Revue Blanche (p. 193-215).


CHAPITRE IX


Puis décembre et le Premier Janvier tout passa ; mais depuis le départ de Blanche le temps passait avec fatigue comme si, lui aussi, il eût manqué d’entraînement.

Un soir, à quatre heures, Berthe passait sur le boulevard Sébastopol devant l’église Saint-Leu. C’est une église en pierre anguleuse et grise comme autour des Halles où les maisons rappellent la marée vendue et la forte gueule des marchandes. Ces jours derniers, il y aurait en Berthe une espèce de souffle, un jeu d’organes, du diaphragme au cœur, dont elle ne devinait pas encore l’intention. Il lui venait parfois de drôles d’idées qui commençaient et n’achevaient pas, mais qui lui laissaient quand même une douceur et un goût. Comme elle passa devant l’église Saint-Leu, le souffle souffla et la prit tout entière. Elle sourit en le suivant et se dit : Allons-y !

Elle fit deux fois le tour de l’église et elle était étonnée. Ensuite elle s’assit sur une chaise et, pendant un instant, ne sut pas quoi dire :

— Mon Dieu, je ne suis qu’une vadrouille. Ce soir, j’ai voulu entrer à l’église Saint-Leu sans savoir pourquoi. Puisque je suis dans votre église, mon Dieu, je pense à vous. Vous ne nous regardez guère parce que nous faisons tout ce que vous avez défendu. Maurice disait : Il n’y en a pas, mais moi je vous dis : Il y a un Bon Dieu. Il me semble que j’ai quitté le boulevard Sébastopol depuis longtemps. Parce que j’étais malade le jour de ma première communion, j’ai fait ma première communion quinze jours plus tard. Nous étions deux petites en blanc, de la même école : la sœur prit un fiacre et nous conduisit, pour faire notre première communion, à Notre-Dame. Nous étions bien heureuses d’aller en fiacre. Et puis c’était moi que ma mère aimait le mieux. Elle me disait : Viens, Berthe, que je te fasse des frisettes et que j’arrange bien tes cheveux. Je suis allée au catéchisme de persévérance et j’aime encore beaucoup le mois de Marie. Ma mère était bien bonne, elle n’était pas comme les autres femmes et elle était Italienne. Le jour où elle est morte, j’étais à l’hôpital. Mes deux sœurs sont venues me voir : Marthe était toute blanche, mais Blanche se grattait la tête et n’avait pas l’air d’y penser. Sur le coup ça ne m’a pas fait tant de peine que j’aurais cru. Mon Dieu, je pense à ma mère. Je serais si heureuse delà revoir, mais je me demande si ce que je vous dis là n’est pas des bêtises. Je vous prierai, mon Dieu, parce que la prière va me faire du bien. Si ceux qui me connaissent savaient que je prie, ils me trouveraient ridicule, et je vous prierai pourtant. Je ne suis qu’une vadrouille, mais je ne suis pas mauvaise encore. Vous me regarderez et vous direz : Tiens, c’est la petite Berthe Méténier qui fait sa prière.

Elle se mit à genoux et récita : Notre Père et Je vous salue, Marie, mais elle ne put arriver à se souvenir du : Je crois en Dieu. Un peu après, elle s’assit et dans son coin resta assise, toute seule et bien sage, comme un petit enfant qui veut donner le bon exemple.

Elle sortit et alla tout droit chez Pierre Hardy. Elle lui raconta :

— Tu ne sais pas ce que j’ai fait ce soir ? Je passais devant l’église Saint-Leu. Je suis entrée et j’ai prié le bon Dieu pour ma mère.

Il avait un vieux fonds d’éducation catholique :

— À cause de ceci, ma petite Berthe, il te sera pardonné bien des choses.

Ensuite il se rendit compte que ces paroles ne voulaient rien dire.

Après dîner, pendant qu’ils étaient au café, cela la prit :

— Et puis, je suis bête de me faire du mauvais sang.

