Revue Blanche (p. 167-191).


CHAPITRE VIII


Il y avait d’autres jours pour Berthe, et c’étaient les jours où elle allait trouver Pierre Hardy. Il disait :

— Tu m’as fait beaucoup de mal. Un jour, je t’ai rencontrée ; nous avions vingt ans l’un et l’autre et je souffrais parce que j’étais un homme. Vingt ans, c’est de l’amour, mais l’amour, c’est de l’argent. Je prenais un peu d’amour sur mes économies. Tout de suite, j’ai eu cette maladie. Ma pauvre enfant, ce n’est ni ta faute ni la mienne. Nous vivons dans un monde où les pauvres doivent souffrir. Je n’étais ni assez riche ni assez beau pour choisir ma femme parmi celles que je connais. Tu sais bien que je t’ai prise au hasard. Toi, je pense que tu as eu beaucoup de malheurs, puisque tu tends les bras à tous ceux qui passent. Je me console un peu en pensant qu’un jour c’est moi qui fus ton pain quotidien. Je ne suis pas un savant, je t’ai bien détestée d’abord. Mais un ami m’a dit les paroles que je te répète, j’ai su que le monde était mauvais et que nous étions à plaindre. Tu m’as fait beaucoup de mal. Aujourd’hui, ce mal que tu m’as fait, c’est lui qui doit nous unir. Tu es pour moi la seule femme possible, puisque mon toucher donne la peste.

Berthe répondait.

— Que veux-tu ! C’est notre métier.

Ils dînaient ensemble dans un restaurant à vingt-cinq sous. Salon au premier. Les tables, recouvertes d’une nappe blanche contiennent six places et semblent avec leurs verres, leurs carafes, leurs huiliers, des tables bien dressées où l’on mange les grands mets des riches : émincé de chevreuil, pommes paille, hachis d’agneau, œufs miroirs, îles flottantes au chocolat. On y voit des messieurs en chapeau haut de forme qui s’avancent avec orgueil et politesse, mangent sans dire un mot, se tiennent à l’écart et sentent profondément qu’ils sont employés à l’Hôtel de Ville. Puis on y mange toutes les sauces que la vanité inventa pour faire du mal aux pauvres. On commande ses mets sur un ton de commandement et l’on parle à voix basse parce que les gens bien élevés ne font pas de bruit. Berthe était impressionnée par le luxe et disait : « On n’est pas mal ici », elle qui avait connu les charcuteries bon marché des faubourgs.

Mais après le repas, dans un café voisin, ils allaient prendre une tasse de café. L’heure était bien meilleure : ils choisissaient un coin et, les coudes sur la table, loin des gens qui font du bruit et de ceux qui font des manières, c’est là qu’ils ont beaucoup causé. Berthe la rouleuse, qui roulait parmi les vices, s’asseyait dans un coin, les coudes sur la table, et il lui montait du fond de sa conscience une petite flamme triste et tranquille, Pierre la regardait et, sentant une femme à son côté, il croyait voir un peu d’amour, une petite flamme toute droite qui brûle et semble fragile. Tout de suite leurs paroles eurent une grande franchise. C’est qu’elle avait besoin de cela, parce que dans nos âmes il y a le bon coin qui, du temps où nous ne faisions pas le mal, était plein de sentiments simples et qui reste toujours à sa place et où des voix parfois descendent et viennent crier comme des enfants abandonnés. Elle avait besoin de cela comme nous avons besoin d’une mère, puis d’un époux, nous qui sommes des femmes sans appui, avec des cœurs incertains et qui cherchons la certitude sur les routes. Elle avait besoin de dire : « C’est comme ceci que je suis, regarde et dis-moi comment tu me trouves. » Jamais il n’y eut d’amour entre eux, mais il y eut quelque chose qui le dépasse : de la confiance et de la bonté.

Elle lui parla de Maurice et lui dit tout. Elle avait un amant qui s’appelait Maurice, qui était mauvais et qui la giflait à pleines mains.

— Je ne sais pas si je l’aime : il m’a tellement battue que je ne me le suis jamais demandé.

Il était fou. Un soir il la battait et il sentit qu’il allait la tuer. Il eut le temps de prendre un oreiller, le lui jeta sur la tête et là-dessus il donna du poing jusqu’à ce qu’il fût épuisé. Elle en eut le visage tout bleu. Mais, à présent, il était en prison.

