Bucoliques (Jules Renard)/Cousine Nanette

COUSINE NANETTE



I

Le Chemin de fer.


Ma cousine Nanette mourrait plutôt que de monter en chemin de fer. Déjà elle méprisait les voitures parce que, si on a des pieds, c’est pour qu’ils servent.

— Vous n’êtes qu’une originale, lui dit son gendre, domestique au château.

Mais Nanette hausse les épaules chaque fois qu’elle entend le bruit du train qui roule là-bas, dans la campagne. Elle se défie, car aujourd’hui on ne sait plus quoi inventer.

— Allez donc le voir d’abord, lui dit son gendre, vous causerez après. Mais vous avez trop peur.

— Il passerait sous ma fenêtre qu’il ne me ferait point lever le nez de mon ouvrage, dit Nanette.

Elle se vante, la maman ! Elle est encore plus curieuse que têtue, et elle voudrait voir le chemin de fer, mais elle voudrait le voir seule, sans être vue.

Et tout à coup, un matin, elle part. Elle n’a prévenu personne. Elle s’est habillée, comme si elle allait au marché. Elle porte, dans son cabas, un morceau de pain et un morceau de fromage et, par l’élévation du soleil, elle saura l’heure de manger.

Sur la route, elle ne regarde rien, ni les arbres, ni les prés. Elle ne s’occupe guère du champ des autres. Elle tâche d’imaginer le chemin de fer. Elle sent bouger trois ou quatre idées dans sa tête, comme des petits chats. Puis les chats dorment. Elle n’y pense plus. Elle verra bien.

Elle sait où se trouve la prochaine gare. Mais elle serait gênée devant le monde. Elle connaît un meilleur endroit, dans le bois. On lui a dit que le chemin de fer y passe, sous un pont. C’est là qu’elle veut l’attendre.

Elle s’assied sur une borne et déjeune, et, de temps en temps, par crainte d’une surprise, elle se lève pour guetter.

Et d’abord il lui semble, bien que le ciel soit pur, qu’il fait de l’orage quelque part. Elle pose son cabas et son couteau à terre, se dresse, inquiète, et se place au milieu du pont, les mains jointes sur le garde-fou.

Dans une éclaircie, elle aperçoit une fumée blanche et tortue qui monte. Le tonnerre s’éloigne ou se rapproche comme un bourdon va et vient par une croisée ouverte. Puis les arbres sifflent et hurlent, et Nanette se bouche les oreilles. Elle saute en arrière du garde-fou et s’agriffe des pieds au pont qui tremble.

Une odeur de roussi la suffoque, et vite elle se signe : Elle a vu le diable.


II

La Galette.


C’est une espèce de galette qu’on appelle brûlée. C’est une galette plate et sèche que ma cousine Nanette fait, le jour qu’elle cuit, avec ce qu’elle gratte de pâte collée au fond de l’arche, quand elle a préparé tous ses pains de ménage. Et il faut encore, pour qu’elle se décide à faire sa galette, qu’il lui reste un morceau de beurre de la semaine. Mais j’aurais tort de m’imaginer que cette brûlée est pour moi. Nanette ne se préoccupe de personne. Elle utilise seulement les miettes de son arche.

Si je lui dis que j’aime la brûlée et que je ne connais rien de meilleur qu’un bout de brûlée chaude avec un verre de vin blanc, elle me répond :

— Moque-toi des pauvres gens comme nous. Va, mange tes gâteaux ; tu n’auras pas de notre galette de malheureux.

Voilà comme elle me répond, et le lendemain matin, de bonne heure, elle arrive portant sa brûlée dans une serviette. Elle la pose sur ma table et dit :

— Je t’apporte tout de même un quartier de brûlée. Si tu la veux, tu la prendras. Si tu ne la veux pas, tu la laisseras.

Je ne dis ni oui ni non.

— Je parie, dit-elle, que tu vas la donner à ton chien.

Je ne lève même pas les épaules.

— Et peut-être, dit-elle, que c’est trop grossier pour la fine gueule de ton chien, et qu’aussitôt que je serai partie, tu jetteras ma brûlée dans tes ordures.

J’ai l’air de ne plus entendre.

— Allons ! dit-elle, je vois que mon cadeau te chagrine. Je le remporte.

Et elle s’approche de la brûlée. Je me garde toujours de remuer. Mais elle se met à rire et me donne de petites tapes sur le bras.

— Tu es aussi malin que moi, me dit-elle.

— Ma chère cousine, lui dis-je, ce serait difficile, car vous êtes rudement maligne.