Alors, s’emparant du carafon d’alcool, elle en versait le contenu dans sa tasse, avec un geste décidé et des battements de tête inattendus. Vraiment, de drôles d’idées la poussaient, tourbillonnant toutes ensemble, et que l’on voyait passer dans ses yeux. Elle se mit à rire : Oui, des fois, ça me prend comme ceci. Elle but l’alcool comme rien, et ce n’était pas assez.

Elle dit : « En avant la musique ! » et s’en versa d’autre. La folie venait, une fois le coude levé, de le lever encore, toute une folie du coude et de la tête où boire était une joie et multipliait la joie. Elle en versait là-dessus, d’un geste d’arroseur, qui la mettait en train, qui la faisait pousser et mêlait à sa sève une force inconnue. Elle versait tout cela et l’on eût dit qu’elle le versait sur quelque chose.

Au coin de la rue il y eut un tout petit gosse. Berthe, aux trois quarts en danse, faisait le balancier comme un danseur à la corde. Elle lui passa la jambe par-dessus la tête en disant : Et houp ! Le gosse se mit à rire, Berthe se baissa pour l’embrasser et dit : Qu’il est gentil !

Pendant un instant le monde entier fut gentil. Elle mettait du nerf sur toutes les choses, les parait d’une animation comme la sienne et bien volontiers les eût entraînées dans son tourbillon :

Mignonne, c’est la garde
Qui passe en ce moment,
Pan ran pan pan pan pan,

chantait-elle, et elle s’engouffra dans la porte ouverte d’un café :

— Et puis je m’en fous, et puis je m’en fous. Y a assez longtemps que ça dure. Tout le chichi m’ennuie. On crache en l’air et ça vous tombe sur le nez. Je me fous de tout à présent et ça vaut bien mieux. Il y en a qui me disent : Vous avez de la chance d’avoir bon caractère, vous riez toujours. Je me fous d’eux. À présent je veux m’amuser. C’est vrai, j’avais une crise de nerfs ce soir et je me demande à quoi ça m’a servi. C’est pas de se faire du mauvais sang qui vous met de l’argent dans la poche. Eh ! vois donc la tête du vieux ! Quand il boit son bock, il en bave. Et puis il doit avoir des asticots dans la barbe. C’est bon, les vieux. On leur dit : « Donne-moi quarante sous de plus pour que je t’embrasse. » Qu’est-ce que Maurice doit prendre là-bas ? Depuis huit jours qu’il attend de mes nouvelles ! J’en avais assez. C’est drôle comme on voit les défauts du monde à distance. Tu ne vois pas son copain qui me dit, l’autre jour : C’est pas bien, ce que vous faites. De quoi va-t-il se mêler, celui-là ?

Mais Pierre, assis et tout droit, ouvrait la bouche et elle se taisait déjà. Il y avait autre chose dans l’air.

— Non, celui qui est ton homme est un homme et toute chair, la chair qui souffre et l’âme qui peine, doit être à nos cœurs plus chère que tous les désirs et que toutes les haines et demeurer là comme un cri jeté et qui hurlera jusqu’à ce que nous lui offrions notre amour. Je sais qu’un homme t’a fait du mal, mais je sais surtout que cet homme est seul. Si ta douleur est grande, fais encore que ta douleur soit belle, penche la tête comme un bon ange sous la Justice de Dieu, puis lève la tête et souris à ton frère Satan. Il a porté la lumière quand tu avais dix-sept ans, il s’est assis au matin pour toi et, te prenant les mains, disait : Sœur de mon âme, comprends-tu mon amour ? Berthe et Maurice, quand les jours vous enlaçaient, il s’est accompli un miracle de l’Esprit-Saint qui vous lie en ce jour et qui doit marquer à jamais dans ton souvenir l’instant du Bonheur passé. Aujourd’hui, l’homme est chassé. Je te dis : Il faut que tu oublies cet homme parce qu’il versa sur ta tête l’abomination des mâles, mais je m’agenouille à tes pieds et je te prie, s’il a des blessures, d’en étancher le sang. Dis-lui : Je pense à toi qui es dans le fond des enfers et je t’envoie mon souffle pour en rafraîchir les flammes. Et puisqu’il y a un jour de résurrection, puisque les supplices ne sont pas éternels, ce jour-là tu lèveras le front et tu répondras : Je fus une sœur de charité qui pansa des blessures. Je suis une femme que tu blessas et qui veut vivre, qui veut guérir et qui ne te connaît plus.

