Revue Blanche (p. 143-166).


CHAPITRE VII


Or, un soir, Berthe sortit de l’hôpital Broca. Un soir d’été, un soir d’automne ?… Les beaux jours n’existent pas. C’était un soir où Berthe n’avait pas un sou dans sa poche. Elle alla trouver Pierre comme on va chercher cent sous. Dans sa chambre, il étudiait avec une volonté de Lorrain qui veut arriver, mais sans enthousiasme parce que l’étude des jeunes gens solitaires n’est pas bonne. Il avait répondu à sa lettre en oubliant les injures, elle lui avait répondu qu’elle croyait à sa parole.

Elle vint sans qu’il l’attendît. Il y avait quelque chose entre eux et chacun, tout autour de soi-même, sentit qu’il y avait cela. Mais on doit se vaincre et repousser les points d’honneur quand on est pauvre. Il y eut encore ce qui sépare les hommes et les femmes : elle pensait qu’elle n’avait pas un sou, il pensait que cette visite lui coûterait cinq francs.

Il faut vivre d’abord, ensuite on peut avoir des sentiments. Ce ne fut que le lendemain matin, lorsqu’elle eut quitté Pierre, que Berthe alla chercher des nouvelles chez la mère de Maurice qu’elle connaissait un peu.

Elle arriva dans la petite boutique de Plaisance vers dix heures.

L’autre dit :

— Ah ! vous voilà, vous !

Elle la fit passer dans l’arrière-boutique et avant d’être assise commençait déjà :

— C’est pour vous que mon fils a fait ça. Je sais tout, que vous lui avez donné vos maladies de pourriture, et puis je sais d’où vous sortez. Les filles comme vous, c’est des malheurs.

Elle continua longtemps, lançait des phrases pleines et appuyait. Dans l’arrière-boutique, les meubles cirés semblaient refléter ses paroles et leur donner force comme un exemple de sagesse qu’on oppose à nos débordements. Elle parlait, toute propre et bien peignée, avec une indignation d’honnête femme, et, à la fin du compte, puisque son fils n’oubliait pas Berthe, elle espérait que Berthe n’oublierait pas son fils et pourrait, de temps à autre, lui envoyer une pièce de cent sous. Cependant que Berthe, tête basse, regardait ses mains en rougissant, écoutait la vieille femme avec toutes sortes d’idées confuses, ne savait plus que devenir, pliait sa pauvre âme douce et se sentait coupable. Certains jours elle était si bonne qu’elle n’avait pas conscience du mal qu’on lui faisait.

Elle alla chez sa sœur Blanche.

Pour rien au monde l’on n’eût supposé que Blanche était la sœur de Berthe. C’était une fille de dix-sept ans, rose et blonde, mais si sa peau était jeune et pleine, son vêtement et son allure éloignaient toute idée de jeunesse et l’érigeaient dans la rue au regard des souteneurs comme le type de ce qu’on appelle « une môme dessalée ». Ses cheveux coupés courts au front étaient frisés aux tempes et tirebouchonnaient, suivant l’usage des filles publiques des faubourgs, suivant la règle éternelle qui donne un uniforme et entretient l’orgueil chez les gens d’un même métier. Elle marchait nu-tête, les mains dans les poches de son tablier, tendant le ventre et traînant les pieds comme on traîne la savate. Depuis le temps de son enfance où elle volait cent sous à sa patronne, un jour était venu où, dans un hôtel meublé, elle laissait choir sa virginité aux mains d’un souteneur et d’autres jours où toutes les dispositions de sa chair et de ses idées la poussaient vers cette carrière que plus tard, librement, elle choisit. Elle y vécut avec assurance, spontanément elle en eut l’allure et le verbe, toute jeune encore elle fut la fille publique comme M. de Musset fut le poète, tout jeune encore. Syphilitique par vocation, sans qu’un regard en arrière vînt lui donner quelque regret, elle eut la tête pleine de poux, sans qu’un désir lui vînt de propreté et ses jupes enroulaient autour d’elle une odeur de vice et de crasse qui faisait les hommes accourir. Elle vivait, joyeuse et inconsciente, et puisque l’argent est une fin en ce monde, elle n’avait ni l’idée du bien ni celle de l’honnêteté et se sentait heureuse comme un homme à son but, du moment qu’elle avait les poches pleines d’argent.