Et Pierre le voyait. Il vit ces choses à vingt ans et baissait la tête comme Adam lorsqu’il vit qu’il y avait du mal au monde. Seigneur, il y a beaucoup de mal au monde. Il y a des femmes qui sont sous vos yeux et qui sont vos enfants. Vous les avez créées, vous les avez mises à nos côtés pour notre faim comme un joli gâteau. Elles nous semblaient si délicates que nous n’osions pas y mettre la main, Seigneur, Seigneur ! Il y a pourtant des femmes sous vos yeux qui portent des croix de fer, Seigneur, Berthe : un homme s’est planté sur ses épaules. Il la tient avec ses griffes et les lui enfonce dans la peau pour qu’elle ne puisse pas s’échapper. Il la force à marcher. De tout son poids, il la courbe vers la terre pour qu’elle soit lasse comme une bête rendue, pour qu’elle ne puisse ni vous voir ni vous entendre.

Pierre regardait Berthe. Il ne disait rien. Il lui prit la main et la tenait entre ses doigts pour y faire passer de la pitié, tout simplement, — comme ceci, — pour lui faire un peu de bien. Puis ils partirent. Il l’emmena chez lui, et dans la rue il lui gardait la main pour que personne ne vint la toucher. Il se penchait vers elle, il y joignait deux mots pour qu’elle sentit bien que c’était comme cela :

— Ma chère petite amie, ma chère petite amie !

Parfois Louis Buisson venait les rejoindre au café. Il s’asseyait de l’autre côté de Berthe et, tous trois, les coudes sur la table, buvant leur café, ils semblaient trois jeunes gens unis et qui causent. L’un était un pauvre enfant, de ceux qui ne savent pas comment vous faire du bien, mais qui vous mettent un peu de clarté parce que vous sentez qu’ils en ont un grand désir. L’autre connaissait beaucoup mieux votre mal et, lorsqu’il le touchait du doigt, vous sentiez un doigt électrique et doux qui vous touchait pour la bonne cause et qui vous sondait parce qu’il faut sonder les plaies avant de les guérir.

C’est en ce temps-là que Louis racontait à Pierre :

— Je lis les Évangiles. Une nuit, Jésus au jardin des Olives monta avec les siens. C’était une nuit comme celles de Paris où nous savons que le plaisir est mauvais parce que les hommes n’y mettent pas d’amour. Il dominait Jérusalem où les filles publiques et la débauche se heurtaient comme de mauvaises armes qui vous tuent pour vous faire oublier. Il se rappelait que le monde est plein d’argent, que les princes des prêtres et les soldats y jettent de la haine et des coups. Il montait au Jardin des Olives pour dire à ses apôtres : « Je suis l’Amour, Recueillons-nous là-haut et veillons, à la veille de ma mort. Nous prierons Celui qui m’a conduit sur votre voie pour qu’il m’y garde encore. Et demain, quand je serai mort sur l’arbre, vous vous en irez par le monde et vous direz : L’Amour est né, nous venons vous l’apprendre, » Il se tint à l’écart et il pria longtemps. Puis il voulut encore leur parler. Alors il se détourna et il les vit tous endormis. Pierre et Jean et Jude et Thomas et les autres, les coudes sous la tête, dormaient comme s’ils n’avaient eu qu’à dormir. Alors Jésus sentit que la nuit terrestre l’avait couvert : « Il y a des années que je répands mon âme sur le monde pour l’animer. Pardonnez-moi, mon Père, mais je vois que tout a manqué. Ceux-là dorment aujourd’hui, au dernier jour que vous m’avez donné. Si les meilleurs succombent, si les bons sont trop faibles pour la Bonne Parole, pourquoi m’avez-vous envoyé ? Il n’y a pas assez de chaleur humaine. J’ai prêché l’amour brûlant et mon pauvre amour va mourir. »

Et je pensais à Berthe, mon Pierre, à cause de Jésus au Jardin des Olives. Le Christ, en son dernier jour, a pu pleurer, mais la Bonne Parole n’est pas morte. Les dormeurs l’avaient gardée, car l’Esprit est fort si la Chair est faible. Ils ont sauvé plusieurs âmes ; saint François d’Assise et saint Vincent de Paul. Et nous, mon ami, une fille publique nous a trouvés. Nous lui apprendrons que sa vie n’est pas bonne et nous mettrons un peu plus de bonté dans la nôtre pour qu’elle la comprenne et pour qu’elle l’aime. Je ne sais pas si nous pourrons la sauver, mais je sais qu’il n’y a pas de limites à la Bonne Parole. Si nous échouons, mon frère, consolons-nous en pensant que nous aurons mis un peu de lumière en son âme et que nous ignorons si nous ne sommes pas au commencement de son salut.