Ce n’est pas ainsi que Pierre parla, ce n’est pas ainsi que Berthe l’entendit, mais ces paroles dominaient l’air alentour de leurs faces et passaient sur eux comme le souffle supérieur de leurs paroles humaines.

Elle demanda de quoi écrire, et comme elle écrivait, c’était encore une folie de fille publique et de femme trompeuse. Elle l’appelait « mon cher petit homme », disait : « Je pleure en t’écrivant ces mots » et riait d’écrire cela. Elle était câline à la façon de Paris où l’on met son sourire aux rencontres des rues et où toute chose se passe avec une ironie française.

Elle se mît encore à boire des verres d’un marc bien raide qu’elle avalait d’un coup sec et qu’elle désignait d’un nom doux : un petit marc. Ils se suivaient à la file indienne comme des enfants qui jouent, elle les prenait et les poussait au fond d’elle-même par une rage d’étouffer tout ce qui pouvait y rester encore. Quand elle fut ivre, son ivresse la parcourait entière, suivait ses nerfs et leur donnait un rire qui la secouait et grinçait comme un ressort serré. Le monde était drôle, les porte-allumettes sur les tables, les becs de gaz, les consommateurs et les banquettes la regardaient avec un air qu’elle ne leur connaissait pas et qui la faisait gesticuler en riant à gros bouillons.

Ils partirent enfin. La rue était noire de dégel, les étoiles criblaient le temps et descendaient comme une grêle, les bruits roulaient tout un tonnerre de Dieu, Berthe dans son ivresse nette et saccadée disait :

— Je ne sais quoi me travaille et jamais je n’ai été triste comme ce soir.

Il l’emmenait chez lui et dès qu’ils entrèrent, la crise se résolut. La patronne de l’hôtel les attendait :

— Mademoiselle, votre frère est passé ici pour vous voir. Voici un mot qu’il a laissé.

Elle lut ce mot et comprit tous ses pressentiments :

Son père venait de mourir.

Jean Méténier mourut à l’hôpital, à l’âge de quarante-neuf ans. Il se coucha un soir, lourd comme une pierre, et pendant quatre jours se tordit à cause de ses coliques de plomb. Puis il crispa ses poings, s’étendit sur le dos et sentit peser ses sept enfants dans son crâne : Marthe avec deux gosses, Berthe avec Bubu, Blanche et Saint-Lazare avec toute la gueuserie, Gustave collé à la Grande Marie qui suivait souvent la feignantise, les trois petits gosses qui mangeaient tant de pain et qui restaient là avec leurs becs ouverts de moineaux, — et mourut les dents serrées et la gueule en avant.

C’est pendant ces jours-là que Berthe fut si malheureuse. Nous espérions les revoir et leur dire : « Je m’étais trompée, mais je vous aimais bien quand même. Je reviens, et maintenant la famille sera complète. » Il était mort et Berthe se rappelait surtout un fait que lui avait raconté Gustave. Un jour leur père surprit Blanche dans la rue de la Gaîté, au bras d’un souteneur. Il rentra chez lui, s’accouda sur la table et dit : « J’avais trois filles, il a bien fallu que ce soient trois garces. » Et ses grosses larmes d’homme tombaient dans sa barbe. Il était mort et c’était quelque chose d’irréparable et d’inattendu. Elle avait perdu beaucoup de ses sentiments filiaux, mais, quand elle eut vu cette face grave et juste des morts, elle en fut cinglée comme d’un éternel reproche. Elle eut peur ainsi qu’on a peur la nuit dans les cauchemars mauvais, dans les remords, quand l’ombre est dense et pèse, après le crime, comme un châtiment. Elle fut honteuse à cause de son passé, le revit d’un seul coup avec éblouissement et pensa : Je suis la dernière des dernières.