— Oh ! oh ! ma chère cousine, dit-elle ironique. D’abord, je ne suis plus ta cousine. C’était bon autrefois, quand je te mouchais et te talochais. À présent, te voilà Parisien. Comment une vieille déguenillée comme moi serait-elle la cousine d’un monsieur nippé comme toi ? Et même je te manque de respect. Je te tutoie par habitude. J’ai tort. Je vous demande pardon, monsieur.

— Bien, bien, madame, je vous pardonne, mais ne recommencez pas.

Cette fois Nanette se rend, domptée, et elle éclate de rire.

— Débarrasse ma serviette, dit-elle, que je m’en aille.

— C’est égal, lui dis-je, faut-il que vous m’aimiez pour quitter votre ouvrage et venir de si loin, malgré vos soixante ans, m’apporter, de l’autre côté de la rivière, une belle galette cuite à mon intention !

— Tu ne le mérites guère, dit-elle.

— Je le mérite, parce que je vous aime comme vous m’aimez.

— Je crois que le temps est au beau, dit-elle, mal à son aise.

— Et je remarque, brave cousine, que si vous ne venez pas souvent me voir, vous ne venez jamais les mains vides. C’est tantôt une galette, comme aujourd’hui, tantôt un fruit ou un œuf, tantôt même un poulet que vous laissez à la maison. Et vous n’acceptez rien en échange. Si je vous offre quelque chose de mon jardin ou de ma basse-cour, vous me riez au nez ; et si je proposais de payer vos cadeaux, vous me grifferiez la figure. Cependant vous êtes pauvre, et moi je suis riche. Et, à la fin, je me sens gêné de recevoir et de ne pas rendre, et je cherche, malgré votre refus, ce que je pourrais bien vous donner à mon tour.

— Oui, ça presse, dit Nanette renfrognée.

— Cousine Nanette, je vous le demande, je vous prie de me le dire : Qu’est-ce que vous désirez que je vous donne ?

— Donne-moi, dit-elle déjà loin, le pont pour me faire repasser la rivière.


III

Les Yeux de Nanette.


Comme j’écoute, au bord du bois, les perdrix se rappeler, Nanette me crie de loin, derrière moi :

— Tu n’as pas peur qu’ils gonflent ?

Mais à peine me suis-je retourné, qu’elle lève les bras et joint les mains d’étonnement.

— Oh ! oh ! dit-elle, c’est toi, cousin ?

— C’est moi, cousine. Vous me preniez donc pour un autre ?

— Je te prenais pour le berger de la ferme. Je ne t’apercevais que de dos, et tu étais là, immobile, planté sous le chêne, comme un berger qui garde ses moutons. Excuse-moi.

— Vous ne me vexez pas, lui dis-je. Je ferais presque un berger. J’ai déjà un vieux chapeau, un chien, une canne en guise de houlette, et il ne me manque que des moutons.

— Tu vas rire, dit-elle ; je croyais voir aussi tes moutons. Regarde ces tas de fumier qui se dressent partout, et attendent qu’on les écarte sur le chaume. Je t’assure que, de la vigne où j’étais, ils avaient l’air de moutons ?

— Je m’explique maintenant votre phrase : Tu n’as pas peur qu’ils gonflent !

— Tu comprends, je me disais : Le berger s’attarde. Il laisse se soûler ses moutons, et leur ventre va éclater. Hein ! crois-tu ? Ah ! je suis joliment attrapée !

— Est-ce que par hasard, ma cousin/, votre vue baisserait ?

— Tu peux dire que mes yeux sont perdus. Je ne reconnais pas les gens. Je n’ose plus aborder quelqu’un dans la rue. Et je me suis trouvée honteuse, hier, parce que des étrangers se moquaient de moi. Imagines-tu que je ramasse autant de cailloux que de pommes de terre arrachées ?

— Mais vous n’êtes pas vieille, vieille ?

— C’est ce qui me désole. Si je ne vois rien à mon âge, je me demande ce que je verrai à quatre-vingt-dix ans.

— Vous ne devriez plus sortir le soir. Vous ramenez seule vos vaches du pré à l’écurie. Vous finirez par les perdre en route.

— Je marche tout contre elles, à une longueur de bâton. Et puis Blanchette fait tache blanche et je vois mieux les blancheurs que le reste. Ainsi, là-bas, j’aperçois quelque chose de blanc, mais je distingue mal.

— Ce sont les murs du cimetière neuf.

La cousine Nanette regarde longtemps du côté des murs.

— J’aimais mieux l’autre cimetière, dit-elle ; je trouve celui-là trop loin de l’église. Il faudra faire un chemin du diable.

— Dame ! cousine, pour aller en enfer !