Et plus tard, lorsqu’il vint s’asseoir auprès de Berthe, il lui demanda :

— Voyons, ma petite, pourquoi faites-vous encore ce métier ?

Elle avait un sourire niais comme les enfants qui savent bien, mais qui n’osent pas répondre. Elle le promena quelque temps par sa face en baissant les yeux, puis elle ne dit rien. Autre part elle eût dit : « Oh ! là là, ne fais donc pas du chichi ! » Elle eût dit cela parce que ceux qui s’intéressent à la misère en profitent d’abord et ensuite ne pensent plus à la soulager.

Mais Pierre la regardait avec un air : Voyons ma petite amie, tu sais bien que c’est moi avec tout ce que je possède. Et tout ce qu’il possédait rayonnait autour de sa face comme un foyer où l’on voit de belles lumières et où l’on sent de la chaleur qui va venir. Alors elle dit :

— Vous croyez que l’on fait ce que l’on veut.

Ils la questionnèrent : Et combien gagnait-elle autrefois dans la fleur ? Elle répondit que l’on pouvait bien vivre puisqu’on gagnait vingt-cinq francs par semaine. On prend une petite chambre de cinq francs et puis le soir on fait la cuisine chez soi. Une femme, ce n’est plus comme un homme, car on arrange soi-même ses affaires.

— Mais voyons, ma petite, pourquoi faites-vous encore ce métier ?

Voilà. Quand Maurice aurait un peu d’argent, elle s’établirait entrepreneuse fleuriste. Elle aurait deux ouvrières qu’elle paierait vingt ou vingt-cinq sous par jour et qui lui gagneraient trois fois autant. Elle partit ensuite dans toutes ses histoires : Elle avait rencontré un monsieur qui devait l’emmener en Russie. Elle connaissait un jeune homme qui lui donnait des leçons de danse, après quoi elle entrerait au Moulin-Rouge où l’on est payée pour danser dans les quadrilles. Elle allait chanter dans un café-concert où elle serait décolletée comme ceci, avec un corsage de soie bleue. Maurice voulait acheter un phonographe et faire, tous deux, les fêtes des environs de Paris. Elle aurait bien aimé être serveuse dans un bureau de tabac : « Les demi-londrès, voilà, monsieur ! » et l’on sourit en disant ces mots.

Elle partit dans toutes ses histoires de pauvre petite putain trotteuse. Leur imagination fait bien des pas, et c’est bon de marcher comme cela et de réussir dans toutes ses entreprises. Les hommes se disent : On tourne la manivelle et ensuite on les regarde causer. Quand on connaît le monde, véritablement on se repose de son tracas en écoutant les enfants.

Mais Louis Buisson dit :

— Ma petite, quand vous ne serez pas heureuse, il faudra venir nous voir. Vous nous raconterez vos histoires et je sais que cela vous fera plaisir.

Puis, comme il voulait travailler, il les quitta. Alors Pierre disait :

— Tu viendras. Les jours où tu seras triste ; tu viendras. Tu diras : Oh ! que je m’ennuie, que je m’ennuie ! Je te regarderai dans les yeux pour te répondre : Moi, il y a des jours où mon cœur en claque. Tu dois savoir combien l’homme et la femme sont heureux de souffrir ensemble. Je suis tout seul et, quand un ami vient me voir, il me semble que jamais plus je ne serai tout seul. Le soir, on me trouve avant de dîner et l’on dîne avec moi. Après cela l’on me trouve encore. Tu deviendras mon petit cœur, et c’est toi qui me manquais. Ne crains rien. Les femmes s’imaginent toujours que l’on veut abuser d’elles.

