Bolingbroke, sa vie et son temps
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 919-960).
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BOLINGBROKE


SA VIE ET SON TEMPS




TROISIEME PARTIE.[1]




XIII

Bolingbroke arriva le 17 août 1712 à Paris, accompagné de Prior et de l’abbé Gautier, et descendit chez Mme de Croissy, mère du marquis de Torcy, qui vint en poste le joindre de Fontainebleau, où était le roi. On tomba bientôt d’accord sur les points importans, et l’on décida que la convention définitive serait précédée d’une nouvelle suspension d’armes par mer et par terre. Deux jours après, Bolingbroke fut conduit à Fontainebleau. Il y logea dans un appartement disposé pour le maréchal de Boufflers, et dès le lendemain, le dimanche 21, à neuf heures du matin, il eut une audience du roi. On remarqua la bonne grâce avec laquelle il s’acquitta de sa commission. La facilité de son élocution dans notre langue fut admirée, et tout confirma la haute opinion que la réputation de ses talens et son obstination pour la paix avaient donnée de lui à la cour de France. Louis XIV s’exprima, comme il savait le faire, avec naturel, avec dignité, mais en parlant extrêmement vite. Il témoigna pour la reine d’Angleterre les sentimens de bienveillance et d’affection que la France assurément lui devait ; puis il entendit la lecture des articles qu’il approuva et la convention pour une suspension d’armes de quatre mois, laquelle fut signée dans la soirée. Les courtisans s’empressèrent de faire fête à l’homme qui fixait tous les yeux. Il soupa chez le duc de Noailles, neveu de Mme de Maintenon, avec tout ce qu’il y avait de plus considérable, et le 24 août, il prit congé du roi, qui lui fit présent d’un diamant d’une valeur de cent mille francs.

Dans le cabinet du roi, il fut convenu que l’Angleterre paierait, à titre de douaire, une somme annuelle de soixante mille livres sterling à la veuve de Jacques II, et que son fils, désigné désormais sous le nom de chevalier de Saint-George, sortirait de France. Dès le mois de juin, on avait annoncé qu’il se rendrait en Lorraine. Cependant il était encore venu au mois d’août à Fontainebleau, et n’en partit qu’à la nouvelle du débarquement de Bolingbroke à Calais. Il dû alors quitter la petite cour de Saint-Germain et se retirer incognito au château de Livry, ce qui ne l’empêcha point d’aller à l’Opéra, dans une loge du roi destinée à Bolingbroke. Quand celui-ci parut au théâtre, ce fut un grand embarras ; mais il fut conduit dans une autre loge par les soins du duc de Trèmes, premier gentilhomme de la chambre, et en le voyant, tous les spectateurs se levèrent pour lui faire honneur. Il laissa aux comédiens des marques de sa générosité, surtout au Cid et à Chimène. Dans le monde, il ne manqua pas à sa réputation de galanterie. On remarqua qu’il parut touché des charmes de Mme de Parabère ; il fit connaissance et resta en commerce de lettres avec Mme de Ferriol, la sœur du cardinal de Tencin et la mère de d’Argental. Là probablement est l’origine de ses relations avec Voltaire. En attendant qu’il le connût, il rapporta de France ce jugement qu’on appréciera comme on le voudra et qu’il jette en passant dans une lettre à Prior : « Nos compatriotes ne sont pas beaucoup meilleurs politiques que les Français ne sont poètes. »

Quoique satisfaite de la paix, la reine trouva mauvais que Bolingbroke n’eût pas quitté le spectacle dès que le prétendant assistait à la représentation. En tout, on jugea que Bolingbroke avait eu en France plutôt l’attitude d’un allié que d’un négociateur. Il parait que sur sa route les populations l’avaient accueilli avec trop de sympathie. On raconta qu’il avait vu secrètement la reine douairière, et que le prétendant, prenant le titre de duc de Gloucester, ne s’éloignait de Paris que jusqu’à Reims. Les gazettes de Hollande ne négligèrent rien de tout ce qui pouvait rendre la paix suspecte aux yeux des Anglais ; mais la suspension d’armes avait été publiée dans les deux royaumes, et toute paix est dans les premiers momens populaire. Bolingbroke, à son retour, fut donc passablement reçu. Quoique la guerre ne fût terminée que de fait, on envoya un ambassadeur en France, et ce fut le duc de Shrewsbury. La mort de Godolphin vint porter un dernier coup à la position de Marlborough, qui passa la mer pour se retirer à Aix-la-Chapelle. Cependant les difficultés ne tardèrent pas à naître. Aux villes cédées en compensation de la démolition du port de Dunkerque, Louis XIV voulait qu’on ajoutât Tournai, et cette demande semblait exorbitante. L’électeur de Hanovre refusait d’adhérer aux stipulations qui le concernaient, prétextant que la reine était jeune, que sa mère était vivante, qu’il ne pouvait ni prendre la qualité d’héritier de la couronne d’Angleterre, ni comme prince allemand se séparer de l’empereur et des Hollandais. On pouvait se passer de l’un, et Saint-John ne négligea aucune occasion de le lui faire sentir. Quant aux autres, leur concours était indispensable. Ils se firent prier ; mais ils obtinrent presque tout ce qu’ils voulurent, même un nouveau traité de barrière. Les questions de commerce furent très-longues à résoudre. Il y eut de grandes contestations pour Terre-Neuve et la pêche de la morue. Dans les premiers mois de 1713, Bolingbroke crut plus d’une fois que tout allait se rompre. « Nous sommes en ce moment, écrivait-il à Prior le 22 janvier, dans la crise de notre maladie. Nous mourrons tout d’un coup, ou tout d’un coup nous serons guéris. » Mais il ne se découragea pas ; il résista, il céda ; il mêlait les argumens aux supplications et quelquefois les menaces ; il dit à Prior, qu’il avait laissé à Paris, et son négociateur de prédilection : « Que M. Torcy se rappelle son voyage à La Haye, et qu’il compare les plans de 1709 et de 1712. » Et une autre fois : « Dites-lui que s’il ne s’accorde pas avec la reine, je cours risque d’être un réfugié… Par le ciel ! les Français en usent comme des colporteurs, et ce qui est encore pis, comme des procureurs. » Enfin, quand tout fut terminé : « La paix est conclue, et je remercie votre amitié du compliment qu’elle m’en fait. J’ai acquis quelque expérience, et c’est tout ce que j’en attends, outre le bien public. J’ai appris qu’on ne doit jamais désespérer, et que la persévérance compense beaucoup de défauts dans les mesures et dans la conduite. J’ai appris aussi qu’en Angleterre du moins faire peu vaut mieux que faire beaucoup, et que ne rien faire vaut mieux que l’un et l’autre. » Ceci était à l’adresse du comte d’Oxford.

Le vendredi saint, 3 avril, v. s., Bolingbroke vit enfin arriver d’Utrecht son frère, George Saint-John, annonçant que les traités avaient été signés le mardi précédent par les ministres de toutes les puissances, excepté l’empereur, et le secrétaire d’état s’empressa de porter à Whitehall cette grande nouvelle ; puis il rentra chez lui, car il avait du monde à dîner, et il entretint ses convives de l’événement de la journée. Nous savons exactement qui dînait chez lui ce jour-là. Ce n’était pas moins que Joseph Addison. Swift, qui malgré des refroidissemens passagers voyait sans cesse l’homme dont il préférait la conversation à toute autre, avait demandé à Bolingbroke de l’inviter. On ne refusait rien quand il s’agissait d’Addison, Swift s’attendait cependant à un dîner très guindé ; de part et d’autre, on se piqua de politesse, mais enfin on s’anima (il le fallait bien, on resta jusqu’à minuit à table), et alors on se tint amicalement un langage de parti. Addison présenta ses objections contre la paix, et Bolingbroke y répondit avec complaisance : puis le fidèle whig proposa la santé de lord Somers, et l’adhésion fat unanime. Swift le pria seulement de ne pas prononcer le nom de lord Wharton, parce qu’il ne pourrait le suivre jusque-là. C’était, comme on sait, l’objet de son aversion particulière : il avait, dans l’Examiner, comparé Wharton en Irlande à Verrès en Sicile. Il dit même tout nettement à Bolingbroke qu’Addison n’aimait pas lord Wharton plus que lui. Il y eut encore probablement un autre sujet d’entretien qui, après la paix, devait occuper l’esprit d’une compagnie aussi lettrée. On annonçait pour le vendredi suivant la représentation à Drury-Lane de la tragédie de Caton, qui était fort attendue, et Swift, à qui autrefois Addison en avait montré des fragmens, alla trois jours après entendre une répétition, de compagnie avec l’évêque de Clogher, celui-ci caché dans la galerie, tandis que le docteur se tint sur le théâtre, non loin de la célèbre Oldfïeld, qui jouait la fille de Caton. La tragédie réussit de manière éclatante. Elle était dans un genre nouveau, tout entière consacrée à peindre l’amour de la pairie et de la liberté. Les whigs voulurent tirer de là un succès politique. On fait quelquefois une épigramme du nom d’une vertu, et le mot de patriotisme peut, selon les temps, devenir une leçon ou un reproche, Pope, qui n’était pourtant pas de l’opposition, présenta dans le prologue la nouvelle tragédie comme seule digne, par les sentimens qu’elle exprimait, d’être entendue par des Anglais, et Steele, dans le Guardian, en parla comme d’une grande leçon de vertu publique. Lord Wharton lui-même, qui ne brillait point par l’austérité des mœurs, applaudit bruyamment aux plus beaux traits de morale dont la pièce est remplie, et sir Gilbert Leathcote, gouverneur de la banque d’Angleterre, était venu à la tête de ses commis, les politiques les plus résolus des tavernes de la Cité, pour assurer à la force des mains la gloire du poète de leur opinion. Tant d’effort n’était pas nécessaire ; l’Examiner, comme le Guardian, constata un grand succès. Personne n’eut la gaucherie de protester. Les tories applaudirent sans hésiter, et Bolingbroke, donnant l’exemple, battait des mains au milieu des amis qu’il avait amenés avec lui. Toutefois, pour tempérer un peu l’enthousiasme politique de l’assemblée, il fit venir dans un entracte Booth, qui s’était distingué dans le rôle de Caton, et il lui donna publiquement une bourse de cinquante guinées, pour s’être montré si bon défenseur de la cause de la liberté contre un dictateur perpétuel. Tout le monde alors se rappela que Marlborough avait osé briguer le commandement général à vie, et que cette ambition incroyable passait pour n’avoir échoué que par la fermeté de lord Cowper. Quant à l’aimable, à l’heureux Addison, quelques mois après, il était réélu au parlement avec la facilité qu’il rencontrait en tout. « Je crois, disait Swift, que s’il avait l’idée d’être élu roi, il serait bien difficile de le refuser. »


XIV

Mais revenons à la paix d’Utrecht. Quatre jours après qu’on eut appris qu’elle était signée, la reine tint un conseil où elle déclara Simon Harcourt pair et lord chancelier de la Grande-Bretagne, et proposa de ratifier les traités. Lord Cholmondeley et sir Richard Temple demandèrent seuls qu’on prit un peu de temps pour les examiner. Ils y perdirent, l’un sa place de trésorier de la maison royale, l’autre le commandement d’un régiment de dragons, et deux jours après la reine ouvrit en personne le parlement Elle annonça la paix, et les deux chambres votèrent des adresses de félicitation, où cependant l’approbation des traités était réservée. En effet, lorsque le traité de commerce fut soumis à la chambre, les critiques commencèrent à se faire entendre. Cette convention, universellement condamnée à l’époque où elle fut faite, honorerait aujourd’hui ses auteurs, elle était conçue dans la pensée que le commerce international était d’autant plus prospère qu’il était plus facile, et qu’en particulier celui de la France n’était pas la ruine de l’Angleterre. Les préjugés opposés à cette double pensée étaient en pleine rigueur, et un acte rendu sous Charles II avait décidé en principe que les importations françaises épuisaient le trésor de la nation, Bolingbroke, supérieur à de telles erreurs, s’était laissé guider par les conseils d’un ancien négociant très riche, maintenant un des lords commissaires du bureau du commerce, Arthur Moore, qui était en ces matières son négociateur de confiance, comme Prior en matière politique. Sa propre correspondance atteste d’ailleurs une parfaite intelligence des questions qu’il traite ; mais le public n’en était pas là. Il s’éleva une polémique très vive. De Foe, qui était lui-même fort éclairé sur les intérêts du commerce, soutint le traité dans la Revue ; il publia une brochure spéciale ; on lui attribua un pamphlet ministériel, Mercator ou le Commerce restauré, qui n’était pas de lui, et auquel les whigs répondirent par le Marchand anglais, Addison lui-même entra en lice, et imprima son petit écrit prohibitioniste. Quand la question vint au parlement, elle était perdue d’avance.

L’article 9 du traité stipulait que dans les deux mois une loi de douanes accorderait à la France le traitement des nations les plus favorisées. Cette clause, contraire aux engagemens de l’Angleterre avec le Portugal, choquait les intérêts ou les préjugés du commerce. La clameur de la Cité vint retentir jusque dans le parlement. Le bill pour l’exécution du traité fut rejeté le 18 juin 1713 à neuf voix de majorité.

Cet avertissement aurait dû faire réfléchir sérieusement les ministres ; il présageait un mouvement grave dans l’opinion ; ce n’était qu’un symptôme de la défiance qui planait sur leur tête. La nation avait pu sacrifier aux avantages de la paix l’arrogant espoir d’en dicter arbitrairement les conditions ; mais l’intérêt de la succession protestante lui tenait au cœur. La santé de la reine déclinait, et la question pouvait se poser d’un jour à l’autre. Les relations du torisme avec le jacobitisme et des ministres avec l’un et l’autre, le caractère d’Oxford et de Bolingbroke, dont l’un passait pour le plus faux des hommes et l’autre pour le plus audacieux, la faveur marquée qu’avait montrée au second le grand monarque ennemi de Guillaume III et des huguenots, la faiblesse et les penchans connus de la reine, le bruit accrédité de quelques intrigues occultes, de quelques rapprochemens suspects, enfin et surtout je ne sais quelle couleur générale répandue sur tous les actes du cabinet, et qui n’était pas celle du patriotisme, tout excitait, tout envenimait les soupçons du public. Si le prétendant avait fait imprimer une protestation assez peu connue contre le traité d’Utrecht, l’électeur de Hanovre ne l’avait pas approuvé davantage, et protestait par son abstention même. Des adresses où l’esprit jacobite se montrait ouvertement avaient été présentées à la reine par des Écossais et insérées dans les journaux du gouvernement. Les deux chambres y répondaient bien en demandant que l’on pressât le duc de Lorraine et toutes les puissances amies d’interdire leurs états au prétendant ; mais ces manifestations de loyauté étaient reçues froidement, la reine semblait n’y voir que des témoignages de défiance, et quand elle prorogea le parlement avant de le dissoudre, elle eut soin de recommander l’union, ce qui, dans la langue du pouvoir, veut dire la complaisance. Elle se plaignit qu’il y eût des gens qui n’étaient jamais contens du gouvernement, et que le parlement n’entendit pas bien les matières de commerce. On a observé que c’est à partir seulement du règne de George Ier qu’une sorte de mauvaise humeur a disparu des discours de la couronne. La sévérité de Guillaume III laissait percer dans son ferme langage le ressentiment de ce qu’il regardait comme les injustices ou les préjugés de son parti. Le ton aigre ou plaintif de la reine Anne avait tous les inconvéniens de l’indiscrétion sans le mérite de la franchise.