La taquinerie manque son effet habituel. Ma cousine n’est pas d’humeur à discuter religion, ce soir. Une pensée grave la préoccupe. Elle se dit que sa vue lui jouera une mauvaise farce. Elle se repent d’avoir ri tout à l’heure de sa méprise. Elle se croyait moins près du nouveau cimetière.

Personne ne se décide à l’étrenner, et il attend toujours sa première tombe.

Les yeux de ma cousine s’efforcent de le fixer, et, comme des petites fenêtres à rideaux clairs, ils ne reflètent que de pâles images. Son bonnet de paysanne lui serre étroitement la tête et pas une mèche de cheveux ne s’échappe. D’ailleurs elle a, toute sa vie, caché pudiquement ses cheveux, et comme elle dort la nuit avec son bonnet, son mari même ne connaît pas leur nuance.

— Qu’est-ce que tu faisais là sous le chêne ? dit elle enfin, délivrée d’une réflexion pénible.

— J’écoutais chanter les perdrix.

— Belle occupation, dit-elle, pour un jeune homme qui a tous ses membres !

— C’est un plaisir, cousine. Je viens chaque soir ici. Les perdrix, dispersées dans le jour, ont l’habitude de se réunir à cette corne du bois où elles passent la nuit. Les unes arrivent en piétant le long des haies. Un vol silencieux et droit rapproche les autres. Dès qu’une perdrix a rejoint la bande, elle se tait, et les appels qui se croisaient d’abord de tous côtés, cessent peu à peu, un à un, jusqu’au dernier qui reste sans réponse.

— Tu parles comme un avocat, dit Nanette, et naturellement tu vas mettre ça dans tes écrits.

— Juste, cousine.

— Et je parie, dit-elle hésitante, que tu y mettras… que je t’ai pris pour le berger de la ferme ?

— Je ne me gênerai pas, cousine.

— Tu as de l’aplomb ! dit-elle. Et si je te le défends ?

— Je vous désobéirai. Mais, au fond, vous êtes flattée.

— Moi, je me fiche de tes écrits ! Je ne sais seulement pas les lire.

— Je vous les lirai. Je ne dis aucun mal de ma brave cousine.

— Je te traînerais plutôt à la justice de paix !

— Je n’ai pas peur et vous serez contente.

— Contente que tu écrives, comme l’année dernière, que je crains l’orage ?… Oh ! ne mens pas ! Le maître d’école m’a lu le papier.

— Craignez-vous l’orage, oui ou non ?

— Oui, je le crains. Je crains la colère de Dieu. Je ne suis pas une impie. Mais est-ce que ça te regarde ? Est-ce que, moi, je répète ce que tu me dis, bavard, rapporteur ?

— Chacun son métier, cousine.

— Joli métier, le tien ! dit-elle. Et, alors, tu mets dans tes écrits toutes mes paroles ?

— Toutes les vôtres et toutes celles des autres. Et je mets avec, tout ce que je vois, les gens, les bêtes et le pays.

— Comment ? tu écris le bois, la rivière ?

— Et le pont, et le moulin, et le château. et les herbages. Du moins, j’essaie, cousine.

— Et tu écrirais notre petit pré des saules ?

— Je voudrais bien.

— Ensuite, tu adresses tes papiers à Paris. Le facteur me dit que tu en bourres sa boîte. Et qu’est-ce qu’on fait de tes écrits là— bas ?

— On les imprime dans les journaux.

— Dans le Petit Journal ?

— Oh ! non, il est trop petit.

— Et dans les almanachs ?

— Oh ! pas encore. Il n’y a rien de plus difficile que d’être imprimé dans les almanachs.

— Je ne peux pas me figurer, dit Nanette, que les bêtises de notre pays intéressent les Parisiens.

— Les vôtres surtout les amusent.

— Ah ! ah ! dit Nanette, elles sont plus bêtes. Et ceux qui les lisent te donnent de l’argent ?

— Ils le donnent au propriétaire du journal qui me le redonne après en avoir retenu une partie. C’est un calcul compliqué.

— Mâtin ! dit Nanette, tu as de la veine de pouvoir faire ton commerce à des lieues et des lieues de distance. Mais tu devrais me céder un peu de ce que tu gagnes, quand tu me racontes, moi.

— À votre service, cousine.

— Merci, cousin. La monnaie mal gagnée brûle les doigts. Tu n’as pas honte de t’enrichir à ce métier de propre à rien ! Espèce de grand fainéant, je ne m’étonne plus que tu conserves des mains de demoiselle ! Et je suis sûre qu’ils te paient un bon prix ?

— Très cher.

— Ils sont fous, dit Nanette, qui s’éloigne et gesticule ; tu peux leur répéter ça de ma part, à tes marchands d’écritures : Ils sont archifous !