Parmi les souteneurs de la rue de la Gaîté, elle choisissait celui de son cœur, — cœur indépendant et pareil à la vie qui se transforme, — l’attirait à elle et, quand elle en était lassée, le rejetait pour en choisir un autre, selon l’évolution de son désir. Elle était sa propre maîtresse, son propre gouvernement, et se protégeait elle-même par le moyen d’un grand couteau quelle portait constamment dans sa poche et qu’elle touchait avec assurance comme un voyageur sans crainte auprès de ses armes parce qu’il sait que le courage ne lui fera jamais défaut.

Berthe lui raconta la scène qui venait de se passer. Blanche dit :

— Comment ! Tu n’as pas su répondre ! Je lui aurais tout dit. Je lui aurais dit : Vieille hypocrite, vous êtes trop contente que je le nourrisse. Vous faites des manières parce que vous savez que je suis trop bête. Il n’a pas une guenille au cul qu’il ait gagnée par lui-même. Qu’il y vienne, vous verrez si je sais faire foutre le camp aux maquereaux !

Berthe répondit :

— Bien sûr, mais moi je ne sais pas me défendre.

Et c’est auprès de sa sœur, à sa sortie de l’hôpital, que Berthe vécut. Auprès de sa sœur, parce que les idées de famille sont plus fortes que toutes les autres idées et parce qu’une sœur sera notre sœur, quoi qu’il arrive. C’est ici que Berthe se fixa, chez Blanche qui était forte et qui la fortifiait un peu. Blanche, comme un exemple, sans se préoccuper du monde, allait sur sa route et Berthe, déroutée, n’avait qu’à suivre ses pas. Elle eut un fond de tristesse les premiers temps à cause des habitudes anciennes, et pensait en son âme simple : Je m’ennuie de Maurice. Elle le pensait bien fort et regardait les choses autour d’elle avec quelque inquiétude comme on regarde un camarade qui a changé son vêtement. Elle vécut auprès de Blanche qui secourait sa conscience et disait : C’est toi qui as raison. Pourtant il n’y avait lieu pour elle d’avoir tort ou d’avoir raison, mais nous cherchons partout l’assurance de nous-même qui fait partie du bonheur.

Le soir, entre neuf et dix heures, elles descendaient le boulevard Sébastopol. Place du Châtelet il s’étendait devant elles avec ses trottoirs, ses deux lignes de feux, et semblait un instrument de ce travail dont elles connaissaient le maniement et qu’elles utilisaient sans fatigue parce que leur corps était rompu à son jeu. Tous les coins de rue leur parlaient comme des souvenirs, à chaque pas leur but marchait à leur côté, elles étaient à lui sans sourire et sans s’émouvoir, comme un commerçant qui pratique son commerce. Blanche avait le métier plus facile et procédait par interpellations directes. Berthe, un peu tortillée, montrait des coups d’œil. Une foule, avec des jeunes gens qui semblent des points d’interrogation, avec des hommes de quarante ans dont l’apparence est sérieuse et la conversation nette et sonnante comme une pièce de cent sous, avec des ivrognes qui ne savent plus compter, qui bavent d’amour et qui s’endorment et qu’on laisse… Des souteneurs à gueule noire passaient en les frôlant, avec des mots, avec des airs et des battements d’ailes de corbeaux. Elles les regardaient d’un coup sec comme nous regardons l’homme qui n’est pas le nôtre et secouaient les épaules comme s’ils eussent été posés là et qu’elles eussent voulu les faire choir. Elles allaient : Blanche, nu-tête, à grands pas solides comme les blanchisseuses à paniers, Berthe à petits pas, ayant des mines comme les ouvrières fleuristes. Les filles publiques passaient : celles qui sont jeunes et brillantes comme un plaisir de dix-sept ans et qui ne savent pas s’emparer des premières chances et des riches caprices, — celles qui ne s’arrêtent pas boulevard Sébastopol et qui s’en vont avec un bruit de dessous empesés pour semer autour d’elle l’envie, — celles qui ont plusieurs années de trottoir, qui le connaissent et en expriment la substance jusqu’à la fin, — et puis il y a les vieilles à pas lourds comme des vaches qui font station au coin des rues et arrêtent courageusement tous les passants parce qu’il s’agit de leur pain quotidien. Les lumières servaient à étudier les visages de la rue, les terrasses de café étaient des lieux d’amorçage où elles semaient un regard après lequel elles se détournaient pour voir si l’on récolte ce que l’on a semé.