On arrivait ainsi aux élections générales (août 1713) après une année où la politique ministérielle avait eu son triomphe. C’est souvent un moment critique pour un cabinet. Une grande affaire à conduire, un grand but à atteindre pont donner de la force au gouvernement. Sa tâche alors le soutient, dès qu’elle ne l’accable pas. Il en est plus actif, plus uni, mieux servi ; son parti se discipline et se subordonne à ses vues. Tout cela change quand la cause est gagnée. C’est alors que les mécontentemens amassés pendant le travail éclatent ; les vanités et les ambitions se mettent à l’aise ; les partis deviennent exigeans et ingrats. Si surtout un des ministres s’attribue tout l’honneur du succès dont profite le premier ministre, la division n’est pas loin, et celle du parti devance celle de ses chefs. Telle était la situation où touchait le gouvernement. Le public, sans bien connaître l’état intérieur du cabinet, sentait cependant qu’une crise approchait. Il régnait beaucoup d’obscurité dans tous les esprits. La santé de la reine était incertaine comme ses résolutions, les intentions de lord Oxford aussi douteuses que son caractère, jusque-là qu’un de ses apologistes convient qu’il courait sur son compte onze opinions différentes. L’ambition de Bolingbroke était chose moins mystérieuse, mais tendait-elle à un changement de ministère ou de dynastie ? On l’ignorait. Les nominations n’étaient pas rassurantes. Bromley, sir William Wyndham qui passaient pour jacobites, étaient devenus, l’un secrétaire d’état à la place de lord Dartmouth, l’autre chancelier de d’échiquier. Sacheverell, dont l’interdiction expirait, était, après avoir prêché devant la chambre des communes, nommé recteur de Saint-André dans Holborn ; Atterbury, bon prédicateur et pamphlétaire meilleur, obtenait l’évêché de Rochester. Le pauvre Swift n’avait pu devenir évêque, ni même doyen de Windsor : les préventions de la reine étaient invincibles. Elle objectait toujours qu’il passait pour l’auteur du Conte du Tonneau, qu’elle n’était pas sûre qu’il fût chrétien, et quand elle paraissait s’adoucir, lady Somerset intervenait et lui demandait à genoux de ne point faire un prélat de celui qui, dans la prophétie de Windsor, l’avait appelée carotte. Enfin le duc d’Ormond, qui avait repris la lieutenance de l’Irlande, le fit nommer doyen de Saint-Patrick à Dublin, bénéfice estimé à 700 livres sterling de revenu.

Dans ces circonstances, l’opinion publique ne pouvait être pleinement rassurée sur un point, le danger de la succession protestante. Quiconque paraissait croire à ce danger était de l’opposition, et le ministère le traitait en ennemi, ce qui augmentait les craintes, au lieu de les calmer. Plus d’un grand seigneur tory n’était tombé en disgrâce que pour avoir exprimé des inquiétudes que le gouvernement justifiait en le disgraciant. Il propageait la défiance en la tenant pour hostile, et ses meilleurs amis étaient ceux qui ne croyaient point aux dangers de la succession protestante. Or qui était moins touché de ces dangers que les jacobites ? Rien donc de plus équivoque que la situation du ministère, et ce qui semble montrer qu’il n’était pas innocent de certaines arrière-pensées, c’est qu’il acceptait cette situation et ne faisait rien pour en conjurer les périls. Les élections durent cependant les lui révéler. Les whigs revinrent plus forts qu’ils ne l’espéraient ; mais une opinion surtout, celle des tories hanovriens, parut en grand progrès.

Avec de la sincérité et de l’accord entre eux, les ministres auraient pu encore traverser la crise ; malheureusement la sincérité leur était impossible, soit qu’ils fussent engagés dans un véritable complot en faveur des Stuarts, soit que la complication de leurs intrigues les condamnât à des évasions et à des réticences aussi dangereuses que la trahison, soit enfin qu’incertains dans leurs prévisions, prêts pour toutes les hypothèses, ils voulussent ne se fermer aucune issue et se ranger du côté des événemens. Il faudra bien tout à l’heure nous expliquer sur cette question encore controversée ; mais ce qui n’est pas une question, c’est que la vérité n’était ni dans leur caractère, ni dans leur politique, ni dans leur position. Quant à la désunion, elle était arrivée à l’inimitié. Bolingbroke ne pouvait plus supporter l’empire, encore que mollement exercé, de son rival. Ses lettres à lord Strafford, à lord Anglesea, au chancelier d’Irlande, à Prior enfin, sont remplies de ses plaintes. Il se présente comme abandonné, comme trahi, comme entouré de pièges. Les whigs relèvent la tête, la reine est insultée ; avec une majorité immense, le gouvernement succombe, parce qu’il est déserté par ses amis, parce qu’il se déserte lui-même. Personnellement il n’est attaqué et menacé que pour avoir supplié de changer de conduite celui qui a laissé les choses en venir là. Il paraît qu’en effet les défauts du comte d’Oxford s’étaient, selon l’usage, accrus et divulgués dans le pouvoir. Il fatiguait ses collègues, son parti, la reine elle-même. Indécis, menteur, indolent, il n’avait plus que l’activité nécessaire pour dissimuler ses négligences, ses perfidies et ses fautes. Plus brillant, plus décidé, plus entraînant, Bolingbroke portait plus de loyauté dans les détails, et ne trompait que dans de plus grandes choses. Il disait qu’il fallait un peu de ruse dans les affaires, comme il faut un peu d’alliage dans les monnaies d’or ou d’argent, mais que la monnaie devient fausse, si l’on dépasse la dose. Son succès dans l’importante affaire de la paix l’avait confirmé dans son imprudence naturelle. Il entreprit donc résolument de supplanter le premier ministre. Celui-ci, quoi que l’on racontât de ses relations avec le prétendant, jugeait la situation avec plus de vérité. Par timidité ou par sagesse, il se compromettait moins, c’est son caractère plutôt que sa conduite qui inspirait les soupçons. Essentiellement propre à louvoyer entre tous les vents, il apercevait l’écueil. Il n’avait entièrement rompu aucun de ses liens avec les diverses opinions, et attestant par momens ses souvenirs de famille ou d’éducation, il n’était regardé par personne, et surtout par les non-conformistes, comme un irréconciliable ennemi ; mais il était profondément décrié et manquait de l’énergie nécessaire pour se relever, Une nature différente et plus encore peut-être la passion de le combattre en toutes choses emportaient Bolingbroke aux extrémités qu’Oxford semblait éviter. Tandis que celui-ci cherchait sous main à s’entendre avec Marlborough, celui-là poussait la fortune du duc d’Ormond, lui obtenait de nouveaux titres, et projetait avec lui une réorganisation de l’armée qui eût achevé de détruire l’influence du vainqueur de Blenheim, et qui manqua parce que le lord trésorier, peut-être à dessein, négligea de faire les fonds nécessaires à la dépense. Partout, il y avait conflit, deux esprits, deux intrigues, deux plans, Bolingbroke avait raison d’écrire, quelques années plus tard, que dès l’automne de 1713 il n’y avait plus de gouvernement.

Ce sont là de ces momens où la presse prend ses ébats. Elle ne connaît plus ni discipline, ni tactique, et ses imprudences, à défaut de ses perfidies, aggravent le mal et propagent la confusion. Le parti jacobite ne pouvait manquer cette occasion de jeter dans le public l’alarme de ses espérances. Un docteur Higden publia une Démonstration du droit héréditaire de la couronne, qui se répandit sous la protection de Bromley, et causa un tel scandale, qu’il fallut que son collègue Bolingbroke en fît poursuivre l’éditeur. De Foe, que ses publications inconsistantes avaient brouillé avec tous les partis, et qui, tout à la fois ministériel et hanovrien, ne parvenait à se donner un air d’indépendance qu’en passant d’un extrême à l’autre, fit spécialement pour les provinces du nord une dénonciation contre les émissaires jacobites, intitulée Précaution opportune. — Irrité des promesses dont on trompait le peuple, il pensa les décréditer en les poussant, à l’extrême, et publia trois pamphlets ironiques où il décrivait toutes les conséquences d’une restauration. L’ironie lui avait déjà mal réussi, et le pauvre De Foe n’avait plus une de ces réputations intactes de fidélité politique qui permette d’employer, sans se rendre suspect, l’artifice hasardeux de la contre-vérité. Tandis que ses trois écrits faisaient crier les catholiques à la perfidie, des esprits malveillans ou grossiers s’indignaient dans le parti contraire, et un écrivain whig, William Benson, portait plainte contre l’auteur en justice, car on sait que la plainte pour un délit public est ouverte à tous en Angleterre. De Foe fut cité, saisi, obligé à donner caution, enfin livré à toutes les tracasseries préalables d’un procès criminel. En vain s’épuisait-il à protester, aux magistrats et au public, de la loyauté de ses intentions, à expliquer comment il avait exprès dit le contraire de sa pensée ; on ne le croyait pas, on avait contre lui d’anciens griefs : on trouvait au moins sa ruse irrespectueuse ou dangereuse. « Moi, jacobite ! s’écriait-il ; il serait aussi aisé de me prouver que je suis mahométan. » Lord Oxford, qui pouvait reconnaître dans un auteur pris à son propre piège l’inconvénient d’avoir plusieurs langages, vint en aide à De Foe, essaya sans succès d’arrêter la poursuite en déclarant le délit imaginaire, et reconnut bientôt que le seul moyen de le sauver était de lui faire grâce. Les lettres de pardon, délivrées sous le contre-seing de Bolingbroke, enregistrèrent l’acte de soumission de l’impétrant, reconnurent que ses paroles avaient déçu ses intentions, et que c’était ironiquement qu’il avait dit que le prétendant octroierait à ses sujets le privilège de porter des sabots et les délivrerait de la peine d’élire des parlemens.

Un débat plus sérieux par ses conséquences s’était élevé entre Steele et Swift. Il n’y avait plus trace entre eux de leur ancienne liaison. Ces deux esprits de genres fort différens, mais acres et violens, se combattaient à outrance. Steele, qui au Tattler avait fait succéder un recueil analogue The Guardian (12 mars 1713, v. s.), se plaignait dans le numéro 128 des retards apportés à la démolition de Dunkerque (7 août), et comme ce sujet était de ceux qui excitaient le plus les ombrages populaires, étant sur le point de se porter candidat aux élections de Stockbridge, il soutint son journal par une brochure intitulée : Considérations sur l’importance de Dunkerque. Swift répondit par ses Considérations sur l’importance du Guardian. Déjà attaqué dans ce recueil, il avait des ressentimens à satisfaire. Absent depuis quelques mois par lassitude des divisions ministérielles, rappelé par les deux rivaux qu’il s’efforçait de réunir et de sauver, inquiet et irrité, il épancha toute sa bile dans deux ou trois publications, et en blessant Steele, qui répliqua rudement, il attaqua tout le parti qui le soutenait. Élu membre du parlement, Steele avait renoncé à cet emploi dans l’administration du timbre que Swift prétendait lui avoir fait conserver, et, sous l’inspiration de ses amis, il avait publié un pamphlet intitulé la Crise. C’étaient des réflexions sur la vacance éventuelle du trône. L’ouvrage avait été revu par Addison. Une réponse très vive avait paru, écrite par Swift sous les yeux de Bolingbroke : l’Esprit public des Whigs. Comme elle contenait quelque passage offensant pour des pairs écossais, lord Wharton, si souvent victime des traits envenimés de l’implacable écrivain, lord Wharton, toujours prompt et hardi aux motions provocantes, dénonça au début de la session le pamphlet de Swift. Le lord trésorier répondit sans hésiter qu’il détestait l’ouvrage et en ignorait l’auteur, puis il écrivit à Swift un billet d’une écriture contrefaite pour le charger de remettre à l’auteur ou à l’éditeur menacé de poursuites cent livres sterling ; après quoi, par un artifice de procédure, il s’arrangea pour rendre, non recevables en justice les témoins qui auraient pu trahir l’anonyme, et promit par proclamation royale, à qui ferait connaître le coupable, trois cents livres sterling de récompense. Cette comédie amusait Oxford et Swift, et ne trompait personne. La contrepartie fut jouée dans la chambre des communes. Dès le premier jour, Steele, ayant pris la parole, fut accueilli par ce cri : Tattler ! tattler ! (babillard ! babillard !) Chacune de ses phrases suscitait ces murmures blessans, ces interruptions moqueuses, que les majorités n’épargnent pas aux écrivains de l’opposition. « Ce n’est pas si aisé de parler à la chambre, » lui criait-on de toutes parts. Comme la reine avait dans son discours recommandé au parlement la suppression des libelles séditieux, on appliqua cette qualification à l’écrit de Steele, et l’on demanda son expulsion. Forcé de se défendre comme un accusé, il quitta sa place, comparut devant la chambre assisté par Addison, et il parla avec force et avec talent. Une discussion très animée suivit, où Walpole rétorquant l’accusation contre les écrivains jacobites que protégeait le ministère et caressait la cour, déploya cette violence éloquente qui ne lui manqua jamais dans l’opposition ; mais 265 voix contre 152 ordonnèrent l’expulsion de Steele. Son crime était d’avoir dit que la succession protestante était en péril sous la présente administration. La motion fut donc faite dans les deux chambres de déclarer que la succession protestante n’était pas en danger sous le gouvernement de sa majesté. Quelquefois les assemblées répugnent à affirmer ce dont elles ne souffrent pas la négation. La motion eut peine à passer. Elle passa cependant ; mais à la chambre des lords, là où Bolingbroke se défendait lui-même avec ce talent dont on parle encore, la majorité ne fut que de 12 voix, juste autant que le ministère avait nommé de nouveaux pairs. C’était une majorité apostée. C’est dans cette discussion que lord Anglesea, qui jusque-là avait appuyé les ministres, dit« qu’après avoir, sur leur parole, cru à une paix avantageuse et glorieuse, maintenant qu’il avait entendu leurs réponses, il demandait pardon à Dieu, à son pays, à sa conscience, ajoutant que s’il reconnaissait qu’il y eût eu perfidie, il poursuivrait un mauvais ministre du cabinet de la reine à la Tour, et de la Tour à l’échafaud. »

