Revue Blanche (p. 217-225).


CHAPITRE X


Or, Pierre et Berthe dormaient dos à dos, à trois heures du matin, dans ces nuits où l’Amour a passé. Il la sentait auprès de lui comme la respiration calme d’une vie tranquille, comme la certitude d’un bonheur qui ne nous émeut même plus. Elle était endormie parce qu’elle était lasse, et cette lassitude faisait penser à des lassitudes de petit enfant. C’est une présence de la femme dans la nuit qui semble s’arrêter sur nos fronts et qui est plus belle que dans le jour et qui est bien plus pénétrante. Ah ! dormir ainsi quand le bonheur nous endort et s’enroule autour de nos sommeils comme une laine fine qu’auraient tissée des mains pieuses. La femme est vierge et ressemble à notre ange gardien.

Quand ils furent arrivés tous trois sur le palier, Bubu collait l’oreille à la porte, n’entendait rien et il lui semblait entendre ses artères.

Le Grand Jules toucha Adèle dans l’ombre :

— Vas-y !

Elle frappa ses trois coups, puis, de sa voix flûtée :

— Berthe est là ?…

On entendit quelque chose, bientôt la porte s’ouvrit et la lumière s’allumait. Adèle entrait et disait :

— Tu m’en causes des histoires.

Puis Bubu, avec silence, qui se découvrait en entrant, puis le Grand Jules, tout droit, avec sa casquette, et qui ferma la porte. On ne les attendait pas.

Bubu, bas et large, fit deux pas solides comme un déménageur.

— Monsieur, je regrette les circonstances. Quand on est resté quatre ans avec une femme, vous comprendrez ce qu’il en coûte. J’accomplis une mission.

Ils se dressaient tous deux sur le lit, avec leur chemise et leurs épaules, auprès de la bougie tremblante, et regardaient cela de leurs regards brûlés qui voyaient trop de choses. Elle sentait un coup, toutes les gifles qu’elle avait reçues comme un seul coup. Bubu disait :

— Levez-vous, madame.

Elle se dressait sur le lit, le front étroit, les sens en arrêt, dans une faiblesse à ne plus savoir comment ou parle.

Il répéta :

— Levez-vous.

Comme elle ne se levait pas, Bubu comprit que, quand on a le droit, il faut avoir la force. Il s’avança :

— Pardon, monsieur !

Et la gifla solidement pour la ramener au devoir.

Pierre allait dire :

— Mais, monsieur, si vous avez des droits…

Le Grand Jules le coupa :

— Oui, nous avons des droits.

Et à Berthe, qui s’était levée, le Grand Jules disait :

— Vous avez de la chance, madame, d’avoir un homme qui vous aime.

Puis il dit :

— Vous savez, nous sommes venus ici en copains. Nous n’avons pas voulu vous causer d’ennuis. J’ai demandé au garçon d’hôtel : « Où est la chambre de Hardy ? Nous sommes des amis qui venons le réveiller. »

Et Bubu répliqua :

— Je vous demande bien pardon, monsieur, de me présenter chez vous à cette heure de la nuit. D’ailleurs, je reviendrai vous voir pour mieux m’en excuser et pour que vous ne me connaissiez pas sous ce mauvais jour.

Et voici qu’Adèle se trouva mal et que son beau coup la secoua et la fit pleurer.

Berthe lui avait dit : « Je connais un bon jeune homme qui s’appelle comme ceci… » Et elle avait tout raconté à l’autre !

Bubu lui prit la main :

— Tu es fatiguée, mon petit ?

Pierre avait de la fleur d’oranger, et comme Bubu allait en verser dans un verre, il se ravisa :

— Il faut que je lave ce verre. On doit prendre des précautions avec madame. Madame a la vérole, madame a des plaques dans la bouche…

Berthe s’habillait, ses vêtements glissaient sur elle comme un silence de nuit, quand un fantôme regarde et s’étire.

Elle mettait ses bas, troués au talon, ses jarretières, et il lui semblait mettre en même temps quelque chose d’infiniment triste à son corps. Elle mit ensuite son jupon et dit :

— Est-ce que je savais que tu étais sorti ?

Bubu répondit :

— C’est bien, madame. Quand on s’intéresse à son homme comme vous l’avez fait, il est bien étonnant qu’on ignore cela. Ah ! vous ne saviez pas que j’étais sorti ! Il y a une chose qui s’appelle la « conditionnelle », et à laquelle vous ne vous attendiez guère.

Elle était bien pauvrement vêtue pour ces froids d’hiver et, quand elle eut mis son tricot blanc, il ne lui restait plus à mettre que sa jupe et son corsage. Elle se peignait. Elle ramenait ses cheveux noirs sur son épaule et les peignait avec lenteur parce qu’elle avait bien le temps de voir ce qui allait arriver.

Bubu dit :

— Tiens, il vous reste encore des cheveux. Dépêchez-vous, ma belle, nous sommes chez monsieur et nous ne voudrions pas abuser de sa patience.

La première pensée qu’elle eut fut à la mort. Il la prenait ainsi qu’un objet de sa vie que l’on va chercher chez celui qui l’avait pris en gage. Elle sentit qu’elle était une chose, une pauvre Berthe informe et malade et avait besoin de s’endormir à jamais pour l’oublier… Et si je ne voulais pas le suivre, il me tuerait… Elle aimait mieux réfléchir un peu avant la mort et ne la devoir qu’à son désir. Elle prenait maintenant son corsage et sa jupe.

Le Grand Jules dit :

— Vous voyez, monsieur, que nous nous sommes comportés en amis. Nous savons qui vous êtes et que madame ne vous a dit que ce qu’elle a voulu. Vous permettez que je roule une cigarette avant de descendre et que je vous serre la main.

Bubu dit :

— Je regrette, monsieur, tout ce dérangement que je vous ai causé. Vous avez été bien bon d’accueillir madame comme vous l’avez fait. Voulez-vous me permettre de venir bientôt vous offrir un verre. Je vous serre la main, mais croyez que c’est un devoir bien pénible que j’ai accompli.

Ils partirent. Sur le palier Bubu demanda :

— Vous vous êtes fait payer votre nuit d’amour, madame ?

Elle revint :

— Ils veulent que tu me donnes de l’argent.

— Voila cent sous.

Elle partait dans un monde où la bienfaisance individuelle est sans force parce qu’il y a l’amour et l’argent, parce que ceux qui font le mal sont implacables et parce que les filles publiques en sont marquées dès l’origine comme des bêtes passives que l’on mène au pré communal.

Puis la porte d’en bas claqua. Pierre comprenait déjà :

« Ah ! je sais que tu vas pleurer, Mon Dieu, mon Dieu ! je n’ai pas de chance. Tu n’as pas assez de courage pour mériter le bonheur. Pleure et crève ! Si tu étais seul, tu aurais dû descendre en chemise et pieds nus pour crier : Au secours ! Tu aurais dû aller dans la rue et raccrocher les passants et leur dire : Accourez tous ! Il y a là-bas une femme qu’on assassine.


FIN