Un peu plus tard, Blanche quittait sa sœur et s’en allait vers les Halles et la rue Montmartre. Elle aimait opérer seule parce qu’un travail sérieux a besoin d’une solitude où l’on concentre ses moyens comme un homme qui veut arriver. Il suffisait qu’on la regardât pour qu’elle s’attachât à nos pas ; et, pareille au désir qui est au fond de nos cœurs, elle venait, elle était là, avec ses gestes et ses satisfactions. Elle vendait bon marché pour vendre plus souvent. C’est un quartier de journaux et de bars, et parce qu’il fait sombre les hommes sont plus faciles. Elle se réconfortait plusieurs fois en buvant, pour quinze centimes, des cafés avec petit verre et, à quatre heures du matin, regagnait Montrouge, la bourse pleine et le cœur content.

Berthe, sur le boulevard Sébastopol et les Grands Boulevards, faisait dans les sentiments. Depuis ses bandeaux noirs et son visage blanc jusqu’à ses jambes battant dans ses jupes on ressentait sa marche comme une action jolie dans une vie distinguée, l’on ressentait son cœur comme une chère petite femme de douceur et d’amour. Il y eut bien des oiseaux pris. Les jeunes gens pensaient : C’est un plaisir de toutes les heures, car en plus de cela elle a l’air de savoir goûter à ce qu’on lui peut dire. On lui disait : « Mademoiselle, je vous suis et vous me faites marcher bien vite. » Elle avait parfois des réponses : « Oh ! monsieur, je vais vous dire. C’est que je suis petite et quand je marche vite, on s’en aperçoit beaucoup moins. D’autres fois, on marchait à son côté, on ne disait rien parce qu’elle était comme cela et qu’on en avait le cœur ému. Elle souriait alors et vous attirait comme la douceur attire. Elle faisait dans les sentiments chez les jeunes gens et chez les hommes parce qu’il y a beaucoup d’amour sur la terre, parce que l’amour coule et nous emmène comme des enfants vers les femmes où l’on voit de l’enfantillage et de la bonté.

Elle avait la syphilis. En ce temps-là elle eut beaucoup de mal dans la bouche et je pense que tous ses baisers avaient la syphilis. Il y eut bien des oiseaux pris. A l’hôpital elle se disait : « Je ne sais pas comment je vais faire, puisque je ne veux pas donner mon mal aux autres. » Elle sortit. Les premiers jours elle pensa : Je lui dirai : « Lave-toi bien. » Puis il fallut manger, puis la pitié n’est pas d’un usage quotidien. Quand elle avait marché longtemps, les pierres devenaient dures et pesaient à sa marche comme un tas de pavés et comme des cœurs de pierre. Elle pensait : On me l’a bien donnée.

Ce n’est rien, Seigneur. C’est une femme, sur un trottoir, qui passe et qui gagne sa vie parce qu’il est bien difficile de faire autrement. Un homme s’arrête et lui parle parce que vous nous avez donné la femme comme un plaisir. Et puis cette femme est Berthe, et puis vous savez le reste. Ce n’est rien. C’est un tigre qui a faim. La faim des tigres ressemble à la faim des agneaux. Vous nous avez donné des nourritures. Je pense que ce tigre est bon puisqu’il aime sa femelle et ses enfants et puisqu’il aime à vivre. Mais pourquoi faut-il que la faim des tigres ait du sang, quand la faim des agneaux est si douce ?