La chambre des lords, qui n’osait, en termes généraux, déclarer sa défiance envers le gouvernement, la témoignait par mille résolutions particulières. Ainsi elle s’interposa avec instance en faveur des Catalans, victimes de la paix d’Utrecht. Dès l’année 1705, l’Angleterre avait engagé ces populations à se soulever en faveur de l’archiduc Charles, avec promesse d’assurer à la paix la reconnaissance de leurs libertés. Ces hommes si jaloux de leurs privilèges avaient pris les armes, et l’honneur de l’Angleterre était engagé dans leur cause. Cependant, malgré un article du traité, Philippe V ne leur avait pas donné satisfaction. La race de Louis XIV ne pouvait être ni reconnaissante de leur conduite, ni touchée de leurs droits, et Bolingbroke, qui, dans ses dépêches officielles, les appelait une petite nation turbulente, avait réduit à quelques vaines réclamations la protection que leur devait la reine. C’était un des points les plus vulnérables de la conduite ministérielle. La foi britannique avait souffert une triste atteinte, et la question ne pouvait s’élever sans émouvoir la chambre et embarrasser le cabinet. Saisissant les dispositions de l’assemblée, lord Halifax fit voter une adresse à la reine, pour demander que le prétendant fut expulsé de Lorraine, et qu’une récompense fût promise à qui le livrerait à la justice, s’il débarquait dans un des trois royaumes ; mais diverses mesures dans le même sens ayant divisé la chambre en nombre égal, le ministère un peu raffermi obtint du parlement entier une adresse, portant approbation générale des traités de paix. Les lords de l’opposition, d’accord avec l’envoyé du Hanovre, songèrent alors à réclamer la présence de l’électeur comme duc de Cambridge. La reine y répugnait, avec une opiniâtreté suspecte, son conseil se partagea sur la question. La majorité, guidée par Bolingbroke, fut pour elle ; le lord trésorier se trouva en minorité, lui quatrième. Anne écrivit aussitôt à sa tante, l’électrice douairière Sophie, et à son cousin, pour motiver son refus, en l’engageant expressément pour la succession hanovrienne, et Oxford, qui voulait prendre ses sûretés, adressa pour son compte au prince une lettre remplie d’habiles conseils et d’un dévouement calculé. Sans doute il savait dès lors, il entrevoyait du moins qu’un plan d’administration conçu par Bolingbroke avait été soumis en haut lieu, et que son rival, secondé par lady Masham, pressé par la crainte de voir s’aggraver jusqu’au péril les infirmités de la reine, n’attendrait pas longtemps pour agir. La mort de la princesse Sophie, qui survint, ne fit que rendre la situation plus critique (28 mai 1714).

Pour hâter le dénouement, on posait des questions décisives. Sir William Wyndham, qui maintenant dirigeait les débats de la chambre des communes, se concerta avec Bolingbroke et l’évêque de Rochester pour proposer le bill qui fut appelé l’acte du schisme. Cette loi interdisait de tenir école ou de remplir les fonctions de précepteur à quiconque n’aurait pas souscrit une déclaration de conformité à la foi épiscopale et obtenu une permission de l’évêque diocésain, en prouvant qu’il avait reçu le sacrement dans l’année. Cet acte odieux, qu’un plus odieux machiavélisme pouvait seul arracher à l’indifférence philosophique de Bolingbroke, avait pour but d’abattre ces dissidens, mortels ennemis d’une seconde restauration, et d’embarrasser Oxford, qui passait pour les protéger encore. Celui-ci s’en tira en n’ayant pas d’avis. Tantôt il n’avait pas assez étudié la mesure, tantôt il s’absentait à l’heure où elle était discutée. Pour Bolingbroke, il osa dire que le bill était de la dernière importance, puisqu’il intéressait la sécurité de l’église, le meilleur et le plus ferme appui de la monarchie, et qu’il devait être soutenu par les honnêtes gens. « La vérité nous appartient, s’écria en parlant du culte anglican le déiste sceptique que devait invoquer Voltaire, et tout doit tendre à la vérité. » C’est la pure formule de la persécution religieuse. Il s’attira les justes railleries de lord Wharton, qui se dit agréablement surpris de voir les hommes de plaisir devenus les patrons de l’église. Après quelques amendemens singulièrement aristocratiques qui l’adoucirent en faveur surtout des précepteurs des fils de lords, le bill passa pour n’être jamais exécuté.

En attendant, la confiance des jacobites s’exalta ; leur imprudence n’eut plus de bornes. Des allusions furent faites en pleine chambre à la possibilité d’une restauration. Des deux côtés, on semblait s’attendre à un conflit entre deux prétendans. Le parlement, dont la majorité malgré ses divisions n’hésitait pas entre la maison de Brunswick et les Stuarts, vota des adresses et des lois pour prévenir et punir toute tentative de rébellion en faveur de la royauté déchue ; le gouvernement ne put se dispenser d’agir ; la reine consentit à la proclamation demandée par la chambre haute, et promit 5,000 livres sterling de récompense à quiconque s’emparerait de la personne du prétendant, s’il paraissait sur le territoire. On s’apprêtait à voter une adresse de remerciemens, quand Bolingbroke entra dans la chambre. Pris au dépourvu par une de ces motions qui embarrassaient toujours le ministère, il dit un peu à l’aventure que la meilleure mesure de défense pour la succession protestante serait une loi qui qualifierait de haute trahison tout enrôlement au service du prétendant. On le prit au mot ; un bill en ce sens fut proposé. On nomma le ministre lui-même président du comité de la chambre où la rédaction fut discutée, et il donna sans préméditation un nouveau gage à la cause hanovrienne.

C’étaient là des nécessités de situation qu’il fallait longuement expliquer aux amis du continent. La proclamation contre le prétendant fut une de ces mesures dont chacun des deux principaux ministres se disculpa soigneusement auprès du cabinet de Versailles, en se l’imputant réciproquement comme un piége que l’un avait tendu à l’autre pour le forcer à se trahir. Chacun prétendit qu’il n’aurait pu s’y opposer sans se perdre, du moins l’abbé Gautier l’écrivit à Torcy le 27 juin, le tenant du comte d’Oxford ; le 8 juillet, le tenant de lord Bolingbroke. « La proclamation ne changera rien, » répéta ce dernier à l’envoyé de France d’Iberville, et le plus probable, c’est qu’il espérait qu’elle brouillerait Oxford avec les jacobites, et qu’Oxford comptait qu’elle le raccommoderait avec les Hanovriens. Il y eut dans cette affaire un assaut de ruses digne du théâtre.

La reine, qui jouait de mauvaise humeur sa part de cette comédie, eut encore la force de venir elle-même au parlement annoncer la prorogation, mais sans un mot rassurant et positif sur l’avenir de la royauté : elle ne sut encore que reprocher aux chambres leurs divisions et les engager à imiter, dans leur respect pour sa prérogative, son respect pour les droits de son peuple.


XV

Anne était malade ; la goutte et d’autres accidens lui laissaient peu de forces et de repos ; une étrange habitude avait contribué à altérer sa santé. Lors de la signature des conventions de Fontainebleau, Louis XIV lui envoya, avec six magnifiques habillemens, deux mille cinq cents bouteilles de vin de Champagne, et ce présent était malheureusement trop bien adressé. On sait quel goût grossier déparait alors les mœurs anglaises. Les orgies de Bolingbroke ont été célèbres, et Oxford, dont on loue la vie régulière, passe pour l’avoir abrégée par l’usage immodéré du vin. Le prince de Danemark, homme du Nord, adonné aux habitudes analogues de son pays, les avait communiquées à sa femme, qui même, assure-t-on, n’excluait pas les liqueurs spiritueuses. Un écrivain de notre temps l’excuse par un besoin trop légitime d’échapper aux ennuis attachés à la royauté[2]. Toujours est-il que dans les dernières années de sa vie elle était souffrante et abattue, et sa mélancolie semblait l’avoir ramenée à d’anciens regrets, ou plutôt à d’anciens repentirs. Avant de régner, peu ménagée par Guillaume III, elle s’était reproché son adhésion à la révolution de 1688. Elle avait renoué quelques relations avec son père exilé. Du moins, aussitôt que le roi Jacques eut fermé les yeux, la reine Marie de Modène écrivit à sa belle-fille qu’il était mort en lui pardonnant, et en priant Dieu de la convertir et de la confirmer dans la résolution de réparer envers son fils le tort qui lui avait été fait à lui-même, cette lettre se rapporte même à des protestations antérieures qui furent d’abord oubliées sur le trône, mais que l’âge et le chagrin purent rappeler à la mémoire d’une veuve sans enfans, sans famille, combattue entre ses préjugés politiques et ses préjugés religieux. Quoiqu’une lettre assez pressante écrite en 1711 par le chevalier de Saint-George à sa tante fût restée sans réponse, les historiens s’accordent à croire que dans ses derniers jours, Anne nourrissait quelque projet arrivé à maturité, et s’excitait, par la pensée de sa faiblesse même, à l’accomplir. Méditait-elle toute une révolution, ou donnait-elle seulement cours à ses ressentimens en projetant le renvoi de lord Oxford ? Il était visible du moins qu’il allait être frappé. Lui-même s’était rapproché des whigs. Il avait envoyé son frère en Hanovre, noué quelques relations avec lord Cowper, et, dit-on, secrètement averti lord Marlborough, qui vint à Ostende. L’impossibilité de retenir ensemble dans le même cabinet Oxford et Bolingbroke était devenue évidente. Swift, qui avait été le témoin et le lien de leur ancienne amitié, s’enfuyait de désespoir à la campagne. Jusqu’au mois de mai 1714, il avait tout fait pour rétablir le bon accord. Il voyait presque tout le conseil, Harcourt, Atterbury, lady Masham et bientôt Ormond se séparer de lord Oxford. Il voyait ce dernier, insouciant ou préoccupé, négliger da satisfaire à leurs plaintes, de dissiper leurs ombrages, et dans la vue peut-être d’un prochain changement de règne, refuser ou ajourner les mesures qu’ils réclamaient. « Dès que la reine est malade, disait Oxford, on abandonne tout ; est-elle rétablie, on veut agir comme si elle était immortelle. » Il semblait se préparer pour un autre avenir que ses collègues, et cet avenir n’était pas celui que rêvait la reine. Swift, qui n’a jamais voulu voir ou convenir que la succession protestante fut, sans qu’on l’avouât, le sujet de la division, avait tenté un dernier essai de réconciliation. Il fit rencontrer Oxford et Bolingbroke chez lord Masham. La dernière fois qu’il les y réunit, seul avec eux, il leur parla très librement et leur déclara qu’il allait partir, puisque tout était perdu. Bolingbroke lui dit tout bas qu’il avait raison, et Oxford finit la conversation en promettant que tout irait bien ; mais bientôt lady Masham signifia au premier ministre qu’il ne devait plus compter sur elle, et qu’elle ne se chargerait plus de ses commissions pour la reine.

Swift était parti pour Oxford ; de là il se retira chez un de ses amis en Berkshire, décidé à ne plus retourner à Londres. « Je serai bien aise d’avoir de vos nouvelles, écrivait-il à miss van Homrigh le 8 juin 1714, non comme habitante de Londres, mais comme amie ; car je ne donnerais pas trois sous pour des nouvelles, et je n’en ai pas entendu une syllabe depuis que je suis ici. Le prétendant ou le duc de Cambridge pourraient être débarqués tous deux, que je n’en serais pas mieux informé ; mais quand ce lieu serait dix fois pire qu’il n’est, rien ne me fera retournera la ville tant que les choses y seront dans la situation où je les ai laissées. »

Cependant il avait à Londres de nombreux correspondans, et bientôt il fut tenu au courant de la marche des affaires par des lettres presque quotidiennes dont nous donnerons pour tout récit des extraits textuels.

Du docteur Arbuthnot au docteur Swift, Kensington, 26 juin, v. s., 1714. — « j’ai tâché avec grand soin de vivre dans l’ignorance ; mais je voulais en même temps jouir du Jardin de Kensington, et là toi ou tel mécontent affairé vient se mettre en travers de mon chemin, me commence quelque histoire fâcheuse, et avant d’aller souper, j’ai la tête aussi troublée de soucis que si j’étais l’homme le plus au courant. Je vous donnerai un peu votre part d’ennui en vous disant que le Dragon[3] est dur à mourir. Il donne maintenant des coups de pied et des coups de poing autour de lui comme un beau diable. Vous savez que le manège parlementaire est son fort ; mais point d’espérances d’arrangement entre les deux champions. Le Dragon a dit hier soir à lady Masham et à moi qu’il avait beaucoup de peine à empêcher ses amis, qui sont très nombreux, de tout mettre en pièces. »

De Barber (imprimeur de Swift), 6 juillet. « J’ai, par grand bonheur, trouvé lord Bolingbroke hier ; je venais de recevoir votre lettre à la minute. Je l’ai attaqué pour le vin, et il a sur-le-champ commandé pour vous deux douzaines de bouteilles de vin rouge de France et une douzaine de vin blanc d’Aaziana sec… Mylord m’a chargé de vous dire ce matin qu’il vous écrira, et de vous informer, grand philosophe que vous êtes, que vous avez gagné le point, que les affaires publiques sont menées avec le même zèle et la même expéditive célérité qu’au temps où vous étiez ici, même qu’il y a eu progrès sous quelques rapports, que la même bonne intelligence continue, qu’il espère que le monde profitera de votre retraite, que jamais on n’eut plus qu’aujourd’hui besoin de votre inimitable plume, et d’autres choses que je ne me rappelle pas. »

D’Érasme Lewis (secrétaire de lord Dartmouth), 6 juillet. — « Les deux ladies (Somerset et Masham) paraissent avoir résolu la chute du Dragon et nourrir la chimérique pensée qu’il n’y aura pas de monsieur le premier, mais que tout le pouvoir résidera dans l’une et profitera à l’autre. L’homme de Mercure[4] les berce de cette pensée avec beaucoup d’adresse et de raison, car il sera naturellement monsieur le premier en vertu du petit sceau. Il a une trop mauvaise réputation pour être le grand porte-enseigne, il prend donc un autre moyen, et je crois un très habile : c’est de garder sa position actuelle, à laquelle le pouvoir peut être attaché tout entier aussi convenablement qu’à la baguette… Mercurialis se plaint de ce que le Dragon l’a traité d’une manière sauvage ; il l’accuse d’être avec les démocrates et de ne l’avoir pas obligé dans la moindre chose depuis qu’il a la baguette. Le temps nous éclairera[5]. »

