Bucoliques (Jules Renard)/La plus vieille

LA PLUS VIEILLE



I

Les Laveuses.


Ce sont de vieilles femmes qui ne bavardent guère et que n’excite plus le passant de la route. Elles lavent du matin au soir, en désespérées, car elles vont bientôt mourir, et il est trop tard pour changer de vie.

Si encore il ne faisait pas si chaud ! L’une d’elles, sans que les autres rient, a poussé sa boîte à laver, garnie de paille, jusque dans l’eau. Ses jupes trempent ; et elle tape dur, tandis que la rivière lui caresse fraîchement les genoux. C’est Honorine, c’est la plus vieille de toutes. On ne la voit par les rues que sous sa hotte pleine de linge, comme si elle déménageait toujours.

— Vous êtes bien, là, lui dit mon amie.

La vieille laveuse relève un front de terre cuite, et dit qu’à la fin on s’y habitue, et que, malgré l’eau douce, le soleil brûle aujourd’hui comme le diable.

— J’en sais quelque chose, dit mon amie toute fière. Regardez mes mains. Elles sont noires. Dès que j’arrive à la campagne, le soleil fait de moi une négresse.

La vieille laveuse s’arrête de battre le linge et fixe sur mon amie des petits yeux décolorés. Une idée la tracasse. Elle réfléchit avant de parler, puis elle dit avec respect d’une voix qui monte de la rivière :

— Madame, est-ce que le soleil passe à Paris ?


II

La Dame Blanche.


Et vous, mère Honorine, avez-vous vu la dame blanche ?

— Non, pas moi, mais mon frère Toine, qui est mort, l’a vue.

— Où donc ? Quand ça ?

— Toutes les fois qu’il menait des chargements de briques au canal. Il était obligé de voyager la nuit. Il partait le soir pour arriver le lendemain matin, de bonne heure. Il lui fallait traverser le bois, et, dès qu’il y entrait, la dame blanche sautait derrière lui, sur le chariot.

— Comment était-elle ?

— Il faisait trop noir ; mon frère Toine ne la voyait pas.

— Et que disait la dame blanche ?

— Elle ne disait mot. Elle s’accrochait avec les mains aux épaules de mon frère Toine et lui soufflait dans le cou.

— Avait-il peur ?

— Mon frère Toine ne craignait rien. Il était seulement gêné pour tenir les guides et il ne bougeait plus jusqu’à la sortie du bois. Alors la dame blanche bondissait par terre et le laissait continuer sa route.

— C’est arrivé souvent ?

— Aussi souvent que mon frère Toine me l’a raconté.

— Et vous l’avez cru ?

— Mon frère Toine n’était pas un menteur.

— Y a-t-il longtemps que la dame blanche est apparue à quelqu’un ?

— Depuis la mort de mon frère Toine, elle apparaît moins. Elle devient rare, de plus en plus rare.

Et nous rêvons un peu. Honorine rêve trouble, et moi je songe à cette dame blanche que je me rappelle bien avoir presque vue un jour, étant petit.

Les doigts secs d’Honorine se nouent comme de la vigne au creux de son tablier. Dans ses bas de laine noire, que lui restet-il de ses pieds ? Il y a quatre-vingt-six ans qu’elle marche avec. Dévêtue, elle terrifierait.

Elle ne se souvient pas d’avoir été malade, malade à crier, sauf quand elle s’est cassé le doigt.

Elle a peut-être eu des fluxions de poitrine, mais elle les soignait en buvant de l’eau de puits. Dès qu’elle apercevait le médecin, elle se sauvait par la porte de derrière, dans le jardin.

Elle écoute si je lui parle encore, ou plutôt elle regarde si mes lèvres remuent.

— Plaît-il ?

— Rien, Honorine. Vous me quittez ?

— Il faut, dit-elle, que j’aille chez M. le curé. Il a du monde à dîner ce soir et je suis de vaisselle.


III

La Fin.


C’est, chaque année, plus incroyable qu’elle vive encore.

Quand va-t-elle mourir ? Nous attendons. Mourra-t-elle dans son lit, sur la route, à l’hospice ? Elle ne veut pas qu’on lui parle de l’hospice et elle menace d’y faire damner tout le monde. Comme elle s’ennuie à la maison, c’est plutôt sur la route interminable qu’elle tombera, sans qu’on la pousse, morte, sans qu’on l’ait écrasée.

Souvent elle s’arrête et dit :

— Ce n’est pas juste de vivre si longtemps.

Elle veut dire : « si longtemps malheureuse », car sa misère dure comme sa vie.

Quoiqu’elle ait le pain et le lard assurés, elle grogne, parce qu’on l’empêche de s’occuper de la marmite.

Sa petite-fille lui dit :

— Grand-mère, votre soupe est trempée.

— Je n’en veux pas de ta soupe, répond la vieille.

Elle fait le geste de flanquer, du sabot, son écuelle par terre, puis elle se décide, à cause du lard frit.

Elle reste aussi gourmande du café qu’on lui offre, et elle dit, pour remercier :

— Ce n’est pas de l’eau sale !

serait déraisonnable de lui donner beaucoup d’argent à la fois. Ayant, un jour, reçu cinq francs, elle va chez les quatre épiciers de la commune et elle s’offre pour cent sous de fromage de gruyère qu’elle laisse moisir au fond de l’arche.

Donnez-lui une pièce de cinquante centimes, c’est bien assez.

— Je ne la perdrai pas, dit-elle, je la cache dans mon mouchoir.

Elle ne la perdra pas, mais elle l’oubliera, parce qu’elle ne se mouche plus.

Cette vieille, aux mains usées jusqu’aux nœuds par les lessives, qui a tant lavé de linge et de vaisselle de riches, perd ses habitudes de propreté paysanne.

— Je descends à la rivière, dit sa petite-fille, ôtez votre jupon, je le savonnerai.

— Non, voleuse ! dit la vieille.

Restée seule, elle rumine, quitte son jupon et le jette dans le feu.

— Si vous êtes maligne comme ça, lui dit-on, vous n’irez pas au paradis.

Sans se redresser, parce qu’il faudrait pouvoir, elle lève sa face humaine, terreuse, déformée par tous les coups du sort, coups de poing, coups de pied, coups de bâton, et elle ouvre une bouche noire, incendiée, éteinte.

— Ah ! dit-elle, le paradis, où donc qu’il est ?

— Ma pauvre vieille, je ne sais pas.

— Le savez-vous ? crie-t-elle.

Comme elle est sourde, on ne peut, pour répéter « qu’on ne sait pas », que hausser les épaules.

Elle hausse les siennes et dit :

— Si j’étais seulement morte !