité, c’est qu’il sentait une véritable supériorité d’intelligence et de courage en ceux qui lui commandaient, c’est parce qu’il voyait plus de dévouement et d’audace, plus de noblesse d’esprit et de caractère à mener une existence guerroyante pour Dieu et la patrie qu’à labourer un champ. Voyez l’aristocratie et la bourgeoisie anglaises : n’ont-elles pas conservé sur le peuple cet ascendant du génie et du civisme ? Le peuple, de son côté, par un long usage de la liberté politique, a contracté l’habitude de s’en reposer sur ses chefs ; il a des traditions et des mœurs politiques, il suit des routes battues ; il les suit de confiance ; il obéit respectueusement, sans susceptibilité ni jalousie. Le peuple anglais croit à la supériorité des hommes qui le gouvernent, parce qu’en effet ils justifient l’opinion que ce peuple a de leur mérite. M. Mackinnon nous indique avec beaucoup de raison que le salut des sociétés est en partie dans le rétablissement de ce respect de la hiérarchie.

À ce point de vue, le malheur de la société française est peut-être que la bourgeoisie n’ait pas toujours bien compris la portée de son rôle, et n’ait pas su le prendre d’assez haut. Il semble, en effet, qu’en succédant à la situation et à l’autorité de l’ancienne noblesse, la bourgeoisie n’ait tenu à lui emprunter que ses dehors et ses vanités, en laissant se dégrader le brillant héritage de dévouement, d’énergie et de sévère hardiesse que la vieille bourgeoisie parlementaire léguait autrefois à ses descendans. La bourgeoisie d’à présent, dépourvue de toute tradition de famille, s’étiole dans le bien-être dès la seconde génération, et les hommes qui depuis de longues années lui ont donné quelque lustre sont pour la plupart des nouveaux venus qui se sont élevés par le labeur et la lutte du fond du prolétariat, comme si elle ne contenait point dans son sein assez de vertus viriles et fécondés pour s’alimenter et se reproduire par elle-même ; mais les calamités qui l’ont frappée si profondément depuis deux ans ont été pour elle une leçon, une épreuve dans laquelle elle a déjà puisé une force qu’on ne lui connaissait plus. En ce sens, le malheur lui a été profitable : il lui a inspiré un sentiment plus haut de sa mission ; il lui a enseigné que son salut, celui de la société, dépendent de son courage et de son intelligence. Dès à présent, elle a d’autres préoccupations que de vivre heureuse et tranquille. Elle sent qu’elle est responsable de l’avenir du pays et de la civilisation ; déjà elle a ressaisi le pouvoir, et, en l’exerçant, elle va se rendre digne de le conserver sans contestation. Ainsi se rétablira ce sentiment de la hiérarchie, cette pondération des forces sociales que M. Mackinnon nous fait remarquer avec complaisance et fierté dans son pays, et qu’il nous montre comme une des principales conditions du progrès de la civilisation.



V. DE MARS.
  1. 2 vol, traduits de l’anglais, chez Comon, quai Malaquais, 15.