De Charles Ford (ami de Swift), 6 juillet. — « Le Colonel (Oxford) et ses amis tiennent la partie pour perdue, et je crois que la semaine prochaine nous verrons lord Bolingbroke à la tête des affaires. L’évêque de Rochester aura le sceau privé. On parle de plusieurs autres changemens… J’imagine que l’on répand ces bruits pour attirer tous ceux qui pourraient être opposés au nouveau système. Je puis difficilement croire que personne soit expulsé du cabinet, excepté le trésorier et le sceau privé (lord Dartmouth). »

D’Arbuthnot à Swift, 10 juillet. — « Nous sommes en politique dans une étrange condition, telle qu’on ne saurait dire pour qui l’on est. Cela vaudrait vraiment la peine que vous fussiez ici seulement vingt-quatre heures, pour voir la bizarrerie de la scène. Je suis sûr que vous en goûteriez mieux la vie des champs. Le Dragon tient très ferme et d’une mortelle étreinte la précieuse petite machine (la baguette). S’il avait pris la moitié autant de peine pour d’autres affaires qu’il s’en est dernièrement donné contre l’Esquire (William Bromley), il aurait pu être un dragon au lieu d’un Dagon. S’il fallait faire ou souffrir autant que lui, j’aimerais autant m’enrôler sur les galères. Haec inter nos. »

De lord Bolingbroke à Swift, 13 juillet. — « Je n’ai jamais ri, mon cher doyen, de votre départ de la ville : au contraire j’ai trouvé que votre résolution de vous éloigner, à l’époque où vous l’avez prise, était très sage ; mais je confesse que j’ai ri de tout mon cœur quand j’ai appris que vous prétendiez trouver dans le village de Letcombe tout ce que votre cœur désirait. En un mot, je vous ai jugé absolument comme vous me dites dans votre lettre que je dois vous juger. Si mes grooms n’avaient pas vécu d’une vie plus heureuse que je n’ai fait pendant ces longs derniers temps, je suis sûr qu’ils planteraient là mon service. Veuillez appliquer cette réflexion. Oui, j’aurais voulu être avec vous, avec Pope et Parnell, quibus neque animi candidiores. Dans un temps bien court peut-être, je puis avoir le loisir d’être heureux. Je persiste dans les opinions et les résolutions où vous m’avez laissé. Je me maintiendrai ou tomberai avec elles. Adieu. »

De Charles Ford à Swift, 15 juillet. — « On nous dit maintenant que nous n’aurons aucun changement, et que le duc de Shrewsbury pacifiera tout comme il faut. Je suis sûr que vous ne le croirez pas plus que moi, mais le Dragon a été plus gai que de coutume pendant trois ou quatre jours, et les gens en concluent que les brèches seront réparées. J’incline plutôt à l’opinion de ceux qui disent qu’il doit être fait duc et avoir une pension. »

De Lewis à Swift. 17 juillet. — « Je ne rencontre ni homme ni femme qui ait de bonnes raisons pour prétendre décider qui l’emportera. Notre ami femelle (lady Masham) a dit chez elle au Dragon, jeudi matin, ces propres mots : « Vous n’avez jamais rendu aucun service à la reine, et vous n’êtes capable de lui en rendre aucun. » Il n’a rien répondu ; mais il a soupé avec elle et Mercurialis, le soir, chez elle-même. Il n’en médite pas moins de se venger. Il parle clairement et distinctement à tout le monde. Ceux qui se rangent sous sa bannière appellent la dame dix mille fois chienne et fille de cuisine. Ceux qui le haïssent parlent de même de lui. Et je regrette de toute mon âme qu’elle donne ainsi libre cours à sa colère, car elle est capable de véritable amitié et a beaucoup de qualités sociales et domestiques. Le grand procureur qui vous a fait l’offre ignoble d’un bénéfice en Yorkshire (lord Harcourt) a eu une longue conférence avec le Dragon mardi, l’a embrassé en partant et l’a chargé de ses malédictions le soir. »

De Charles Ford à Swift, 20 juillet. – « Une réconciliation est impossible, et je ne puis deviner pour quelle raison l’affaire tarde autant, à moins que ce ne soit pour gagner quelques lords qui tiennent fort au Dragon, et d’autres qui ont de l’aversion pour le Capitaine (Bolingbroke). Le duc de Shrewsbury se déclare contre lui dans ses conversations particulières. C’est, je suppose, contre tout ministre principal, car on sait qu’il n’a pas de tendresse pour le Colonel (Oxford). »

De Lewis à Swift, 22 juillet. — « Vendredi dernier, le lord chancelier est allé à la campagne avec le dessein d’y rester jusqu’au 10 août ; mais mardi il a été rappelé par un exprès de lord Bolingbroke. Mardi prochain, la reine va à Windsor. Les changemens quelconques que nous devons avoir paraîtront probablement avant son départ. »

De Charles Ford à Swift, 22 juillet. — « La reine va à Windsor mardi prochain, et l’on s’attend que tout sera réglé auparavant… Les amis du Capitaine se croient sûrs de leur affaire, et ceux du Colonel sont tellement du même avis, qu’ils ne boivent à sa santé que pendant qu’il est encore en vie. Cependant on pense qu’il tombera fort doucement, avec une pension de 4,000 livres sterling par an et un duché. La plupart des tories français sont contens du changement, et les capricieux (tories hanovriens) prétendent aujourd’hui que tout leur mécontentement venait de ce qu’on favorisait trop les whigs ! Bref, nous nous promettons de très heureux jours tant que le règne durera, et si l’incertaine craintive nature (la reine) ne vient pas nous désappointer, nous avons une très belle perspective. Le Dragon et son antagoniste se rencontrent chaque jour dans le cabinet ; ils mangent souvent et boivent et se promènent ensemble, comme s’il n’y avait aucun désaccord, et quand ils se quittent, j’entends qu’ils se donnent des noms tels que d’autres que des ministres d’état ne pourraient l’endurer sans se couper la gorge. »

24 juillet. – « Nous nous attendions que la grande affaire se serait faite hier, et maintenant tout le monde s’accorde à dire que c’est pour ce soir. »

D’Arbuthnot à Swift, 24 juillet. — « La chute du Dragon ne provient pas entièrement de son ancien ami, mais de l’auguste personne que j’ai reconnue à quelques petits signes pour profondément offensée. En tout, le Dragon a été si mal traité, et il lui faudrait servir à de telles conditions dans l’avenir, s’il devait servir encore, que je jure bien que je ne conseillerais pas à un Turc, à un Juif, à un païen d’accepter situation pareille. »

De Lewis à Swift, 27 juillet. — « Vous jugez bien : ce n’est pas d’être mis dehors, c’est la manière qui m’enrage. La reine a dit à tous les lords ses raisons pour se séparer de lui, savoir qu’il négligeait toutes les affaires, qu’il était rarement compréhensible, que, lorsqu’il exposait ses idées, elle ne pouvait se fier à la vérité de ce qu’il disait, qu’il ne s’était jamais rendu auprès d’elle à l’heure convenue, qu’il était venu souvent ivre, que dernièrement, pour couronner tout, il s’était conduit envers elle avec de mauvaises manières, inconvenance, manque de respect. Pudet haec opprobria nobis, etc.- Je suis hors de moi, quand je pense à tout cela et à l’orgueil du vainqueur. »

Du comte d’Oxford à Swift, 27 juillet. — « Si je disais à mon cher ami quel prix je mets à son amitié si peu méritée, j’aurais l’air de me délier de lui et de moi-même. Quoique je n’aie plus eu d’autorité depuis le 25 juillet 1713[6], je crois maintenant pouvoir, comme simple particulier, me permettre de renouveler votre congé, à la condition que votre absence me vaudra votre présence, car demain matin je serai un simple particulier. Dès que j’aurai réglé ici mes affaires domestiques, j’irai à Wimple ; de là, seul dans le Herefordshire. Si nos tête-à-tête ne vous ont pas ennuyé, accourez pour tout ce temps-là vers quelqu’un qui vous aime ; je crois que dans la masse des âmes les nôtres ont été faites pour être l’une auprès de l’autre. Je vous envoie une imitation de Dryden, qui m’est venue en allant à Kensington (chez la reine). « Servir avec amour et répandre son sang est approuvé là-haut ; mais ici-bas les exemples montrent qu’il est fatal d’être bon. »

De Lady Masham à Swift, 29 juillet. — « Mon bon ami, j’avoue que cela n’a pas l’air très aimable à moi de passer tout ce temps sans vous remercier de votre sincère et aimable lettre, mais j’avais résolu d’attendre que je pusse vous dire que la reine avait assez pris l’avantage sur le Dragon pour lui retirer son pouvoir des mains. Il a été pour elle et pour tous ses amis l’homme le plus ingrat qui soit jamais venu au monde. Je ne puis avoir en ce moment tout le temps de vous écrire, parce que ma chère maîtresse n’est pas bien, et je pense que je puis mettre son mal à la charge du trésorier, qui depuis trois semaines entières l’a tourmentée, vexée sans interruption, et elle n’a pu se débarrasser de lui que mardi dernier (27 juillet)… Nous abandonnerez-vous et irez-vous on Irlande ? Non, c’est impossible ; votre bonté est toujours la même, votre charité et votre compassion pour celle pauvre lady, qui a été barbarement traitée, ne vous permettent pas de vous éloigner. Je sais que vous aimez à secourir les malheureux, et il ne peut y avoir un plus grand objet de pitié que cette excellente lady. Je vous en prie, cher ami, restez ici… »

Voici maintenant ce qui s’était passé. Le 9 (20) juin, Oxford, poussé à bout, adressa à la reine un compte-rendu de son administration. Dans ce mémoire, qui est curieux par la simplicité, et qui n’est pas d’un grand ministre (mais peut-être il fallait se mettre à la mesure de la reine Anne), il lui rappelle les travaux et les succès de sa gestion financière, et revendique une forte part dans la conclusion de la paix. Il accuse Bolingbroke d’avoir voulu, dès le mois de février 1711, se faire un parti dans la chambre, et il ajoute que c’est à la même époque que le secrétaire d’état l’a invité à dîner pour la dernière fois. Il lui reproche son irritation lors de sa promotion à la pairie, sa négligence de certaines mesures pendant tout le temps que lui, Harley, avait été malade, et il montre combien il serait injuste de reporter sur lui-même la responsabilité de tous les manquemens du secrétaire d’état. On aperçoit bien que, sans l’accuser, il s’en prend à lady Masham, et en effet, n’ayant plus à la ménager, il venait de mettre opposition à une gratification annuelle de 1,500 livres sterling qu’elle avait obtenue.

La reine avait sa résolution prise ; elle ne fit aucune réponse, et, comme elle était souffrante, elle ne tint point de conseil. On doit soupçonner que l’ancien escalier dérobé de lady Masham ne fut pas fermé pour Bolingbroke. Le 20 juillet, la reine le manda avec le chancelier, et sept jours après elle reçut Oxford, qui la trouva entourée de ses ennemis. Bolingbroke, Harcourt, lady Masham. Il y eut une scène très vive qui dura jusqu’à deux heures du matin. Oxford ne ménagea personne ; il montra le ridicule et le péril du plan de ses adversaires, prédit qu’il serait vengé et qu’il les verrait, réduits à leur abjection primitive, payer leur dette à la justice nationale. La reine parut fort troublée, mais nullement touchée, et elle lui reprit la baguette blanche, signe du titre de lord trésorier.

Les amis d’Oxford, et parmi eux Swift lui-même, ont attribué sa disgrâce à son attachement pour la succession protestante. Il faut supposer en effet un grief bien sérieux dans l’esprit de la reine, à moins qu’on ne veuille tout ramener à quelque vengeance de lady Masham. Comment s’expliquer la défection de tous ceux qu’il avait faits ministres, si ces derniers ne l’avaient cru séparé de la reine et d’eux sur un point fondamental ? Le duc de Shrewsbury seul reste difficile à comprendre ; il passa du côté de Bolingbroke probablement pour rester du côté de la reine, mais il avait ses desseins. Pour Bolingbroke, il triomphait ; on le croyait premier ministre. Ormond, Atterbury, Wyndham, Bromley, Moore, semblaient prêts à le suivre. Buckingham, Strafford, le comte de Mar, secrétaire d’état pour l’Ecosse, devaient s’unir à lui. Tous ces noms semblent des preuves parlantes d’un complot jacobite, et l’on ne peut guère supposer que l’exclusion perpétuelle des Stuarts fût la pensée fondamentale de la nouvelle coalition. Cependant il semble que rien entre eux n’était décidément convenu. Très peu de jours après le renvoi d’Oxford, lord Lansdowne, se trouvant en voiture seul avec Wyndham, lui dit que, maintenant que le pouvoir était entièrement dans leurs mains, ils pouvaient aisément ménager une restauration. — « Chassez cette idée de votre tête, répondit sir William, cela ne se fera jamais. Jacques est un homme, impraticable, jamais on ne le pourra réduire. » C’était apparemment une allusion à l’obstination religieuse du prétendant. En effet, loin de faire une cour exclusive aux jacobites, Bolingbroke, fidèle à l’usage de tous ceux qui arrivent au pouvoir par une opinion extrême, recherchait déjà les chefs de l’opinion contraire ; il réunissait à dîner, dans sa maison de Golden-Square, Walpole, Stanhope, Pulteney, les principaux orateurs whigs, et cherchait ces rapprochemens forcés toujours faciles aux opinions franchement opposées, parce qu’ils ne tirent pas à conséquence. On parla même un moment d’un ministère de coalition, et un ancien négociant, John Drummond, un des confidens de Bolingbroke, eut ordre de se tenir prêt à partir pour le Hanovre, où il devait aller traiter avec l’électeur. Le soir du samedi 31 juillet, il attendit à Kensington, pour recevoir ses dernières instructions, Bolingbroke, qui ne vint pas. Tout indique donc que ce dernier avait, comme on dit, fait son thème en plusieurs façons ; mais, quel que fut son plan préféré, il allait s’évanouir dans la région fantastique où s’envolent les rêves des ambitieux. La scène de la rupture avait profondément ébranlé la reine. Elle se trouva mal le 29 juillet, et son état parut aussitôt désespéré. En ce moment critique, tous les partis furent sur pied. Les whigs s’y étaient préparés dès longtemps. Ils étaient organisés, prêts à soutenir la loi par la force, si la force attentait à la loi. Le général Stanhope devait s’emparer de la Tour de Londres, et Marlborough passer le détroit. Les jacobites s’échauffaient dans leurs espérances ; mais, bercés d’illusions, ils avaient compté sur la reine, sur une conspiration de cour, et la cour était éperdue, la reine mourante, le ministère dissous. Le gouvernement était pris au dépourvu en pleine crise ministérielle. Oxford n’était plus chef du cabinet, mais Bolingbroke ne l’était pas encore. Il comptait sur lord Shrewsbury, mais Shrewsbury était un esprit élevé et clairvoyant. Son ambition était supérieure à son courage ; il avait pu manquer de franchise et de constance, mais il aimait le bien public et savait le discerner dans les circonstances décisives. Ni sa timidité ni sa conscience ne s’accommodait d’une politique aventureuse. Réservé, dissimulé même, il sut prendre son parti sans le dire, et n’oublia pas qu’il avait participé à la révolution de 1688. Il prévint donc secrètement les ducs d’Argyll et de Somerset, et au moment où un conseil privé, composé des grands officiers et des ministres, s’assemblait à Kensington, les deux lords whigs y parurent sans avoir été convoqués ; Shrewsbury les remercia et les invita à prendre séance. Sur les déclarations des médecins que le danger de la reine était pressant, ils proposèrent de pourvoir aux fonctions de lord trésorier, et de prononcer à la reine le nom de Shrewsbury. Le coup fut terrible ; Bolingbroke pâlit, mais ni lui ni personne n’osa faire d’objection, et lui-même ne put refuser d’aller avec les deux autres secrétaires d’état, Bromley et le comte de Mar, auprès du lit de la reine lui proposer la nomination du duc de Shrewsbury pour lord trésorier. Elle répondit d’une voix faible qu’on ne pouvait lui recommander personne qui lui convint mieux, et, en lui remettant la baguette, elle lui dit : » Usez-en pour le bien de mon peuple ; » puis elle retomba épuisée, si même elle ne l’était trop déjà pour avoir prononcé ces paroles.

