Bucoliques (Jules Renard)/L’Espoir du village
L’ESPOIR DU VILLAGE
I
Grelutot.
Voici que, par l’échalier, une bande de gamins saute dans le pré. Ils tiennent des lignes, mais déjà las de pêcher, ils les posent au milieu des joncs, et tandis qu’elles se mêlent à la dérive, la petite troupe se demande à quoi on pourrait bien jouer.
Le plus grand, le mieux habillé, celui que les autres appellent le maître d’école, parce que c’est le fils du maître d’école, aperçoit dans un coin du pré une cabane qu’il ne connaissait pas, et il y court avec ses camarades sur ses talons.
La cabane paraît toute neuve. Les branches ont encore des feuilles vertes. Fort habilement dressée, elle s’appuie contre la haie et sa porte, retenue par des gonds d’osier, s’ouvre et se ferme, comme une vraie porte !
Un homme passerait et le petit maître d’école peut entrer et marcher tête haute à l’intérieur, de long en large, sur le sol battu. Derrière lui, ses camarades entrent et sortent comme leur chef et font ce qu’il fait.
— Allez, les gars, tout le monde dans la cabane ! ordonne le petit maître d’école, et fermons notre porte.
Ils sont chez eux. Serrés, empilés, ils retiennent leur langue et leur souffle. On croirait la cabane vide.
Leur premier sentiment est d’admirer et ils déclarent que, pour construire une pareille cabane, il faut un rude malin.
Ils ont beau chercher, personne ne devine son nom. Puis, la troupe se fatigue. Elle se plaît de moins en moins à visiter, occuper et quitter toujours la même cabane. On la regarde de travers, d’un œil jaloux, méchamment. Il ne reste plus qu’un moyen de jouer avec : la démolir.
Le petit maître d’école donne le signal. Il arrache la porte. Ses amis attaquent les murs et le toit, et bientôt chacun foule aux pieds sa part de ruines.
Après le pillage, la troupe se retire au bord de la rivière, où les lignes achèvent de s’embrouiller, et repue, morne, elle attend l’ennemi.
Il ne tarde pas à se montrer.
— Je m’en suis douté, dit le petit maître d’école, que la cabane était à Grelutot.
Ses camarades disent, comme lui, que personne, excepté Grelutot qui va nu-pieds, couche dehors, vole les raisins, dont le père se saoule et dont la mère est si sale, ne pouvait réussir la cabane qu’ils ont détruite.
Sans se creuser la tête, Grelutot comprend vite ce qui est arrivé. Il louche du côté du petit maître d’école et de sa troupe qui l’observent avec émotion. Bien qu’ils aient la supériorité du nombre, ils se défient et, quoique seul, Grelutot ne se sent pas plus brave qu’eux. Il jure le nom de Dieu, fouille du sabot les branches de sa cabane et gesticule.
— Ah ! si je savais qui, si je savais qui !
— Qu’est-ce que tu ferais ? dit de loin le petit maître d’école.
— Tu verrais, dit Grelutot.
— Qu’est-ce que nous verrions ?
— Vous le verriez, si vous étiez près de moi, dit Grelutot.
— Nous sommes bien où nous sommes, dit le petit maître d’école. Viens si ça te plait.
— Viens-y donc, toi, plutôt !
— Si tu fais la moitié du chemin, nous ferons l’autre, dit le petit maître d’école qui reprend du courage pour lui et sa troupe.
— Oui, dit Grelutot, vous vous mettez tous contre un.
La troupe, piquée, délibère… Il faut de la justice. Enfin le petit maître d’école, sûr de ses fidèles amis, se détache prudemment, à pas comptés, et fait sa moitié de chemin.
— Me voilà, dit-il, se dandinant comme s’il avait bu.
— Qu’est-ce qui te parle ? dit Grelutot.
— C’est moi qui te parle.
— Oh ! ce n’est pas à toi que j’en veux, dit Grelutot.
— Vous l’entendez, dit le petit maître d’école à ses camarades ; restez là, je n’ai pas besoin de vous.
Mais, d’un bond, toute la troupe rassurée rejoint son chef ; ils se bousculent du coude et de l’épaule et font l’autre moitié du chemin.
Grelutot pense qu’il est perdu. Dans ce cercle hostile, il ne peut que s’accroupir et tripoter machinalement une motte de terre. On dirait que c’est un petit garçon très doux qui sait s’occuper tout seul avec un rien et que d’autres petits garçons viennent voir.
— Laissez-moi m’amuser, dit-il.
Et il n’y a plus aucune raison de bataille. C’est à peine si on donne une chiquenaude à la casquette de Grelutot et s’il pleut une poignée d’herbe sur ses guenilles. Comme, par derrière, quelqu’un lui envoie, d’une jambe molle, un coup de pied qui n’arrive pas.
— Laissez-le tranquille, dit le petit maître d’école. Puisqu’il ne commence pas le premier, ne commençons pas les premiers.