Il y eut des jeunes gens bien jeunes qui ne connaissaient rien et qui s’en allaient aux femmes avec tout leur cœur et tout leur argent. Il y eut des hommes de vingt-cinq ans qui en avaient besoin, qui les cherchaient et qui riaient, quand ils les avaient trouvées. Il y eut des hommes mariés qui pensaient : « Une petite aventure, un sourire, un caprice pour celle qui passe, parce qu’elle ne ressemble pas à ce que l’on attendait. » Il y eut les hommes de quarante ans qui faisaient de l’hygiène. Il y eut les passants, n’importe qui, celui qui se trouvait à un moment de sa destinée.

Il vint de la Bretagne un homme de cinquante ans pour passer huit jours à Paris à cause de ses affaires. Il rencontra Berthe le soir de son arrivée. Chaque soir il lui payait à dîner, la conduisait au café-concert et même un peu dans les restaurants de nuit. C’est ainsi qu’il connut la vie de Paris, qu’il n’avait pas pu connaître étant jeune parce qu’alors il n’avait pas d’argent. Puis il retourna dans sa Bretagne auprès de sa femme et de ses filles, le cœur brillant et les lèvres humides.

Une autre fois, ce fut un homme de trente-cinq ans qui l’aborda et qui avait mis quelque temps à l’aborder. Ils passèrent la nuit dans un hôtel meublé de la rue Saint-Sauveur et il lui donna quinze francs. Il lui dit : « Avant de te coucher, fais bien tes bandeaux. » Il s’étendit à côté d’elle et l’embrassa sur les yeux : « Comme ceci tu ressembles à une femme que j’ai beaucoup aimée et que j’ai perdue. » Il ne fit rien autre chose, s’accouda sur l’oreiller, elle s’endormit, et toute la nuit il lui passa la main sur les bandeaux. Il y a de beaux cœurs qui sont sauvés.

D’ordinaire, Berthe rentrait parce que les rues n’offrent plus que les quarante sous du hasard et que les sentiments sont lassés, — à deux heures du matin.

Souvent Blanche ramassait près des Halles « son homme » du moment qui ne savait pas toujours où dormir, ou bien qui surveillait les événements de la nuit. Tous trois : lui, Blanche et Berthe couchaient côte à côte, mais Blanche gardait la place du milieu pour lui éviter les contacts qui distraient et parce qu’elle était très jalouse. C’était une nuit collante, avec les soupirs de Blanche, les charges de l’autre et le sommeil bousculé de Berthe. Puis, le matin, le mâle malpropre, les deux femmes et leur odeur s’étiraient, se secouaient et sautaient du lit vers midi. Si Blanche descendait chercher de quoi manger, l’homme resté seul avec Berthe s’emparait de la minute et commençait l’attaque parce que Berthe était jolie et parce qu’on n’a jamais trop de moyens. Elle protestait, se laissait faire, avait peur et rigolait.

Or Berthe était une fille publique. Ce n’est pas un métier que l’on quitte au matin et loin duquel on est ce que l’on devait être, comme un employé loin de son bureau. Connaissez-vous l’odeur du vice qu’une fois on respira ? Les coups de poing des souteneurs façonnent les filles et laissent leur marque dans la chair blanche auprès des désirs qu’y mit Dieu. Elles vivent et sont un grand troupeau côte à côte, Blanche, Berthe et d’autres, où l’une est auprès de sa voisine comme un exemple et comme un enseignement. Il y a l’atmosphère des prostituées, qui sent bon la liberté de vivre, puis qui descend et qui pue comme mille sexes tout un jour. Et le mal entre sous vos jupes avec des baisers dévorants. Il y a le trottoir, les chambres d’hôtel et les pièces d’argent, tout un commerce où l’on vend son âme pendant que l’on vend sa chair.

Il y a le bonheur que l’on cherche. Le bonheur des filles publiques ressemble aux gueules des rues qui sont fortes et qui mordent la vie avec leurs mâchoires. Il faut un bonheur où les hommes soient dressés et vous prennent avec leurs poings comme une colère sous laquelle on plie. Il y a l’amour que l’on cherche. L’amour des passants entre et s’en va sans laisser un peu de son passage, mais il y a l’autre amour pour le cœur des femmes qui les saisit et les recourbe et qui les fait tomber. Autrefois il y avait Maurice.