Le conseil privé se compose, comme on sait, des hommes les plus considérables des deux chambres, de ceux qui remplissent ou qui ont rempli de grandes charges ; mais ceux-là seuls y assistent qui sont spécialement appelés. Sur la proposition d’Argyll et de Somerset, Shrewsbury le convoqua tout entier. Non-seulement lord Oxford, mais lord Somerset tous les chefs du parti whig y reparurent, et la puissante coalition qui avait fait la révolution fut en un instant reconstituée. À peine la reine eut-elle expiré (1er août 1714) - en prononçant, dit-on, quelque plainte en souvenir de son frère, la régence était établie, l’électeur de Hanovre était appelé, une escadre allait à sa rencontre, toutes les troupes avaient des ordres, toutes les mesures étaient prises, et George Ier était proclamé au milieu de la joie publique. L’acte de proclamation portait la signature de tous les ministres. Bolingbroke avait donné la sienne, quoique Atterbury lui offrit de proclamer Jacques III à Charing-Cross, demandant à ouvrir lui-même la marche en costume épiscopal ; mais Bolingbroke n’osa, et le prélat dit avec une exclamation peu orthodoxe : « Voilà la meilleure cause qu’il y ait en Europe perdue faute de hardiesse. » Cette hardiesse eût été une folle témérité. Tout ceci fut une surprise, mais une surprise écrasante. « Le comte d’Oxford a été congédié mardi, écrivait Bolingbroke à Swift, la reine est morte dimanche. Qu’est-ce que ce monde ? et comme la fortune se moque de nous ! » - « Milord Bolingbroke est pénétré de douleur, écrivait d’Iberville, le chargé d’affaires de France ; il m’a assuré que ses mesures étaient si bien prises, qu’en six semaines de temps on aurait mis les choses en tel état qu’il n’y aurait eu rien à craindre de ce qui vient d’arriver. » C’est ce jour-là que Bolingbroke eut besoin de se confirmer dans sa devise : Nil admirari.

S’il faut en croire De Foe, qui peut être récusé comme l’historiographe dévoué du comte d’Oxford, dans son Histoire secrète de la Baguette blanche, Bolingbroke s’écarta beaucoup du sang-froid stoïque que lui commandait sa devise. En voyant le duc de Shrewsbury lui enlever la première place, il se serait écrié : « Que le souffle de l’enfer et la rage d’un million de diables soient sur la maudite baguette (jetant son sac[7] sur le plancher) ! C’est lui (Oxford) qui nous a déçus et qui a rompu toutes nos mesures. è Nous enlever la baguette ! aurait dit l’évêque de Rochester. Par Lucifer, je ne pouvais croire qu’elle l’osât. Que pouvons-nous faire sans cela ? Nous n’avons plus qu’une ressource, la France et l’héritier légitime. Voilà ce qu’il faut et ce qui sera, par Dieu ! » On ne sait ce qu’a pu dire Atterbury ; mais, quoique frappé par l’événement, Bolingbroke ne mesura pas d’abord toute la profondeur de sa chute. Il adressa une lettre assez convenable au nouveau roi, et le même jour, 3 août, il écrivait, à Swift : « Comme la prospérité divise, peut-être l’adversité pourra-t-elle nous unir à un certain degré. Les tories semblent résolus à n’être pas écrasés, et cela suffit pour empêcher qu’on ne le soit… J’ai tout perdu par la mort de la reine, excepté mon énergie d’esprit, et je vous proteste que je la sens s’accroître en moi. Les whigs sont un tas de jacobites, voilà quel sera le cri dans un mois, si vous voulez. » - On voit dans la réponse sérieuse et réfléchie du docteur qu’il ne partageait pas ces espérances et ne lui laissait d’autre rôle que celui de chef du parti de l’église. « Nous avons certainement plus de têtes et de bras que nos adversaires, mais il faut reconnaître qu’ils ont de plus fortes épaules et de plus fermes cœurs. Je soupçonne seulement que nos amis, j’entends le vulgaire du parti, sont devenus trimmers pour le moins, et que le cri commerce et laine.[8], opposé au cri Sacheverell et l’église, a fort refroidi leur zèle. » Sans aucun doute, au premier moment, une partie des tories espérèrent qu’ils trouveraient leur place dans le nouvel établissement, et beaucoup durent se prévaloir de ne l’avoir pas directement attaqué. Pour Bolingbroke, il vit bientôt qu’il n’était qu’au début de ses épreuves.

Ce ne fut pas la moins dure assurément que l’obligation de remplir son office de secrétaire d’état sous les ordres du conseil de régence. Conformément à l’acte de 1705, ce conseil se composait de dix-huit lords de justice désignés d’avance par l’électeur de Hanovre dans un instrument secret confié en triple expédition aux mains de trois dépositaires, et la plupart de ces membres se trouvèrent être pris parmi les plus grands adversaires de Bolingbroke. Addison était secrétaire du conseil ; mais comme Bolingbroke conservait, jusqu’à ce que le roi se fût prononcé, le titre et les sceaux de secrétaire d’état, il en remplit les fonctions apparentes pendant un mois sous les ordres d’un conseil qui agissait, disait-il, comme aurait pu le faire le saint-office. On lui infligeait l’humiliation d’attendre chaque jour à la porte de la salle où délibérait la régence, sans être admis aux délibérations, et pour donner ensuite à quelques actes la forme officielle qu’il pouvait seul leur donner. Il était obligé de remettre dans les mains d’Addison toutes les dépêches qui lui étaient adressées. Enfin, au bout d’un mois, un ordre vint du Hanovre, qui le remplaçait par lord Townshend, et l’ordre fut exécuté sans ménagement. (31 août v. s.) « La manière dont j’ai été congédié, écrivait-il, m’a bien affecté au moins deux minutes. » Il partit pour la campagne. Là, il reçut avis de revenir à Londres pour assister à la remise des sceaux de son office. Comme ses papiers les plus importans avaient été mis en sûreté par son secrétaire, il s’excusa, mais demanda l’honneur de baiser la main du roi. Il fut dédaigneusement refusé.


XVI

Bientôt des pensées plus sérieuses encore que des ressentimens ou des regrets durent agiter son esprit : le pouvoir passait aux mains de ses ennemis. L’accusation de trahison avait été le thème habituel de l’opposition. N’eût-il nourri aucun dessein contre les lois et ses sermens, il ne pouvait ignorer quelles apparences suspectes s’élevaient contre lui, et l’usage des partis n’était pas alors de dédaigner les simples apparences ni d’épargner les vaincus. Il avait vu Oxford, fier de sa récente disgrâce, s’empresser d’aller avec une sérénité affectée à la rencontre du nouveau roi ; lui-même il avait cru de sa prudence ou de son devoir d’assister au couronnement. Mais la presse commençait à gronder ; celle qui le défendait, qui du moins attaquait ses adversaires, n’était pas la moins violente. Elle irritait la haine et provoquait les vengeances ; elle appelait le péril, au lieu de le conjurer. Un libelle, du moins le gouvernement le désignait ainsi, avait été publié sous le titre d'Avis anglais aux francs tenanciers de l’Angleterre. On l’attribuait à la plume de son ami l’évêque de Rochester, et cet écrit semblait dicté par la haine contre le nouveau roi et sa maison.

Bolingbroke assure que dans les premiers momens il n’y avait pas de jacobites, que du moins il ne s’en montrait pas ; mais il convient que bientôt la masse des tories tourna les yeux vers le prétendant, et que même, au commencement de l’année suivante, il reconnut à quelques signes l’existence d’un projet d’entreprise en faveur de sa cause. Seulement il impute ce retour d’une opinion d’abord découragée aux mesures violentes du gouvernement, et il accuse les whigs d’avoir créé le complot en le supposant, d’avoir suscité des jacobites en traitant comme tels tous leurs ennemis. Cependant, de son aveu même, quelques-uns de ses amis se jetèrent dès l’abord dans une vive opposition, et l’on peut douter qu’une partie des tories ne fût pas un peu dès la veille ce que, selon lui, ils devinrent le lendemain. Il est vrai que bien que George Ier eût annoncé l’intention de ne point se montrer exclusif dans le choix de ses serviteurs, une fois en Angleterre (18 septembre 1714), la force du courant l’emporta, et son avènement fut le triomphe du parti whig, destiné à gouverner au moins pendant deux règnes. Le parti opposé n’avait que trop préparé cette réaction, ses fautes et ses revers le condamnaient à la subir. Il avait montré à ses adversaires comment on abuse de la victoire. On devine d’avance quels furent les nouveaux ministres : les noms de Cowper, Somers, Sunderland, Wharton, Nottingham, Townshend, Stanhope, se présentent sur-le-champ à l’esprit. Il n’y eut point de lord trésorier ; la trésorerie fut mise en commission sous la présidence de Halifax, qui s’étonna de n’être pas premier ministre. Marlborough reprit son titre de commandant général, et reçut toute sorte d’honneurs ; mais, soit par la défiance des whigs, soit par le conseil de sa femme, il ne rentra point dans le gouvernement. C’est Townshend, premier secrétaire d’état, qui passait pour le chef de l’administration. Walpole, son beau-frère, payeur général, et Pulteney, secrétaire de la guerre, n’étaient pas dans le cabinet ; cependant avec Stanhope ils conduisaient les affaires de la chambre des communes. Bolingbroke dit que c’est Walpole qui ne répondit de la nouvelle chambre qu’autant qu’on laisserait aux whigs leur pleine liberté d’action, c’est-à-dire les droits d’un parti triomphant. En effet, les nouvelles élections leur donnaient la majorité (janvier 1715). Avant même que le parlement se réunit, des recherches menaçantes avaient commencé ; les scellés avaient été mis sur les papiers de Strafford, et Prior était rappelé de Paris. Dés le début de la session (17 mars), l’adresse des pairs exprima l’espoir que le règne nouveau rétablirait [recover) la réputation du royaume dans les contrées étrangères, à peu près comme à l’avènement de la reine Anne l’adresse des communes parlait de réparer (retrieve) l’honneur de la nation. Ces représailles sont inévitables ; elles n’arrêtent et n’éclairent personne. À cette proposition d’une sentence générale contre la diplomatie de tout un règne, Bolingbroke demanda que le mot maintiendrait remplaçât le mot rétablirait. Il défendit la mémoire de la feue reine, et son discours fut digne de lui. C’est le dernier qu’il ait prononcé ; malheureusement pas plus que les autres il n’a été conservé. Lord Shrewsbury appuya en vain l’amendement. Le chancelier Cowper insista pour que l’adresse contînt une censure de la paix d’Utrecht et de ceux qui l’avaient conseillée, et le chancelier, soutenu par Nottingham et Wharton, fut écouté. Aux commîmes, Walpole proposa une adresse plus explicitement sévère, la commenta en termes plus sévères encore, et malgré Wyndham, Bromley, Shippen, combattus par Stanhope et Pulteney, le vote de censure obtint 244 voix contre 138.

C’étaient là de sombres présages. On savait que des recherches s’opéraient dans les dépôts des correspondances officielles. L’opposition, dans ses débats antérieurs, avait qualifié la conduite du dernier ministère en termes violens qu’elle pouvait avoir à cœur de justifier. Au mois d’avril précédent, lord Anglesea, qui n’était pourtant qu’un tory hanovrien, avait prononcé le mot sinistre d’échafaud, et l’on chantait dans les rues des couplets qui se lisent dans l’histoire et dont voici le sens : « Oh ! les coquins de faiseurs de paix, Bob (Oxford), Harry (Bolingbroke)l Arthur (Moore), Malt (Prior), qui ont perdu notre commerce, trahi nos amis, et tout cela pour servir une fille de chambre (lady Masham) ! — Marlborough le grand a défait nos ennemis ; puissent-ils être encore assommés par lui ! Puissent le laquais être écorché (Moore, fils d’un valet de pied) et le garçon de cabaret fouetté (Prior, fils d’un maître de taverne), mais Bob et Harry pendus ! »

Enfin, de quelque manière que l’on juge leur conduite, difficilement Bob et Harry pouvaient se croire irréprochables et attendre l’épreuve d’une enquête en parfaite sécurité de conscience. C’était payer un peu cher les santés que, dans un autre temps, la marquise de Croissy, ayant à souper Prior auprès d’elle, portait gaiement « à Harry et à Robin ! au sorcier et à son démon familier ! » Dans ce commun péril, la conduite des deux anciens ministres ne fut pas la même. Oxford témoigna une grande indifférence, nulle affectation dans sa manière de vivre. Il allait à la campagne, il revenait à la ville, sans paraître ni rien fuir ni rien braver, attentif seulement à rappeler ce qu’il avait fait pour la succession protestante. Bolingbroke manifesta d’abord beaucoup d’assurance. Il semblait au-dessus de la crainte comme des regrets. Il disait que pour lui l’adversité n’était pas le malheur. Il se montrait partout. Son langage au parlement avait été vif et hardi ; il semblait défier l’accusation. À ceux qui s’alarmaient, il disait que tant qu’elle n’était pas votée, tant qu’il n’y avait pas d’impeachment décrété, sa liberté ne courait aucun risque. Tout à coup il apprend que Prior, débarqué à Douvres, a promis de tout révéler, et il se décide à fuir. C’est du moins le jour où cet ancien confident, après avoir été reçu par le roi, dîna chez lord Townshend avec Stanhope et ses amis, que Bolingbroke quitta Londres secrètement. Le vendredi 25 mars, il s’était montré au spectacle à Drury-Lane ; il avait, comme cela se pratiquait, demandé une autre pièce pour le lendemain, et souscrit pour un opéra nouveau dont on annonçait la représentation : le soir même, sous le déguisement d’un domestique de Lavigne, courrier du cabinet français, il gagna Douvres, où le mauvais temps le retint toute une journée. Enfin, après avoir excité plus d’un soupçon, malgré sa perruque noire, sa redingote boutonnée jusqu’au menton et les portemanteaux dont il chargeait ses épaules, il s’embarqua le dimanche 27, et atteignit Calais à six heures du soir. Le gouverneur de la ville le vint trouver sur-le-champ et l’emmena chez lui. Le même jour, il courut à Londres une lettre de lui que les journaux répétèrent, et dans laquelle il écrivait à lord Lansdowne qu’il avait décidé son prompt départ sur l’avis de personnes initiées au secret des affaires, qu’il y avait dessein formé de le poursuivre jusqu’à l’échafaud. S’il eût pu attendre un loyal examen des deux chambres, qui l’avaient préjudiciellement condamné sans l’entendre, il n’aurait reculé devant aucune épreuve, car il pouvait défier ses plus cruels ennemis de produire contre lui le moindre indice de correspondance criminelle. Il n’était coupable que d’avoir servi trop fidèlement sa royale maîtresse ; mais il savait que son sang devait être le ciment d’une nouvelle alliance.

