Revue Blanche (p. 129-141).


CHAPITRE VI


Berthe resta à l’hopital pendant un mois et demi.

Maurice l’attendait comme on attend le pain de chaque jour et s’en allait, les jeudis et les dimanches, pour la voir. Elle disait : « Les médecins veulent me garder encore un mois. » — « Le temps me dure, » disait Maurice. — « Que veux-tu, il faut que je me guérisse. » Il répondait : « Oh ! je sais, tu veux toujours faire à ta tête. »

Dans la chambre d’hôtel il l’attendait assis en buvant l’eau des carafes. Il mangea souvent du fromage de Brie. Pour trois francs, il vendit son parapluie et pendant deux jours attendit avec quelque assurance. Puis il y eut un camarade à la pièce de cinq francs qui paya la chambre. Il mangea quelquefois chez sa mère, mais elle lui refusait de l’argent. Il disait : Tu me verrais bien crever. Elle répondait : Travaille ! Berthe put lui passer quelques pièces de dix sous : à l’hôpital on n’a besoin de rien. Il y eut aussi deux ou trois femmes qui offraient à déjeuner et payaient du tabac, mais aucune d’elles ne pouvait être sa vie parce qu’il avait choisi comme choisissent les hommes, à jamais. — Il y eut deux ou trois femmes, puisqu’un homme a besoin de cela. Il attendit assis, les poings aux dents, en mangeant du pain sec.

Il attendit, des après-midi entières, dans les rues où il marchait sans cause. Parfois le temps devenait sombre et restait immobile au-dessus de sa tête comme un voile d’ennui, comme une chose indifférente et morte. Les jours d’action avec les camarades et les aventures lui semblaient des jours passés, des jours du vieux temps où l’on vivait chez les hommes. Il eut deux ou trois souvenirs : Berthe, avec toutes sortes de bâillements, se trainait dans la chambre et s’engourdissait encore. Elle disait : « Je m’ennuie. » Il répondait : « Si tu l’ennuies, je te fous ma main sur la gueule. » Il ne comprenait pas que l’on restât sans courage, pendant tout un soir, alors que la vie est nerveuse et le monde plein d’action.

Il comprenait bien mieux, à présent. Un peu de douleur nous éclaire et nous montre les maux que nous ne savions voir, comme des frères éternels et meilleurs. Il sentait encore que le bonheur est précaire, que notre cœur est une ruine noire branlante. Il perdit sa foi, il écrivait à Berthe : « Je m’ennuie de toi. C’est la première fois que nous nous séparons et il me semble que nous sommes séparés pour toujours. » Il ne lui venait pas au cœur des poèmes parce qu’il n’en savait pas, mais il lui revenait, une à une, toutes les chansons d’amour qu’il avait entendues. Les plus belles et les plus pures étaient les meilleures. Il eut, plus que jamais, le sentiment de la Beauté. Par-dessus tout, la chanson de Lakmé vient en nous et se pose sur la blessure où nous avions mal. Elle lui Sortait des lèvres comme un cri, comme une haleine et comme une bonne odeur :

Oui, je veux retrouver ton sourire
Et dans tes yeux je veux revoir le ciel.

Mais il vint un jour où Maurice fut encore plus las d’attendre. Depuis quinze jours que Berthe était à l’hôpital, la misère lui semblait déjà longue. Les premiers jours de misère ont des amis et des ressources, mais bientôt si vos souliers s’usent et vos vêtements s’effrangent, la misère du pain sec devient la misère des guenilles pour laquelle les amis n’ont pas assez de ressources. Autrefois on croyait à la possibilité des aventures. Voler est bien, lorsqu’il s’agit de son plaisir, mais celui qui vole à cause de son besoin met dans ses aventures trop de fièvre pour les accomplir avec assurance. Puis on se fatigue du pain sec. Il avait au ventre tout un souvenir de cela, tout un poids ridicule de fromage de Brie, une oppression de mauvaise nourriture et de faim. La révolte gronde au corps, l’odeur du fromage donne des nausées, l’homme fort regarde autour de lui avec des yeux perçants.

Alors il revit ses amis. Il ne les revit pas comme autrefois où, dans les après-midi, gaiement, son âme était libre à leurs côtés. Ils allaient aux arrière-boutiques s’asseoir et, les coudes sur la table, les poings au menton, causaient bas en buvant du vin rouge. Il avait une mélancolie délicate qui l’empêchait d’accomplir les actions quotidiennes et alors il fallait un grand feu de combat, une grande aventure pour l’agiter et le vaincre, il fallait qu’en un jour il retrouvât toute son énergie de Bubu et qu’en une seule fois il accomplît toutes les actions quotidiennes. Il fallait un grand vol qui lui mît aux poches assez d’or pour attendre, comme un rentier d’amour, comme un poète de mélancolie ne pensant plus qu’à sa belle le beau matin du retour et des nouvelles épousailles.

Ce fut une histoire simple et décevante. Elle se passa dans un bureau de tabac, à trois heures du matin, au milieu des avenues désertes, pendant que le silence encourage les hommes et semble bon comme un dernier conseil. Ils y allèrent, la gorge sèche et du sang dans les poings. Allez-vous enfin, tous les trois, mes frères, arrêter vos cœurs et voir ce qu’on voit dans les vols alors que l’on tremble, que l’on cherche et que l’on trouve. Tout marcha bien jusqu’à la caisse : la porte et les tiroirs n’étaient pas durs. Ils n’eurent pas de chance, ni les uns ni les autres : Maurice s’en était toujours douté. La caisse contenait seize francs, la caisse ne contenait que seize francs ! Alors ils saisirent tout : les timbres, le papier timbré, les cigares, les cigarettes et le tabac. Ils en remplirent leurs poches, puis leur chemise, puis ils firent des paquets avec leur mouchoir. Comme ils sortaient, l’avenue encore était vide, et ils se séparaient tous les trois avec les cieux sur leur crâne et des poids dans les pensées.