Dès que Grelutot a fini de jouer, il se redresse et, baissant les yeux, frottant ses pieds, il s’éloigne sans se presser, et il s’arrête encore çà et là, de peur qu’on ne croie qu’il se sauve. Déjà personne ne fait plus attention à lui quand, repris d’une rage tardive, il s’écrie :
— D’abord, fichez-moi la paix !
Et il ramasse une pierre qu’il jette au hasard, sans viser, car, à force de reculer pour se mettre hors d’atteinte, il y a mis les autres. La pierre inutile retombe quelque part.
— Ch… au bout, dit le petit maître d’école railleur.
— Oh ! par exemple, m… pour toi ! répond Grelutot.
— Je t’emm… aussi ! dit le petit maître d’école.
— Et moi je vous emm… tous ! crie Grelutot exaspéré.
— M… ! m… ! m… ! m… ! réplique toute la troupe.
— Mangez-la… votre m… ! hurle Grelutot.
Et jusqu’à ce que leur gorge sèche de soif, les enfants de mon village récitent par cœur, à haute et intelligible voix, ce qu’ils savent le mieux.
II
L’École en plein vent.
Comme le mécanicien, la réparation faite, poussait ses derniers coups de pompe, notre grand frère Maurice s’adressa au petit garçon et à la petite fille accourus à l’arrêt de notre voiture et qui reniflaient, intéressés et sages. Le petit garçon avait un fouet sur l’épaule, et la petite fille, n’en ayant point, semblait à sa garde.
— Mes chers amis, leur dit Maurice, je vous demande pardon de vous avoir dérangés. Vous voyez que ce n’est pas ma faute, mais celle d’un clou fâcheux. Rassurez-vous. Il n’y a plus de mal. Nous allons repartir et vous rendre votre liberté. Nous sommes navrés de vous avoir tenus là, un quart d’heure, debout au soleil, loin de vos affaires. Souffrez qu’on vous dédommage de votre peine, et permettez-moi de vous offrir, à l’un et à l’autre, avec nos excuses, la modeste somme de dix centimes.
Les petits prirent chacun leurs deux sous. Maurice pensa qu’ils ne disaient pas merci parce qu’ils étaient fâchés et redoubla de politesse affectueuse. Il demanda au petit garçon s’il ne passerait pas bientôt son certificat d’études.
— Cette année, monsieur.
Maurice lui posa d’abord la question classique : « Si un ouvrier met un quart d’heure à réparer une roue crevée, combien deux ouvriers mettront-ils de temps ? »
— Deux fois plus, monsieur.
— Une demi-heure ! bon ! Et comment écris-tu « crapaud » ?
— C. R. A. Cra…
— Attention au virage !
— P. E. A. U…
— Malheureux !
— P. A. U. D. Paud, P. A. U. D. Paud ! cria le petit garçon, comme s’il avait soudain la vie sauve.
— Parfait ! Et « cuiller » ? Ah ! cuiller ! En voilà un mot difficile ! Ne frotte donc pas ton œil.
— J’ai une mouche dedans.
— Oui, mais plus tu frotteras, et plus… Allons, cherche « cuiller » ? si tu réponds bien, tu auras encore ces deux sous ; si tu réponds mal, je les donnerai à ta gracieuse voisine, ta femme, sans doute.
À cette plaisanterie, la petite fille, qui avait déjà l’air d’être enceinte, parce que son tablier remontait trop, cacha sa figure en la tournant de l’autre côté, tapa du pied, et, les deux poings sur la bouche, étouffa de rire.
Le petit garçon ne riait point. Il cherchait le mot. Il réfléchissait de toute sa force, l’œil droit fixe, tandis que l’œil gauche, qu’il cessait de frotter, pleurait comme une prune. Ses lèvres restaient ouvertes, afin que le mot pût sortir, et le mot ne sortait pas.
— M. Darneau ne nous a point dit ce mot-là.
— Qui ça, M. Darneau ?
— Le maître d’école.
— Tant pis ! Trouve tout seul et dépêche-toi ; la voiture est prête.
Le petit se remit au travail, peu à peu découragé. Bientôt il ne chercha plus qu’avec le nez de son sabot qui grattait la terre.
— Je ne sais pas, dit-il enfin.
— Madame, voici dix centimes.
On crut que le petit gars allait pleurer des deux yeux,
— Dame, mon ami, je n’ai qu’une parole. Les sous reviennent de droit à ta femme.
— À ma sœur ! dit le petit gars, outragé.
— À ta sœur, soit ! Que veux-tu, c’est la justice, mais tu as un fouet, tu sais ce qu’il te reste à faire !
Le petit gars comprit et saisit son fouet par le manche.
— Attends au moins que nous ne soyons plus là ! Tu ris. Tu vas mieux. Tiens ! voilà deux sous pour t’empêcher de battre ta sœur ; mais, dis-moi ce que tu comptes faire après ton certificat d’études ?
— Je mènerai pâtre.
— Paître ?
— Oui, on m’a promis une place là-bas, à la ferme.
— Pourquoi aller si loin ? N’es-tu pas bien sur cette route ? Restes-y donc. La place est bonne. Nous repasserons dans une huitaine, et si vous n’avez pas bougé… Au revoir, mon vieux camarade !… Mademoiselle ! …