C’est ainsi qu’il causait et tout au fond de lui-même il pensait : « Il est si bon d’avoir une femme à son côté ! »

Elle vint bien des fois. Les premiers temps, elle n’osait pas et frappait à la porte avec des gestes retenus, un petit grattement de pattes de fourmi.

— Je suis venue te voir. J’avais une course à faire par ici. Alors je me suis dit : Tiens, allons voir Pierre.

Ce fut d’abord avant dîner et parce que la faim fait sortir le loup des bois.

Au restaurant elle avait des excuses : « Je te demande pardon, je me sers du sel avant toi. » Il y a beaucoup de timidité dans nos cœurs et, si l’on est une fille publique avec un cœur en danse, on est quand même une femme parmi les hommes avec des douceurs et des hésitations.

Un peu plus tard, elle disait :

— Je suis venue te voir et je sais que ça ne t’ennuiera pas.

Elle vint bien des fois. Elle vint les jours où elle était triste, ayant un reste de noce dans ses jupes et les brutalités des marlous. Elle vint les jours où elle était malade, remuant ses souffrances dans sa tête comme un désespoir constant. Elle ne vint jamais lorsqu’elle était gaie parce qu’alors il y a les rues où l’on est folle, les souteneurs où la joie est plus épaisse et l’argent des putains que l’on jette sur tous les comptoirs. Elle vint surtout les soirs de paye avec son métier et son besoin de gagner son pain.

— Et comment vas-tu ?

— Regarde !

Elle lui montrait sa langue et son palais qui étaient pleins de mal, qui, tout le long des soirs, donnaient leurs baisers aux passants et glissaient leur bave dans les bouches comme un plaisir… Elle eut mal à la gorge et sa voix raclait en passant quelque chose qui était plaqué là. Elle eut aussi des douleurs dans les os de son corps, qui semblaient venir du fond d’elle-même comme d’un réservoir de douleur. Du reste, elle ne voulait pas prendre des pilules de mercure parce qu’elle avait entendu dire que le mercure fait sortir le mal.

Elle vint certains soirs, n’ayant pas mangé depuis la veille. Cela ne paraissait pas, et le malheur a la figure de tout le monde. Elle se raidissait d’abord, par une sorte de fierté ; au restaurant elle ne mangeait pas davantage : « Il ne faut pas tout de même que je lui fasse faire de la dépense », mais, après le repas, la tête et le corps gonflés, elle ne pouvait pas se retenir : « Tu sais, ce n’est pas ce que j’ai mangé à midi qui a pu me faire mal au ventre. »

Pierre disait :

— Ma chère amie, tu me fais mal. Tu sais bien que je suis au monde, à tes côtés. Viens donc, viens donc. Véritablement, il est bon de faire du bien aux pauvres femmes. On appelle cela soulager l’humanité souffrante. Quand tu n’as pas de quoi manger, pense à moi. Tu ne me diras rien, tu viendras et je saurai comprendre.

Elle répondit doucement.

— Ça ne fait rien. Je me suis levée ce soir à trois heures et, comme ceci, la faim ne m’a pas paru du tout.

Un soir, on était en décembre. Un décembre mauvais qui marchait dans les rues avec la glace et le vent, comme un maître, par-dessus nos sentiments d’hommes, allait aux moelles et restait là, plus fort que tous les bonheurs et que tous les chagrins. Un décembre de Paris où les filles publiques rentrent leurs épaules dans leur corps, diminuent leur surface et flottent au vent avec les flammes des réverbères. Pierre travaillait dans sa chambre. Le poêle faisait ron-ron comme un bon vieux chat fidèle et qui semble dire : Reste là, mon maître, puisque j’y suis. Pierre pensait :

— C’est une maladie honteuse et qui rayonne comme le mal rayonne.

Il pensait encore :

— C’est le jour de l’an qui s’avance. Les jours de l’an sont bien changés. Je demanderai huit jours au chef de bureau pour aller dans mon pays. Maman dira : Voilà mon Parisien ! Les vieilles femmes diront : « À présent nous n’osons plus te tutoyer. Il y aura mes deux sœurs et ma petite nièce. Tous les soirs je serai là, dans cette bonne chaleur des provinces qui entre dans nos cœurs et couve nos idées comme des petits poussins. C’est la première année que j’ai la syphilis. J’embrasserai tout le monde et je boirai dans des verres. Elles diront à Juliette : Allons, gourmande, bois-en un peu dans le verre de ton oncle. Je les embrasserai tout près des cheveux où les lèvres appuient moins. Mais ensuite je ne saurai pas quoi dire pour mon verre. Maman dirait : Il a bien fallu qu’il aille à Paris pour attraper ses maladies de pourriture. Mon père dirait : C’est une jolie compagnie pour ses sœurs. » Et tous ceux qui n’ont pas des places à Paris seraient bien contents.