Au bout de deux jours, ils n’avaient pas vendu beaucoup de timbres et ils ne pouvaient pas vendre leur tabac. L’écoulement des produits volés est incertain comme le vol même et les jours sont terribles quand les nerfs dansent, de l’homme en tête à tête avec son trésor. Maurice marchait, des timbres plein ses poches et des paquets de cigarettes sur sa poitrine. Il avait peut-être des amis. Le matin du troisième jour, comme il passait quai de l’Horloge, d’un coin sortirent deux hommes. Il les avait déjà rencontrés la veille et remarqua leurs grosses épaules et leur gueule. Un coup d’œil en arrière, et les deux hommes suivaient sa route. Il entendait leurs souliers comme des bottes, les sentait lourds comme des poings et avec une épaisseur de police qui sait tout. Il essayait de marcher plus vite et plus légèrement, Puis le sang vous rentre au corps, la chose était prévue, deux poings formidables vous saisissent, deux épaules vous poussent et c’est une brutalité sans nom, deux voix auxquelles on ne réplique point :

— Allez, ouste !

Il avait des timbres plein ses poches et des paquets de cigarettes sur sa poitrine.

Berthe apprit cela par sa sœur Blanche, un jeudi soir, au parloir de l’hôpital Broca. Blanche le tenait de Charlot, qui le tenait du Grand Jules et l’on savait encore, malgré les murs de la prison, que Maurice venait d’avoir un chancre syphilitique. Blanche parlait d’une voix affairée, porteuse d’une grande nouvelle, avec des mines et des gestes et une sorte de gloire comme un journal lançant une information. Il y eut ensuite un silence plein, dans l’air noir de l’hôpital, entre les quatre murs du parloir, pendant que les malades vivaient à son côté et que Berthe se sentait seule. Il y eut un air obscur qui tombait sur les têtes et voilait les yeux. L'hôpital était davantage l'hôpital, la vie semblait davantage la vie pour laquelle on combat et qui vous blesse. Berthe comprit que la vie jusqu'ici lui avait paru trop facile.

Mais Blanche se mit à dire :

— Et puis quoi ! Y a assez longtemps qu'il te donnait des coups.

Pendant les jours suivants, Berthe recomposa sa vie. Les habitudes de Maurice étaient entrées en son corps et, mêlées à son sang, formaient sa chair et ses idées. Elle était Berthe d'abord, mais elle était aussi celle qu'un homme pendant quatre ans arrosa, comme la terre d'Égypte aux bords du Nil débordant. Elle eut bien peur. À dix-sept ans, il la prit par la main et la conduisit au monde. Puis il lui dit : C’est par ici qu’il faut aller. Et il la surveillait quand elle marchait dans sa voie. Les jours d’hôpital étaient encore les jours de Maurice, à cause des jeudis et des dimanches où il venait au parloir. Et puis, elle savait à chaque instant qu’elle pouvait le revoir. Maintenant tout tournait autour d’elle : Paris, l’hôpital, le présent, l’avenir et des sentiments confus ;

« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »

Pendant les jours suivants, Berthe s’essayait à recomposer sa vie. Elle la recomposait avec sa sœur Blanche, avec une petite amie qui s’appelait Adèle, puis avec quelqu’un, avec n’importe qui, parce qu’une femme ne doit pas être seule. Elle cherchait des hommes parmi ses souvenirs. Elle se rappelait Pierre, celui qu’elle avait accusé dans son malheur et qui lui avait écrit en jurant qu’il n’était pas le coupable. Il l’avait juré, comme elle aimait que l’on jurât, — sur la tête de sa mère, — parce qu’alors c’est la vérité. Elle pensait à d’autres hommes aussi et les agitait dans sa tête pour faire du bruit et pour se donner des espérances. Mais rien ne pouvait effacer le souvenir de Maurice, et, quand un dieu eût été couché en travers de sa porte, quand d’elle il eût fait sa compagne et l’eût conduite à la grande gloire, quand même il l’eût enrichie et quand même elle l’eût aimé, jamais — jamais — elle n’eût pu oublier celui qui fut le sien et qui fut plus qu’un dieu parce qu’il était l’Homme quand elle était vierge. Sa chair était gravée dans la sienne bien plus profondément que tous les sentiments et que tous les désirs. Elle ne savait pas comment on juge les hommes en prison, mais tous ses maux passés lui avaient donné une grande défiance de l’avenir et lui avaient appris que les cataclysmes s’engendrent l’un l’autre. Elle était malade parce qu’elle n’avait pas de chance et pour cette même cause elle croyait que Maurice resterait loin d’elle pendant des années.

Alors elle se sentait perdue, elle promenait sa pensée tout le long des lendemains pour y découvrir un petit bonheur qu’elle eût saisi à pleines mains, elle s’arrêtait à tous les coins où l’on pouvait s’arrêter, mais rien ne suffisait à son cœur parce qu’elle venait d’un beau pays et qui était son pays.