On a prétendu que l’avis de s’éloigner lui avait été secrètement donné par le duc de Marlborough. Il a depuis allégué, pour motiver sa fuite, l’impossibilité où la manière de procéder contre lui le mettait de se défendre ; sa répugnance à chercher son salut dans la protection des tories hanovriens, qui commençaient à revenir sur leurs pas (il dit qu’il aurait mieux aimé le tenir des whigs eux-mêmes) ; enfin l’horreur qu’il éprouvait à voir sa situation assimilée à celle de lord Oxford. « Rien peut-être ne contribua tant à me déterminer que ce sentiment. Un principe d’honneur ne m’aurait pas permis de séparer sa cause de la mienne : extrémité pire que la mort même. »

La haine de Bolingbroke pour Oxford ne s’est en effet jamais démentie. Il écrivait à Swift : « Je ne me pardonnerai jamais d’avoir été si longtemps la dupe d’un orgueil si réel et d’une humilité si gauche, d’une telle apparence d’amitié familière avec un cœur si vide de toute affection, d’un tel penchant naturel à s’emparer des affaires et du pouvoir, et d’une incapacité si parfaite pour conduire les unes, avec une disposition de tyran à abuser de l’autre. Mais assez sur lui : je ne peux l’accuser d’être un coquin sans me convaincre moi-même d’être un sot. »

La haine donne de mauvais conseils, si elle détermina le départ de Bolingbroke. Cette fuite fit scandale. Le danger était réel pourtant : mais le public aime à voir les hommes d’état persécutés poser devant lui dans une attitude intrépide. La retraite de celui-ci parut une faiblesse et un aveu : elle pèse encore sur sa mémoire, et elle a en partie décidé l’histoire à le déclarer coupable.

Douze jours après qu’il avait disparu, Stanhope mit sous les yeux de la chambre des communes les nombreuses pièces relatives aux négociations de la paix d’Utrecht et de la suspension d’armes qui l’avait précédée. Le comité secret de vingt et un membres fut nommé au scrutin pour en prendre connaissance, véritable commission d’accusation dont Walpole était président, et qui procéda avec une activité passionnée. Prior fut un des principaux témoins ; mais, s’il avait promis de tout dire, il ne fit pas de révélations graves, soit qu’il n’eût en effet rien à révéler, soit qu’il n’eût promis de parler que pour acquérir une faveur utile à la défense de son protecteur et de son ami. Il se compromit même au point de se faire arrêter. Néanmoins Walpole, le 9 juin, présenta le rapport du comité. C’était une œuvre habile et passablement concluante. On demanda sans succès l’ajournement de l’examen à douze jours, et Walpole, en son nom, proposa l’accusation de Bolingbroke pour haute trahison. Sa fuite avait découragé tous ses amis. Deux voix s’élevèrent à peine pour le défendre faiblement ; la motion passa sans division. « Vous avez accusé l’écolier, j’accuse le maître, » dit lord Coningsby, et l’impeachment fut également prononcé contre le comte d’Oxford. Toutefois il sembla que le comité avait fait une différence entre les deux ministres, et les hommes les plus considérables, Walpole, Stanhope, laissèrent à d’autres l’initiative de cette seconde accusation. Oxford parut le lendemain à la chambre des pairs ; mais il vit que tout le monde l’évitait, et il se retira. Il reparut le jour où les vingt-deux articles d’accusation y furent portés. Il se défendit en alléguant, en insinuant du moins que plusieurs des actes incriminés n’avaient été que l’exécution d’exprès commandemens de la reine. Il parla avec simplicité et modération, et il inspira de l’intérêt. Le reproche de mauvaise loi envers les alliés, envers les chambres, envers le public, ne pouvait être écarté ; mais il rendit au moins douteux que la mauvaise foi fût arrivée jusqu’à la trahison. Il usa largement de la faculté de nier qu’il eût connu ou conseillé certains actes de la volonté royale, et sa défense montre qu’une assez grande incertitude régnait encore dans les esprits sur la juste étendue de la responsabilité ministérielle. Walpole dit spirituellement que cette défense pouvait s’écrire en deux lignes : « La reine a tout fait, et c’était une pieuse et sage princesse. » Comme l’assemblée avait paru touchée, une minorité assez forte essaya de détourner ou d’ajourner le coup, mais en vain : Oxford fut envoyé à la Tour de Londres.

L’accusation contre le duc d’Ormond souffrit plus de difficulté ; elle fut demandée le 21 juin par Stanhope. Le duc avait beaucoup d’amis ; si sa conduite, à la tête de l’armée de Flandre était peu conforme aux vertus militaires, il n’avait fait qu’obéir à son gouvernement. Son caractère aimable et généreux le rendait populaire ; mais après qu’il eut étalé beaucoup de confiance et de faste, bravé ses ennemis par des rapports publics avec l’opposition jacobite, l’emprisonnement d’Oxford l’intimida. Sa dignité n’était pas de la fermeté. Il songea aussi à la retraite, et étant allé voir le captif à la Tour de Londres, il lui conseilla de chercher un moyen d’évasion. Oxford refusa avec ce calme sans éclat qui ne l’abandonna jamais, et tous deux, en souvenir des célèbres adieux du prince d’Orange, et du comte d’Egmont, se dirent en se quittant. : « Adieu, comte sans tête ! — Adieu, duc sans duché ! » Et Ormond passa en France ; Aussi la motion contre lui fut-elle adoptée, mais à 234 voix contre 187. Comme il était fugitif ainsi que Bolingbroke, l’impeachment contre tous deux fut changé en attainder, c’est-à-dire qu’au lieu d’une accusation portée par la chambre des communes devant celle des lords, un bill, passé par les deux chambres presque sans opposition, les déclara attaint ou hors la loi : peine de mort, mort civile, amende, confiscation, perte de titres, déchéance de la race, ou, comme on dit, corruption du sang, telles étaient les conséquences de ces sortes de lois de proscription.

Lord Oxford ne parut pas d’abord gagner beaucoup à s’être montré plus confiant dans la justice de son pays. On l’oublia deux ans à la Tour de Londres. Lui-même ne réclama pas, soit qu’il cédât à son indolence naturelle, soit qu’il comptât sur le temps pour calmer les passions, médiocrement animées contre lui. Enfin le 22 mai 1717 il adressa une pétition pour demander jugement. Le 24 juin, la chambre des pairs siégeait dans Westminster-Hall, et les débats allaient commencer sur le premier article d’accusation, quand Lord Harcourt, l’ancien chancelier, fit remarquer que la poursuite était à la fois pour haute trahison et pour de simples délits, et qu’au lieu d’examiner un à un tous les chefs d’accusation, ce qui serait infini, il vaudrait mieux vider immédiatement la question de haute trahison, puisque la condamnation sur ce point finirait tout ; en cas d’acquittement, il resterait à juger un procès plus simple qui devait faire cesser la détention préventive d’un pair du royaume. Or le crime de haute trahison ne pouvait être suffisamment prouvé. Cette motion était donc toute dans l’intérêt de l’accusé. À cette époque, Townshend et Walpole étaient sortis des affaires. Dans leur apposition nouvelle, ils se croyaient obligés de ménager les tories. Walpole, qui s’était toujours montré moins acharné contre Oxford, avait cessé de paraître au comité d’accusation. La motion de Harcourt passa malgré la résistance de Sunderland, alors chef du ministère. Cette nouvelle manière de procéder déplut à la chambre basse : elle vit dans cette prétention de régler l’ordre de l’accusation une violation de ses privilèges, et comme elle était assez refroidie sur le fond de l’affaire, elle s’échauffa sur la forme, au point de faire défaut le jour indiqué pour rouvrir le débat. La cour des pairs attendit un quart d’heure, et, ne voyant point d’accusateur paraître, elle rendit une sentence d’acquittement qui fut accueillie par les applaudissemens de la multitude. Dans un temps calme, toute absolution prononcée contre le gré du pouvoir est populaire. Oxford d’ailleurs s’était fait grand honneur par sa patience et sa modération. On ignorait que du fond de sa prison il eût écrit au prétendant pour lui offrir ses services. Lui-même peut-être n’attachait pas grande importance à cette démarche, qui rentrait dans ses habitudes de négociation universelle. Quand il fut libre, le roi lui interdit de venir à la cour ; mais il avait de nombreux amis, son commerce était plein d’agrémens : il vécut encore six ans dans une heureuse tranquillité, jouissant des plaisirs de la société et des trésors d’une magnifique bibliothèque. Elle contenait, dit-on, plus de cent mille volumes : elle fut dispersée après sa mort, mais sa précieuse collection de plus de sept mille manuscrits [Harleian library) est encore une des richesses les plus renommées du Musée Britannique. Cette fin de vie, sa modestie, sa douceur, son courage sans faste dans de grandes épreuves, lui méritèrent un retour de faveur publique, et ont en partie effacé les taches que la flexibilité sans conscience et l’égoïsme versatile de son caractère politique auraient pu laisser sur sa mémoire. D’Oxford et de Bolingbroke, c’est Oxford après tout qui a choisi la meilleure part.


XVII

Bolingbroke, une fois en France, ne tarda pas à former de publiques relations avec le prétendant, et bientôt à devenir le ministre de ce roi sans royaume. Rien n’a contribué davantage à convaincre les contemporains et les historiens que, du temps même où il participait au gouvernement de son pays, il préparait ou souhaitait le retour des Stuarts, conspirait avec eux au moins par la pensée, et méritait moralement la condamnation qui a détruit sa fortune, châtié son ambition, flétri son nom. Sous ce rapport, la notoriété historique s’élève encore contre lui ; des écrivains très éclairés, parmi lesquels il suffit de citer lord Brougham, lord Mahon, sir James Mackintosh, M. Hallam, n’hésitent pas en jurés à prononcer : coupable. Cependant ils ne sont d’accord ni sur l’étendue de la culpabilité ni sur la nature des preuves, et ils laissent encore percer des doutes dans le cours de leurs recherches, tout en se montrant assez affirmatifs dans leur jugement général. Il est impossible de se taire sur cette question difficile et controversée ; il est impossible de la traiter dans tous ses détails : ce serait le sujet d’un ouvrage. Les quatre dernières années du règne de la reine Anne sont regardées comme un problème historique, et ce problème comprend l’examen de la paix d’Utrecht, laquelle se lie à la politique générale de l’Europe depuis plus d’un siècle. Enfin le rôle biographique, anecdotique, si l’on veut, de chaque personnage connu dans tous les événemens de cette époque constitue pour chacun d’eux un problème particulier qu’il est souvent impossible de résoudre et toujours difficile d’éclaircir. Sans pouvoir éviter de toucher à ces divers sujets, nous ne dirons que l’indispensable pour mettre dans son jour la conduite du seul Bolingbroke.

Il a lui-même et plus d’une fois essayé de l’expliquer. Dans sa Lettre à sir William Wyndham, écrite en 1717 et publiée après sa mort dans une Dissertation sur l’état des partis à l’avènement du roi George Ier, composée en 1738 pour Frédéric, prince de Galles ; enfin dans la huitième de ses Lettres sur l’étude et l’usage de l’Histoire, et qui est une défense habilement élaborée du traité d’Utrecht, il s’est attaché à prouver ce qu’il affirme positivement : c’est que, malgré toutes anecdotes contraires, il n’y a jamais eu ni dessein formé d’écarter la succession protestante pendant les quatre dernières années de la reine Anne, ni parti organisé pour accomplir ce dessein à l’époque de la mort de cette princesse. Swift, dans tous ses écrits, dans toutes ses lettres, longtemps même après les événemens, répète cent fois la même chose, et nie d’une manière si absolue l’existence d’un pareil dessein parmi toutes les personnes attachées au gouvernement, qu’il a fini par inspirer à M. Hallam des doutes sur sa propre innocence. La preuve en effet qu’il donne avec le plus de confiance du néant d’un pareil complot, c’est qu’il n’en a rien su. La naïveté est grande assurément. Un historien judicieux, très attaché et plus que Swift aux principes de la révolution de 1688, Somerville, suivi en cela par le seul biographe de Bolingbroke, M. Cooke, a établi avec soin, non qu’il n’y avait point de parti jacobite, non que les vœux secrets de la reine n’étaient point pour ce parti, mais que le gouvernement n’a jamais donné les mains aux projets ni de la reine, ni des Stuarts, ni de leurs adhérens, et que la succession protestante n’a jamais été sérieusement en danger. Un écrivain français, qui connaît à merveille toute cette époque de l’histoire d’Angleterre, M. Grimblot, a tâché de démontrer par des documens nouveaux que lord Bolingbroke et même la reine n’avaient jamais songé sérieusement à une restauration, et à de très précieuses preuves, très ingénieusement discutées, il ne craint pas d’en ajouter une : c’est le caractère ouvert et généreux de Bolingbroke. Nous croyons malheureusement que le seul moyen de disculper les hommes d’état de cette époque de l’accusation de trahison, c’est d’insister sur la fausseté de leur caractère. Pour qu’ils n’aient pas trahi la maison de Hanovre, il faut qu’ils aient trompé les Stuarts, et leur fidélité n’est justifiée que s’ils démontrent leur duplicité.