C’est ainsi que Berthe cherchait le bonheur dans l’amour. Elle connut d’abord Blondin-le-Cycliste. Blondin-le-Cycliste était grand, large, rouge, portait des mains fermes et des pieds solides et marchait dans la rue avec un poids que ses yeux semblaient appuyer déjà sur nos poitrines. Il se livrait à l’on ne sait quel commerce de bicyclettes et posséda deux ou trois fois des automobiles qui lui donnaient l’air adroit d’un mécanicien et l’air industrieux d’un commerçant qui est au-dessus du commerce ordinaire. Il emmenait Berthe à la campagne et cela aussi le séparait du commun des hommes. Parfois il avait les poches pleines d’argent, d’autres fois, comme disait Berthe, « il avait besoin qu’on l’aidât ». Son amour rude et appuyé contenait des bombances ou bien ne contenait que les quarante sous de la femme que l’on aime. Et on l’aimait parce qu’il vous faisait craquer dans ses bras et on lui donnait tout parce qu’il ne voulait pas être pris pour un imbécile.

Elle connut l’Aztèque du Grand-Montrouge, une nuit, alors qu’elle rentrait. Il se tenait au coin d’une rue, pâle et mince, avec sa gueule en avant et ses volontés tendues. Lorsqu’il l’aborda, elle sentait bien qu’il n’y avait rien à dire et qu’un homme peut tout lorsqu’il regarde le monde dans les yeux.

Elle connut La Quille, un après-midi, dans un bar, qui boitait et semblait un souteneur à la manque. Cinq et trois font huit, les boiteux sont drôles, ce fut un amour à la rigolade.

Elle en connut bien d’autres : les gars de Montrouge, ceux de Montparnasse et ceux du Latin, l’amour des après-midi où l’on flâne, celui des nuits où l’on rentre ; elle connut même, sur le boulevard Sébastopol, l’amour en coup de vent que l’on fait entre deux clients. Elle fit la bombe à rouler dans les bars, à boire tout ce qu’on voulait, à rire comme on rit dans les bombes parce qu’elles sont un bonheur en voyage. Elle fut une chienne dont les chiens sentaient la cuisse, se pressant l’un l’autre, avec des choses dressées et des gueules folles de chiens chauds. Elle les connut tous et marchait dans les rues comme une chair faible qui plie, sans un ressort, sans un nerf que l’on tend, sans un bien dont elle fût maîtresse. Elle jetait en l’air son porte-monnaie d’où les pièces d’argent s’écoulaient, entraînées au torrent d’un vice sans frein.

Elle connut Kiki. Kiki avait seize ans, une voix pointue et papillotait comme les gosses tout autour de vos jambes. Il était un peu marchand des quatre-saisons et connaissait sa rue comme on la connaît quand on vend, que l’on triche sur le poids et que l’on tient tête aux volés. Les hommes ne le prenaient pas au sérieux : c’est pourquoi Kiki se dressait avec ses dents et ses griffes, aboyait dans les rues, sautait sur les choses, et plus qu’un autre avait besoin de se mettre en valeur. Une fois, il rencontra une bonne avec un enfant. L’enfant avait un fouet :

— Donne-moi ton fouet que je le fasse claquer.

Kiki s’en amusa bien cinq minutes, puis la bonne voulut partir et emporter le fouet.

— Y a rien de fait, dit Kiki.

Comme elle s’avançait pour le lui reprendre, Kiki se recula et le faisait claquer devant la figure de la fille en disant :

— On n’approche pas.

Le grosse pleura, Kiki partit en faisant claquer son fouet et, de temps à autre, il se retournait pour se payer leur tête. Quand il ne les vit plus, le fouet l’embarrassait, et il le jeta derrière une palissade.

C’était un gamin, pour des gamines, un de ces moucherons dont les histoires vous amusent. Berthe, en blaguant, se laissa faire, et c’était mal, parce qu’une femme qui se respecte doit choisir un homme qui soit bon à quelque chose.

Berthe rencontrait parfois le Grand Jules qui, dans les premiers temps, l’arrêtait toujours et lui causait comme à la femme d’un ami. Il l’appelait « Madame ». Mais quand il connut sa conduite, il ne lui parla plus et, tête droite, la regardait passer, comme un soldat en armes regarde ceux qui violent la discipline et la loi.