Et puis elle avait besoin d’un costume de deuil. La nuit, elle prit un prétexte pour quitter les autres et s’en alla gagner son costume de deuil. Elle fit comme à l’ordinaire le boulevard Sébastopol. Elle marcha trois heures, les pieds sur les pierres, dans l’air affreux d’une nuit de mort et, à la fin, il lui semblait traîner ce cadavre dans la rue. Elle fit deux hommes. Le premier lui donna dix francs, et, quand elle fut couchée sur le lit, Berthe, la fille publique mécanique et passive, goûta le mâle et sentit du plaisir à l’amour. Le second lui donna cent sous et marchandait. Jamais elle ne put oublier cet homme-là. Il avait une barbe rouge, elle avait envie de le mordre et de lui dire : Mais sens donc qu’il est honteux que tu te roules sur moi le jour où j’ai perdu mon père !

Cette nuit la sauva. Quand la honte est si forte qu’on ne la peut plus porter, on s’assied, on rougit encore, mais on regarde ailleurs, on s’en va loin de la honte et il le faut. Elle eut à la bouche le goût de cela pendant les jours si longs où notre père est mort, un goût de pierre et de cendre, de boulevard Sébastopol et d’hôpital où l’on crève. Et tout son métier en était plein, tous ses jours de vérole et d’infamie, et les chambres d’hôtel où l’on se couche sur un lit comme une bête sans connaissance et sans pensée. Elle revoyait les objets innommables, les cuvettes et les choses qui traînent et ses reins vidés de fille dans les nuits à clients. Elle se rappelait tout : la marche des boulevards, l’alcool des cafés, les baisers sans goût, mêlait tout cela, le fondait dans un seul bloc, et dans son souvenir toutes ces nuits étaient la nuit où l’on devait enterrer son père.

Il y avait une réunion de famille. La grand’mère, comme une fée Carabosse, la regardait avec ses yeux pointus. Elle disait : « Espèce de fumier ! » Berthe répondait : « Et moi, je ne sais pas ce que tu as fait quand tu étais jeune. » Son frère disait : « D’abord, toi, il faut te taire. » On avait disposé des trois petits gosses : Marthe prenait le second. Gustave les deux autres. On en avait disposé à sa face, sans la consulter, sans la laisser dire, comme si elle n’était pas de la famille. Comme elle se proposait de leur venir en aide parfois, Gustave avait eu un geste : Aide-toi donc d’abord !

Elle séchait parmi tout cela, dans l’angoisse indéfinissable des bannis et dans une sorte de terreur qui la rendait un peu tremblante. Elle sentait qu’elle n’était pas honnête et, parmi tous les siens groupés autour d’un mort, comprenait qu’il est beau d’être honnête. Par un même penchant ses idées allaient aux souteneurs et à l’orgie. La filiation sans trêve des infamies et des chagrins l’amenait jusqu’au point le plus noir, un grand trou perdu dont l’eau amère emplissait sa poitrine. Dans son esprit malhabile la vie formait image, elle voyait devant ses yeux deux épaules débiles et sur lesquelles de grands coups se levaient.

Elle avait une plainte sur elle-même et des mots pour enfants : Pauv’petite Berthe !

Alors elle vit se lever de grands sentiments dans le jour comme un soleil levant. Elle fut éclairée, Madeleine, et quand elle se dressa pour essuyer son visage mouillé, il lui sembla que son cœur s’éclairait avec la prime lumière. Elle vit un fond d’amour par-delà les choses, une grande bonté qui planait et dont les ailes agitées tout à la douce battaient autour de son front. Elle vit cela sans bien se rendre compte, mais son âme était fraîche comme lorsqu’on a mangé des fruits. Alléluia ! chantaient des anges. Il y avait au monde un parfum comme un mois de Marie. Quand elle pensait à Pierre, elle pensait à ses parents, aux fleurs artificielles et à la bonne certitude de vivre dans des jours égaux et calmes. Comme elle avait envie de s’asseoir et de regarder passer le temps, sans faire un geste, et avec des idées tout entières qui couleraient avec le temps ! Quand même, si quelqu’un m’avait prédit cela la semaine dernière, je ne l’aurais pas cru, parce qu’il y a trop longtemps que le malheur me poursuit. J’aurais dit : Blagueur ! Une fois que l’on en est où j’en suis, on sait bien que c’est pour toujours. Et puis, il n’est pas possible de faire autrement. Elle pensait déjà que le dimanche elle irait à la campagne et elle en rapporterait des fleurs. Quand on sort de l’hôpital à peu près guérie, l’on appelle cela être blanchie. Elle était blanchie !