Il pensait aussi :

— Il faut que je sois reçu à mon examen de conducteur des Ponts et Chaussées. On s’imaginerait tout de suite que je n’aime plus le travail. Et je travaille en mangeant du mercure et j’ignore, quand viendra le temps des accidents tertiaires, si la vie me sera permise.

Au milieu de tout cela quelqu’un frappa à la porte. Pierre se levait et oubliait déjà ses chagrins parce que c’était Berthe et parce qu’une femme est toujours ce qu’il nous faut. C’était Berthe. Comme elle entra, l’hiver entrait dans ses jupes qui sentaient froid. Elle dit :

— C’est moi. Il fait bon chez toi.

Puis : Oh ! écoute donc, tu ne sais pas : ma sœur Blanche qui est à Saint-Lazare !

Il y avait un manège de vélocipèdes. Blanche, avec ses manies de faire toujours à sa tête, chahutait là-dessus en montrant ses mollets et tout. On lui avait dit : Ne fais donc pas ça ; tu verras qu’un jour ou l’autre tu te feras ramasser. Ça y était : qu’est-ce que j’avais dit ! Au Dépôt, il y a la visite, elle n’avait pas passé saine et on l’avait envoyée se soigner à Saint-Lazare. Berthe ajoutait :

— Et, à présent, il faut que ce soit moi qui paye la chambre.

Elle s’assit et ne dit plus rien.

Elle s’approcha bien près du poêle, si près qu’on eût cru à de l’insensibilité ou à de la folie, et, les deux mains croisées sur le genou, se tenait, bas la tête. Sous ses bandeaux, elle semblait une pauvre petite femme en farine, quelque pauvre petite forme lassée qui se perd et qui penche. Elle soufflait encore :

— Et puis non, non. Il y a trop longtemps que ça dure.

Cela faisait beaucoup de mal, de la voir ainsi. On n’en comprenait pas toutes les causes parce que les causes débordent et suspendent sur nos têtes leurs cent mille poings de fer où les poids se mêlent et pèsent ensemble avec les jours, avec les chagrins, avec les coups reçus, avec le mal que l’on a fait, avec la vadrouille des nuits. Il vient un soir où c’est fini, où tant de gueules nous ont mordues qu’il ne reste plus de force pour nous garder debout et que notre viande pend dans notre corps comme si toutes les gueules l’avaient mâchée. Il vient un soir où l’homme pleure, où la femme est vidée.

Elle était venue se jeter enfin chez ce garçon par un instinct qu’elle allait crever et qu’il fallait qu’elle crevât au meilleur endroit. Et c’est ici que, couchée sur sa chaise, elle était une bête abattue qui sent un dernier souffle dans ses flancs, qui s’en vide à jamais et regarde encore la tanière avant d’y laisser ses débris.

Elle dit alors :

— Laisse-moi coucher ici. Je ne puis pas sortir. Je te le demande parce que c’est bien de l’ennui que causer.

Une fille publique dit cela, dont les nuits sont précieuses comme un métier, qui les estime à dix francs, et pour qui les nuits perdues sont des jours sans pain. Elle demande une grâce, elle qui sait le prix des grâces que l’on accorde, qui sait aussi qu’un corps humain se paye et que l’on reçoit de l’argent de ceux que l’on soulage.

Il se coucha à son côté. Il la mit dans ses bras où elle était froide, de la tête aux pieds, comme une tempête de glace, comme un champ de cailloux où les récoltes sont brisées. Il la mit sur son cœur et la tenait chaude bien longtemps avec des dévotions brûlantes, une petite plainte de pitié qui sortait comme une flamme. Il ne disait rien, il ne pensait pas à la femme, il s’entourait lui-même de cette douleur et il avait bien envie de crier :

— Pauvre petite sainte ! pauvre petite sainte !