Bucoliques (Jules Renard)/La plus heureuse du village

LA PLUS HEUREUSE
DU VILLAGE


Son mari qui buvait et la battait est mort à temps. Depuis, elle peut se dire la plus heureuse de toutes. Il lui reste quelques terres, dont une vigne, et quelque argent. Elle n’a pas besoin de travailler. Elle se laisse vivre, à l’ombre ou au soleil selon l’heure du jour, ses dix doigts joints, l’été sur un caraco blanc, l’hiver sous son épais fichu de laine noire. Elle ne connaît personne au village qui ne souhaite d’être à sa place, et elle ne la céderait à personne. Même quand son père, après son mari, l’a quittée, elle était déjà trop bien partie vers le bonheur pour s’arrêter. Elle pleura décemment le vieil homme et l’oublia sans effort. Et, désormais seule au monde, elle ne craint plus qu’un nouveau deuil lui fasse perdre sa bonne mine ! On ne se lasse pas de s’étonner.

— Madame Louise, vos cheveux sont encore noirs !

— Holà ! qu’est-ce que vous me dites donc ?

— Noirs et ondulés ; je vous félicite.

— Holà ! Seigneur ! que vous êtes drôle !

— Votre figure brille comme un meuble d’acajou.

— Faut-il qu’il soit permis de tant se moquer d’une vieille femme ?

— D’une vieille femme qui a toutes ses dents et qui ne songe, je le parierais, qu’à se remarier. Ah ! madame Louise, celui qui tombera sur vous ne se fera pas mal !

— Si je risquais un coup pareil, comme une libertine, dit Mme Louise, le village me jouerait la musique, à ma noce, avec des clefs et des chaudrons. Je tiens autant à la paix qu’à la santé.

— Peut-on savoir quel régime vous suivez pour vous porter ainsi ?

— Je bois, dit-elle, je mange et je dors comme tout le monde.

— Madame Louise, vous avez un secret, des recettes de cuisine ?

— Holà ! mon Dieu ! vous allez me faire trop rire.

— Sérieusement, madame Louise, votre principale dépense n’est-elle pas la nourriture ? Ça doit coûter cher de viande, une belle dame grasse comme vous.

— La viande me tourne sur le cœur. Je suis née forte et bien corporée, je n’ai eu qu’à me maintenir.

— Quels sont vos frais par jour ?

— Que vous êtes curieux !

— Comptons voir, madame Louise. Vous dites, n’est-ce pas, deux sous de lait ?

— Allons ! oui.

— Après ?

— Un sou et demi de pain.

— Bon. J’inscris pour additionner.

— Un sou de café, deux sous de beurre. Chacun sait ce qui bout dans son pot : j’ai ma provision de lard et mon vin, du vin de ma vigne. J’en bois un verre à chaque repas.

— C’est tout ?

— Oh ! non. Des fois, je me promène dans les champs avec mon panier et je cherche une salade de pissenlits. J’ajoute un œuf. Je me régale.

— Et le dessert ?

— Du fromage à la crème ou une prune de mon jardin.

— À quelle heure vous levez-vous ?

— Sept heures. Et toute chaude, sortant du lit, j’avale mon café. Je fais mon ménage jusqu’à midi.

— Madame Louise, j’ai rarement vu une maison tenue comme la vôtre.

— C’est facile de garder propre une petite maison. Je la trouve assez grande pour moi. À midi, je déjeune. Ensuite je me peigne et je voisine de porte en porte.

— Et qui lave votre linge ?

— J’en salis trop peu pour faire la lessive. Quand mes voisines la font, elles me demandent si je n’ai rien à mettre dans leur cuvier. Je leur donne mon petit paquet de linge. Elles me le coulent et je le lave moi-même à la rivière. Par les temps doux, c’est un plaisir, mais mon meilleur moment, je le passe assise sur l’escalier, le soir, dès que le vent se calme et que le soleil se couche derrière les maisons.

— Économe, sobre, propre, madame Louise, vous êtes une maîtresse femme.

— Oh ! il m’arrive de faire des folies ! Une fois par an, je vais à la ville, chez le marchand de nouveautés, et je m’offre un cadeau, et je me paie ce qu’il a de plus solide et de meilleur teint en boutique.

— Seriez-vous coquette ?

— Vous me croirez si vous voulez, je n’utilise pas ce que j’achète. Je le serre dans mon armoire et je regarde de temps en temps ma richesse sur les rayons. J’aime mieux la toile pour une paire de draps que les draps, et l’étoffe d’une robe que la robe.

— Quelque jour on vous volera. Vous n’avez pas peur ?

— Depuis que je n’ai plus peur de mon mari, je n’ai peur de rien.

— Il vous a fait la vie si dure !

— Je ne voudrais point en dire du mal, parce qu’il faut respecter les morts. Que le bon Dieu lui pardonne comme je n’y pense plus. C’était un vaurien, buveur, menteur et feignant. Il se jetait sur moi comme un taureau. Je ne savais pas s’il allait me battre ou me caresser. Il me battait plutôt, pour son plaisir. Être battue par un ivrogne empesté, ça m’humiliait, et à la fin je lui rendais ses coups, quoique moins forte. D’ailleurs, il perdait la raison. Un soir, il rentre, dans un état qu’on ne peut dire, il jette par terre deux ou trois chétifs poissons qu’il avait péchés avant de boire à l’auberge, et il me dit :

— Fais-les cuire.

Je lui réponds :

— Mon feu est éteint. Je ne veux pas le rallumer pour tes petites saletés.

— Allume du feu !

— Il n’y a plus de bois. J’ai brûlé la dernière bûche ce matin.

Vous devinez bien qu’il y avait du bois et que ce n’était là qu’une ruse de mon invention.

Il me crie des noms que le respect m’empêche de répéter.

— Ah ! il n’y a plus de bois ? Attends !

Et il attrape une pioche. Je m’imagine qu’il va me tuer et je fais mon signe de croix. Mais il saute sur une chaise et se met à cribler de coups de pioche les poutres du plafond, et il commence à le démolir. Et à chaque éclat de poutre il hurle :

— Tiens ! En voilà du bois, et encore ! et encore !

Je ferme la porte à clef et je me sauve chez les voisins. Et lui, il continue de piocher le plafond, et il aurait détruit la bâtisse, s’il n’était tombé le nez dans les gravats où il a ronflé toute la nuit.

Quelque temps après, le bon Dieu m’en a débarrassée.

— Ainsi, vous êtes la plus heureuse des femmes, parce que votre mari est mort.

— Ma foi, je mentirais si je disais que je le regrette.

— Il n’y a pas que des hommes méchants. Vous ne vous ennuyez jamais toute seule ?

— Moi, je vivrais comme ça aussi longtemps que le bon Dieu.

— Ce n’est guère possible, madame Louise. Vous craignez la mort ?

— Oui, mais j’espère aller au paradis.

Madame Louise dit cela d’un ton grave. Et pourquoi n’irait-elle pas ? Elle ne fait de mal à personne, et quand elle ne veut pas dire du bien des autres, elle se tait. Elle ne manque ni la messe, ni les vêpres, et elle suit tous les cercueils qu’on porte en terre. Plus tard, aussitôt morte, elle montera droit vers Dieu. Mais ce sera peut-être dur, car elle déteste marcher, et si le chemin du ciel est trop raide, elle dira souvent :

— Holà ! mon Dieu Seigneur ! je vas glisser !