Elle pensait : Bien sûr, je gagnerai moins d’argent, et ce sera difficile parce que l’argent fait le bonheur. Je n’aurai plus des journées de dix francs comme au Sébastopol ; mais, quand je m’en souviens, le Sébasto me donne mal au cœur. C’est sans doute parce que je ne suis pas aussi forte que ma sœur Blanche. De plus, je n’en profitais pas, Je ne sais pas ce qu’on a dans la peau quand on fait ce métier. On a bien raison de dire que le bien mal acquis ne profite jamais. Il me semble qu’en travaillant dans la fleur il y aurait moyen d’être tranquille. Je serais occupée toute la journée, et de cette manière je n’aurais pas envie de dépenser tant d’argent. Et puis, quand on est sage, on est toujours récompensée. Je trouverai bien quelqu’un qui s’intéressera à mon sort et qui voudra m’aider. Vraiment, je crois que je serai sérieuse. Je ne tiens pas à me mettre en ménage parce que tous les hommes ont leurs travers.

Elle alla consulter les affiches rue Réaumur et trouva tout de suite du travail. Tout se passa comme dans les livres où l’on voit le soleil chauffer les convalescents. L’hiver semblait rejoindre le printemps et le ciel avait des airs bien bleus qui vibraient au soleil, s’étendaient par-dessus les toits et faisaient penser à des adolescents amoureux. Dans la rue, les passants marchaient du côté du soleil. Elle était fraîche et vive et bonne, d’une bonté si grande, qu’on eût cru que tout le beau temps venait de son cœur. Elle travailla dans un atelier sombre où de vieux restes d’hiver croupissaient dans les coins, et la patronne aigre, et toutes les blagueuses avec leur imbécillité d’amoureuses au début lui semblaient de mauvaises choses comme elle en avait vues autrefois, à l’âge ingrat. C’est parce qu’elle en avait perdu l’habitude, mais dans huit jours elle serait faite à cela.

Le soir, en sortant, elle alla trouver Pierre. Elle lui racontait les grandes nouvelles : Tu comprends, j’en avais assez.

— Voilà ce que je vais faire : je prendrai une petite chambre de cinq francs la semaine, pas plus. Je m’installerai dans ce quartier-ci. Tu verras, mon vieux Pierre. Un jour ou l’autre ça finira par un mariage. Tous les soirs, si tu le veux, nous ferons des promenades dans la rue de Rivoli après lesquelles nous rentrerons chacun chez soi. De temps à autre, je t’accompagnerai dans ta chambre, mais pas tous les jours, parce qu’il ne faut pas trop se fatiguer. Mais, d’abord, il faut que tu me donnes l’hospitalité jusqu’à ce que j’aie touché ma première semaine. Tu m’emmèneras au restaurant. D’ailleurs, je ne suis pas de grosse dépense. Nous allons bien nous amuser. Nous pendrons la crémaillère. J’achèterai un poulet que je ferai rôtir quelque part, et avec des légumes nous aurons un bon petit dîner. Je veux me procurer un filtre pour faire du café. Tu verras, mon vieux, je ferai un fricot épatant.

Et Pierre pensait :

— Je n’avais pas de femme. J’ai marché la tête basse, en répétant : Je n’ai pas de femme. Il y a dans le malheur une continuité qui nous fait croire au mal de vivre. C’est fini. Te sens maintenant que tout ce qui me manquait va venir et que le monde est bien en place. Mais l’équilibre ne vient pas du premier coup. Je me demande : Qu’est-ce que j’ai donc fait, quel est donc mon mérite pour qu’un tel bonheur me soit donné ?