On dit en effet pour leur défense que telle était la force et l’unité du parti whig, que le ministère de 1710 ne pouvait se soutenir, s’il ne réunissait toutes les fractions du parti tory. Or, si les tories n’étaient pas tous jacobites, les jacobites étaient tories, et comment rallier ceux-ci, à moins de leur donner des espérances ? Pense-t-on que, pour avoir reconnu une certaine analogie entre les vues du cabinet et leurs théories de gouvernement, ils se seraient empressés de lui prêter un gratuit appui ? Se donnaient-ils à si bon marché ? Est-ce l’usage des amis d’une dynastie détrônée que de soutenir une monarchie nouvelle, parce qu’elle est encore une monarchie, et de l’aider surtout à faire triompher une politique qui, en rentrant dans leurs idées, doit leur paraître d’autant plus propre à la sauver, par conséquent à perdre sans retour la dynastie opposée ? Leur penchant au contraire ne les porterait-il pas à s’allier au parti de l’autre extrémité, et à devenir républicains avec toute monarchie qui n’est pas la leur ? En activant au pouvoir, il fallait donc qu’Oxford et Bolingbroke tentassent l’une de ces deux choses, diviser le parti whig ou gagner le parti jacobite. Sans aucun doute, la première était plus dans le génie de Harley ; il aurait aimé à s’entendre avec Somerset, avec Newcastle, avec lord Cowper et même avec lord Somers, et vers la fin de son ministère, c’est à cette politique qu’il s’efforça de revenir pour lutter contre lady Masham et Bolingbroke. Cependant, s’il ne l’abandonna jamais au fond du cœur, il ne réussit jamais à la pratiquée, et, surtout au début, il dut apercevoir qu’essayée seulement, elle le conduirait rapidement à sa perte. Un seul parti lui restait donc à prendre, tromper les jacobites pour les avoir, et il s’y employa avec cette hardiesse de fausseté qui le caractérise. Quand l’abbé Gautier fut pour la première fois envoyé en France, il vit de sa part le maréchal de Berwick, le frère naturel du prétendant et l’homme le plus considérable et le plus éclairé du parti îles Stuarts. Il lui proposa un véritable complot entre la cour de Saint-Germain et la cour de Saint-James, et un des premiers fruits de cette proposition fut un ordre envoyé de France aux jacobites de l’Angleterre d’appuyer le ministère au parlement et aux élections. Berwick raconte dans ses mémoires toute la négociation. Il dit qu’elle dura trois ans au moins, qu’Oxford se borna toujours à des assurances de dévouement et à de vagues promesses, et il conclut que l’artificieux ministre ne voulut jamais qu’acheter leur appui au prix d’une espérance. Berwick avait raison.

Voilà donc le système de défense. Il fallait l’appui des jacobites ; on ne pouvait l’obtenir qu’en les trompant, les tromper que par des promesses, leur promettre qu’une restauration. De là avec eux tous les préliminaires, et au dehors toutes les apparences d’une conspiration. Or, cette conspiration, le parti contraire, qui avait intérêt à y croire, qui l’aurait supposée s’il ne l’avait soupçonnée, devait la dénoncer au premier signe, l’exagérer et l’envenimer encore, et par là en persuader de plus en plus la réalité à ceux qui n’espéraient qu’en elle. C’est ainsi qu’on explique les illusions des jacobites, les préjugés des whigs, l’erreur du public, du parlement, du roi George et des historiens.

Ce plaidoyer peut faire acquitter Oxford. Il serait impossible de soutenir qu’à aucun moment de sa vie, sous l’empire des nécessités changeantes d’une politique de mensonge, il n’ait fait entrer dans ses plans l’hypothèse d’une restauration : il a pu s’y résigner, s’y préparer même par momens ; mais ce ne fut jamais son hypothèse de choix, jamais son projet habituel, s’il eut d’autres projets que de se maintenir et de gagner le pouvoir comme les ouvriers gagnent leur pain de chaque jour. Sa vraie pensée, sa vraie cause, c’était la succession protestante.

Bolingbroke, au moins pendant longtemps, obtint, pour lui-même la bienveillance des jacobites par des services plutôt que par des promesses. Plus jacobite que Harley dans sa conduite publique ; il le fut moins peut-être dans ses relations secrètes, ou il sut les tenir mieux cachées. Il avait plus de respect pour ses paroles ; il ne savait pas mentir à tout venant, à tout risque, ni se jeter et se démener dans ces dédales de contradictions et d’artifices où certains esprits vivent à l’aise. Il aimait mieux se populariser parmi les membres du Club d’octobre en les délivrant ou en les vengeant de leurs ennemis, en demandant la destitution des whigs les plus modelés, en persécutant les non-conformistes, en s’exposant à tout pour hâter la paix avec le roi protecteur des Stuarts. Cette politique, nous en convenons volontiers, était plus digne, elle était même plus prudente, car souvent les actions engagent moins que les paroles, mais elle ne pouvait avoir qu’un temps : un jour devait venir où elle obligerait de tout abandonner ou de franchir le pas qui la séparait du crime d’état.

Il faut remarquer que les idées de fidélité, de loyauté politique ; n’étaient pas alors placées aussi haut ni aussi solidement établies qu’elles le sont aujourd’hui : je parle de l’Angleterre. Le principe de l’obligation envers l’état et sa constitution actuelle peut se rattacher sans doute à des principes de morale universelle ; mais il tient aussi à des conventions sociales qui sont de leur nature variables. Aux époques où les événemens les exposent à des variations fréquentes, où toutes ces choses, loi, constitution, dynastie, sont sujettes au changement, dans les temps révolutionnaires en un mot, le devoir politique, moins distinct, est moins stable et moins inflexible. Il faut plus de lumières pour discerner où est le droit, où est le bien public, où est le possible et le juste, et la conscience n’est engagée que dans la mesure de l’intelligence, une certaine indulgence est donc naturelle à de pareilles époques et même légitime dans l’appréciation morale des actions politiques, il faut oser le reconnaître, quoique nos yeux soient blessés des conséquences dégradantes où ce relâchement peut conduire. Ce n’est pas avec le rigorisme aveugle des temps où l’autorité est tenue pour sacrée, parce qu’elle semble immuable, qu’il faut juger l’Angleterre après 1640 ou même après 1688. De nobles intérêts, de justes causes, la religion, la liberté, la royauté, l’hérédité, la loi, les droits des peuples, ceux des rois, le bonheur public, la grandeur nationale, tout avait été à la fois mis en jeu, tout avait été divisé, et entre toutes ces choses graves ou sacrées, il avait fallu souvent faire un choix. Quand la mort avait enlevé à Guillaume III la fille des Stuarts qui partageait sa couronne, il était devenu roi pour son compte, et aux yeux des casuistes de l’hérédité monarchique, aucun mélange de droit de succession n’avait plus tempéré ce qu’ils appelaient usurpation. Lorsqu’il avait à son tour disparu, le retour du sceptre dans les mains d’Anne Stuart avait semblé une quasi-restauration. Jacques II n’était plus roi pour personne, et son fils était assez jeune pour qu’on pût regarder Anne comme une régente légitime. À l’aide de cette fiction, les jacobites avaient décidé que son gouvernement était de ceux qu’on pouvait servir, mais à une condition, c’est que son règne fût l’heureuse transition qui ramenât dans sa patrie la branche proscrite de la maison royale. Même, sans être jacobite, on pouvait préférer cette manière de pourvoir à la vacance inévitable du trône. Autrement, pour le remplir, il fallait aller chercher dans une famille étrangère une vieille femme inconnue ou plutôt un prince allemand qui ne parlait pas même anglais. Une seule chose recommandait ce prince : il était protestant. Ainsi du côté de Jacques Stuart la nationalité, du côté de George de Brunswick la religion ; on pouvait hésiter dans le choix. Quand l’acte dit d’établissement eut été rendu, la question fut décidée, et, je n’en doute pas, décidée dans le vrai sens de l’opinion nationale, dans le véritable intérêt de la liberté britannique ; mais enfin, même après l’acte d’établissement, qu’est-ce donc qui séparait l’Angleterre des Stuarts ? Une seule loi fondée sur un seul motif, la religion. Que Jacques embrassât la réforme, le motif disparaissait ; que la loi fût rapportée, l’obstacle était levé. On conçoit donc que, sans une perversité bien audacieuse, des esprits livrés aux passions et aux doutes qu’engendrent les temps de parti accueillissent l’idée de ramener les Stuarts au protestantisme et au pouvoir, ou même de préparer l’abrogation d’une loi que pouvait détruire le parlement qui l’avait faite, si seulement des garanties raisonnables étaient données à la religion nationale. On conçoit encore mieux qu’une princesse d’un esprit faible et inquiet, qui croyait avoir perdu tous ses enfans pour s’être réunie aux vainqueurs du roi son père, préférât sa famille à des collatéraux éloignés, et, sans songer à céder son trône, rêvât d’y faire monter son frère après elle. Sans sa dévotion protestante, Anne n’aurait pas hésité. Avec sa dévotion protestante, elle était combattue, incertaine ; mais ses désirs n’étaient pas équivoques, et sa foi même pouvait lui faire espérer la conversion de l’héritier qu’aurait choisi son cœur. Charles Leslie, ministre anglican, écrivain passionné, avait même été envoyé à Bar pour convertir le chevalier de Saint-George, et dans l’été de 1714, il annonçait au moins de sa part de grandes dispositions à la tolérance religieuse, et il s’en montrait satisfait.

Si vous ajoutez à tous ces motifs l’empire moins innocent des intérêts et des passions, l’ardeur du combat, le ressentiment, la crainte. les angoisses de la prévoyance, le désir de passer du côté des événemens, et puis enfin cette impudence de déloyauté que produit l’expérience des révolutions, étonnez-vous qu’Oxford et Bolingbroke aient intrigué avec les Stuarts, lorsqu’il y a des indices historiques que Marlborough, que même Godolphin, n’ont pas négligé de faire parvenir à la cour du prétendant les protestations d’un dévouement éventuel. Bolingbroke avoue avec une certaine sincérité que les deux partis, whig et tory, étaient devenus des factions. L’ambition, la peur, la nécessité, la vengeance, les conduisaient chacun à tout sacrifier à leur victoire. Les whigs, selon lui, condamnaient leur pays à une guerre éternelle dans l’intérêt de leur domination. N’a-t-il pu dans son parti se trouver des hommes prêts à négliger l’honneur de leur pays pour obtenir une paix qui assurât leur pouvoir, et si ce pouvoir devait tomber par l’avènement de la maison de Hanovre, ces hommes n’ont-ils pu méditer de lui fermer les avenues du trône ? De part et d’autre, n’en était-on pas arrivé à considérer connue solidaires, comme identiques, le bien public et le bien du parti ?

Ces réflexions enlèveraient à l’acte pour lequel fut condamné Bolingbroke les proportions du crime. Je manquerais pourtant à mes convictions, si je le présentais comme un de ces actes indifférens que les partis seuls incriminent, et qui ne sont jugés que par le succès. À mon avis, Bolingbroke, jugé comme ministre, était coupable.

Il faut distinguer deux questions : y a-t-il eu trahison dans les négociations pour la paix ? et la paix faite, y a-t-il eu trahison envers la succession protestante ?

Pour innocenter Bolingbroke négociateur, on cite une anecdote. Un jour il vit, au temps de leurs conférences, l’abbé Gautier laisser sur sa table, en sortant de chez lui, une lettre à son adresse cachetée aux armes d’Angleterre. Il en devina sur-le-champ l’origine, rappela Gautier, l’interrogea sévèrement, obtint un aveu, et lui signifia que, s’il était reconnu pour l’intermédiaire d’une telle correspondance, il quitterait le royaume dans les vingt-quatre heures. Nous admettons le fait ; mais si Bolingbroke, à cette époque, eût servi les Stuarts, il l’eût fait d’une manière tacite, par une sorte de sous-entendu entre les Français et lui ; jamais il ne se serait compromis par une infraction matérielle de la loi de l’état. Il était trop avisé pour correspondre avec les Stuarts. Nous ajouterons que rien ne prouve d’ailleurs qu’en négociant la paix, leur intérêt l’ait jamais conduit. C’était à la vérité les servir indirectement que de ménager Louis XIV et de mettre un terme à une guerre qui grandissait le nouveau gouvernement de l’Angleterre ; mais les ministres avaient pour faire la paix des motifs plus généraux et des motifs plus personnels. Le temps de la politique pacifique vient naturellement après la victoire, et leur tort n’est pas de l’avoir adoptée, mais de ne s’être pas scrupuleusement demandé à quelles conditions cette politique était bonne, et d’avoir dès lors poursuivi la paix pour elle-même, quelle qu’elle fût, quoi qu’elle coûtât. Leur premier abandon a été celui de toute loyauté avec tout le monde. Ainsi ils commencent par déclarer aux Hollandais que la paix n’est acceptable que demandée par l’ennemi, et au même moment ils font faire à la France une offre clandestine. Depuis au moins l’année 1703, il était admis en principe que le premier objet de la guerre était l’exclusion des Bourbons du gouvernement de l’Espagne et des Indes. Le parlement en avait renouvelé la déclaration à la fin de 1711. On pouvait revenir là-dessus ouvertement, en montrant, par exemple, aux alliés qu’à la manière dont tournait la guerre dans la Péninsule, il y avait des raisons pour ne pas rester inflexible sur ce point. Au lieu de donner ces raisons et de changer franchement cette base de la politique, on eut l’air de la maintenir, on continua le même langage avec le parlement, avec la Hollande, avec l’Autriche ; mais on n’en fit pas moins signer à la France des préliminaires de paix où le titre de Philippe V était, accordé. Puis, sous prétexte que cette signature n’engageait que la France, qui pensait, de son côté, avoir obtenu une concession définitive, On donna pour instruction aux plénipotentiaires de tenir à l’expulsion des Bourbons d’Espagne, ce qui était tromper les alliés par l’apparence d’une fermeté qu’on n’avait pas et les maintenir dans une voie où l’on ne pouvait plus les appuyer. La même duplicité présida à toute la diplomatie et bientôt à la conduite des opérations militaires. On feint la guerre et l’on pratique la paix ; on étude, on évente la victoire ; on se cache de ses alliés et l’on se concerte avec ses ennemis ; on décourage les premiers dans leur insistance, on encourage les seconds dans leur résistance.

Cette altitude, cette tactique est à peu près sans exemple dans l’histoire de la diplomatie. Enfin que faut-il penser du traité en lui-même tel qu’il sortit de cette longue et singulière élaboration ? On ne saurait complètement répondre à cette question sans considérer l’état entier de l’Europe. Nous nous bornerons à une appréciation très générale. Il nous en coûterait de reprocher, même par hypothèse, au ministère anglais de 1710 de n’avoir pas réalisé le vœu qu’il prête à Marlborough d’aller dicter la paix dans les murs de Paris, ou le désir attribué au prince Eugène d’entrer la torche en main dans le palais de Versailles. Nous sommes dispensé de nous associer à ces rêves insolens de la victoire : mais nous concevons cependant la question qu’en 1715, dans un souper de Paris, les ducs de La Feuillade et de Mortemart adressaient à lord Bolingbroke : « Vous auriez pu nous écraser dans ce temps-là (1709) ; pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? » Il répondit, c’est lui qui le raconte : « Parce que dans ce temps-là nous avons cessé de craindre votre puissance. » Cette réponse, qui est équivoque, si elle n’est impertinente, n’a au fond nul sens dans la bouche d’un ministre qui a cru la cessation de la guerre si nécessaire à son pays, Bolingbroke, qui ne défend pas absolument les conditions du traité d’Utrecht, s’attache, dans ses écrits, à prouver que soit en 1706, soit en 1709, il eût été facile à l’Angleterre de conduite une paix beaucoup plus avantageuse, et il établit cette opinion avec beaucoup d’art et de très heureux développemens. Quand cette sorte d’apologie parut avec les Lettres sur l’Histoire dans les couvres complètes de Bolingbroke, en 1754, le vieux lord Walpole de Wolterton, le frère du ministre, l’oncle Horace, tant moqué par le neveu Horace dans ses amusantes lettres, diplomate capable, qui avait été attaché à l’ambassade de lord Townshend à La Haye, entra dans une grande indignation, et il entreprit de réfuter méthodiquement Bolingbroke, de démasquer, ce sont ses termes, ce pervers imposteur. Il écrivit onze lettres, qui ne parurent qu’après sa mort. Le style est médiocrement littéraire, mais les raisonnemens sont clairs et les faits précis. Il prouve très bien qu’il y avait d’assez bonnes raisons pour ne pas faire la paix de 1706 à 1709. Cependant on peut tenir pour accordé que, soit une politique systématiquement guerrière, soit une défiance aveugle de la sincérité de la France, nous ont épargné la terrible paix que l’Angleterre pouvait exiger alors. Mais indépendamment de l’argument ad hominem de lord Walpole, qui observe qu’en 1706 Harley, alors ami inséparable de Bolingbroke, était secrétaire d’état, pourquoi, si la paix à de meilleures conditions était faisable en 1706 ou 1709, ne l’était-elle plus en 1710 ? Les dernières victoires de Marlborough avaient-elles empiré la condition de l’Angleterre ? Le traité d’Utrecht n’est assurément pas un traité désavantageux pour elle. À la distance des événemens, on peut, avec M. Macaulay, l’approuver encore dans son ensemble. Cependant voici comment il a été jugé par deux autorités irrécusables : l’une est Bolingbroke, l’autre Torcy. Le premier dit dans sa huitième lettre : « Je ne serais pas surpris si vous pensiez que la paix d’Utrecht ne répondait pas aux succès de la guerre et aux efforts qu’elle nous avait coûtés. Je le trouve moi-même, et j’ai toujours avoué, même quand elle se faisait ou qu’elle était faite, que tel était mon avis. Ayant fait une folie heureuse, nous devions en tirer un parti plus avantageux. » Le second, dans ses mémoires, parlant le langage d’un bon Français et d’un bon ministre, dit que la paix d’Utrecht fut « une paix heureuse et solide, avantageuse à la France par la restitution des principales places qu’elle avait perdues pendant le cours de la guerre, par la conservation de celles que le roi offrait trois ans auparavant ; glorieuse par le maintien d’un prince de la famille royale sur le trône d’Espagne ; nécessaire par la perte fatale que le royaume fit, deux ans après, du plus grand des rois qui jusqu’alors eût porté la couronne. » Assurément tel n’était pas le dénoûment que devait nous faire craindre le long et sanglant drame de la guerre de la succession. Pour justifier d’une manière relative ce qu’il ne défend pas en soi, Bolingbroke donne pour raisons qu’il fallait bien conclure la paix d’une façon quelconque, et que la résistance de la Hollande et de l’empire, en divisant dans les négociations la grande alliance, forçait chaque puissance à se contenter de conditions inférieures à celles que toutes réunies elles auraient pu obtenir. C’est là répondre à la question par la question ; cette division même était son ouvrage ; c’est la paix absolument voulue et cherchée séparément par l’Angleterre, qui avait d’avance affaibli et désarmé les négociateurs, et ce que Bolingbroke accuse, c’est ce qu’il a fait. Nous sommes donc forcé de conclure que dans cette grande affaire, ni l’intérêt, ni la dignité, ni la loyauté de l’Angleterre n’ont été assez pris à cœur par son gouvernement, et que le ministère auteur de la paix d’Utrecht méritait du parlement une censure qui pouvait aller jusqu’à l’accusation politique.

Mais que cette accusation dût donner lieu à un procès et ce procès à une condamnation, on en peut douter. Sans contredit, l’article 8 de la grande alliance avait été outrageusement violé[9] : on avait traité sans les alliés, contre les alliés, et de cette première violation avaient découlé tous les artifices employés pour forcer ou dérober leur consentement, pour éluder ou paralyser leur résistance, toutes les omissions et toutes les faiblesses qui laissèrent sans garanties suffisantes les grands intérêts qui avaient mis aux Anglais les armes à la main. Toutefois, à ces griefs constatés on pouvait opposer qu’ils incriminaient une politique encouragée par une opinion publique puissante, par la majorité des communes, et formellement approuvée dans ses actes et dans ses résultats par décision de deux parlemens. Il n’y a rien d’assuré, rien de définitivement jugé dans le régime constitutionnel, si l’approbation explicite des chambres ne met pas la politique qu’elles sanctionnent à l’abri, non des reviremens de l’opinion et des appréciations d’une majorité nouvelle, mais des poursuites, ou tout au moins des rigueurs judiciaires. — Cet argument de Wyndham nous parait très fort, et il aurait pu suffire pour préserver les ministres de la reine Anne, non du blâme, mais de la peine. Pour qu’il cessât d’être valable, il aurait fallu qu’il fût infirmé par la découverte postérieure aux votes parlementaires d’un cas formel de trahison. Or c’est ce que n’alléguèrent point les accusateurs. Dans les articles portés devant la cour des pairs, il n’est question que de forfaiture politique.

Cependant une arrière-pensée était dans tous les esprits, celle d’une conspiration au moins tacite du ministère avec les Stuarts. Si la paix n’en contenait aucune preuve, pouvait-on dire la même chose de la conduite de Bolingbroke après la paix ? C’est la seconde question.

Que non-seulement les accusateurs de Bolingbroke, mais ses amis sur le continent, ceux qu’on pourrait appeler ses complices, n’hésitent pas à lui prêter l’intention de trahir la cause de la succession protestante, c’était de son temps l’opinion commune. Lord Chesterfield, qui avait alors vingt ans, et qui se trouvait sur le continent à la mort de la reine Anne, écrivait à un Français de ses amis : « Quand je vois combien les choses étaient déjà avancées en faveur du prétendant et du papisme, et que nous étions à deux doigts de l’esclavage, je compte absolument pour le plus grand bonheur qui soit jamais arrivé à l’Angleterre la mort de cette femme, qui, si elle eût vécu encore trois mois, allait sans doute établir sa religion et par conséquent la tyrannie, et nous aurait laissé, après sa mort, pour roi, un bâtard, tout aussi sot qu’elle, et qui, comme elle, aurait été mené par le nez par une bande de scélérats. La déclaration du prétendant et mille autres choses sont des preuves convaincantes du dessein qu’avaient ces conjurés du ministère de le faire entrer[10]. » Dans sa proclamation du 29 août 1714, le prétendant avait en effet parlé des bonnes intentions de sa sœur envers lui. C’était, disait-il, la confiance qu’elle lui inspirait qui avait motivé son inaction. Le prétendant se trompait-il ou voulait-il tromper ? Chesterfield calomniait-il la reine et ses ministres ? Il faut pour le savoir se bien représenter la situation et la conduite de Bolingbroke.

Si la paix d’Utrecht ne réussissait pas pleinement dans l’opinion publique, si, comme il est arrivé, elle devenait un sujet de reproche contre le ministère, elle le menait dans la nécessité de se jeter avec plus d’abandon dans les bras du parti qui en approuvait la conclusion. Or ce parti, c’était l’église absolutiste, les tories passionnés, les jacobites, les catholiques, enfin le parti français : il fallait, c’était au moins une nécessité ministérielle, soit par les actes parlementaires, soit par le choix des hommes, s’éloigner de plus en plus de la révolution de 1688, de la succession protestante, de la maison de Hanovre. C’était forcément se rapprocher de la restauration et des Stuarts, Oxford hésita, puis recula, Bolingbroke, conduit, je le veux, par l’instinct de sa conservation et par sa haine contre lord Oxford, continua à marcher résolument dans cette voie. On n’a point la preuve qu’il ait jamais avoué ou promis en termes formels son entier concours à un projet actuel de restauration. Parmi les agens des Stuarts, si l’un, Lockart, l’affirme, un autre, Carte, le nie. Bolingbroke se défiait, sans aucun doute, de la famille exilée, et il laissait entre elle et lui subsister la barrière du protestantisme. Tant que cet obstacle n’était pas abattu, il ne prenait pas, à ce qu’il semble, d’engagement définitif. Ou il espérait que l’exemple de Henri IV payant le trône d’une abjuration déciderait ses arrière-petits-fils, ou il se ménageait jusqu’au dernier moment une objection insurmontable, un moyen de tout rompre au besoin. Mais s’il ne voulait pas positivement la restauration, que faisait-il ? Sa politique ne marchait-elle pas vers un point où elle ne pourrait plus avoir d’autre issue ? Il n’est pas douteux que la reine ne fut de plus en plus amenée par ses scrupules, ses regrets et ses antipathies, à désirer, pour son frère, la couronne après elle. Lui-même, lorsqu’elle mourut, l’affirma dans sa proclamation. L’héritier protestant avait été journellement repoussé plus avant dans le sein du parti whig. Chaque jour, Bolingbroke s’était éloigné de lui davantage, à mesure qu’Oxford s’en rapprochait, tout le monde savait que les jours de la reine étaient comptés, et Bolingbroke travaillait à se rendre, comme on dit, impossible avec la royauté hanovrienne. Lorsque enfin Oxford aurait rompu avec lui, lorsque, avec toute sa clientèle, il serait allé grossir l’opposition, déjà si forte, lorsque sa retraite serait venue donner contre le ministère un nouvel aliment aux défiances nationales, quel asile devait rester à Bolingbroke ? Faut-il le supposer absolument sans prévoyance, livré aux caprices et aux imprudences d’une mauvaise humeur aveugle et puérile ? On sait qu’il prétendait avoir un plan ; la mort soudaine de la reine a déconcerté, dit-il, toutes ses mesures. Or la première de ces mesures était la réorganisation de l’armée, une réorganisation telle que l’année ; échappât à l’influence de Marlborough pour passer sous l’autorité du duc d’Ormond, jacobite déclaré, et qui le prouva les armes à la main. Qu’allait donc devenir Bolingbroke, entouré de jacobites tels qu’Ormond, Wyndham, Bromley, Mar, Atterbury, brouillé sans retour avec les whigs, avec les hanovriens, avec les amis d’Oxford, incompatible avec le nouveau souverain, avec son parti, avec le mouvement d’opinion qui suivrait son avènement, s’il ne méditait pas, au moins comme un recours possible, l’appel d’un autre candidat à la couronne et une révolution dans le gouvernement ? Bolingbroke était, dans certaines hypothèses, décidé à servir les Stuarts, ou il n’était qu’un étourdi. Ce ne sont pas ses ennemis seulement, intéressés, comme De Foe, à le calomnier, ce sont ses amis, c’est Gautier, d’Iberville, Torcy, les confidens des Stuarts, qui ont dit qu’il était pour eux, parce qu’ils l’ont vu jouer un jeu à n’avoir pas d’autre chance de salut. Qu’il les trompât dans une certaine mesure, qu’il se tint libre de tout engagement irrévocable, qu’il voulût rester jusqu’au dernier moment maître de se décider suivant les circonstances, je le crois volontiers : mais je ne doute pas que la trahison envers la succession hanovrienne n’entrât au besoin dans ses calculs et ne fût au nombre des expédiens qu’il se réservait. J’ajoute qu’il se conduisait absolument comme si cet expédient eût été son but. À l’entendre, nul homme sérieux, avant la mort de la reine, n’y pensait sérieusement : c’est le gouvernement de George Ier qui aurait provoqué les complots jacobites en se plaçant dans un parti exclusif ; s’il eût été plus conciliant, tout le monde s’y serait rallié : sa politique est responsable, des ennemis qu’elle lui a faits. Lui-même, Bolingbroke, n’était devenu le conseiller des Stuarts que pour avoir été persécuté. On laisse à penser si le jacobite du lendemain était bien loin de l’être la veille, et si les hommes qui s’étaient retranchés dans les positions les plus hostiles au parti hanovrien ont bonne grâce à se plaindre que ce parti ne leur ait pas tendu les bras. C’est, il est vrai, une grave question que celle de savoir si George Ier devait se faire exclusivement whig. Elle fut ouvertement discutée dans le temps même et décidée en connaissance de cause. Nous avons encore des pamphlets, écrits avec beaucoup de sens politique, où les deux opinions sont exposées. Il en est un où le système de transaction, de coalition, suivi, autant que possible, par Guillaume III, est accusé de toutes les difficultés du règne de George Ier (The firt Sleps of the Ministry after the Révolution, 1714). Dans un autre, Robert Walpole, qu’on en dit l’auteur et à qui Bolingbroke impute le système de partialité qui prévalut, établit que la conduite du nouveau roi n’a été ni violente, ni tyrannique, et défend le système en le représentant suivant l’esprit de sa politique propre, qui fut en général intolérante en principe, exclusive pour les personnes et modérée dans les actes (A secret History of one year, 1714). Mais, quoi qu’on pense, des premiers ministères de George Ier, et bien que la conciliation semble la règle naturelle d’une dynastie qui s’établit, ce qui arriva était à pou près inévitable. Les haines étaient, trop vives, les griefs trop récens, les défiances trop profondes, les séparations trop absolues, pour qu’un rapprochement des partis fût praticable au début d’un règne, et Bolingbroke surtout, après avoir poussé les choses à l’extrême dans un sens, n’avait nul droit de s’indigner qu’on se jetât dans l’extrémité opposée. Sur ce point encore, il se plaint, du résultat de ses fautes. Enfin ces fautes mêmes se sont-elles élevées jusqu’au crime d’état ? Selon nous, il a abordé la pensée du crime d’état, si le crime d’état était nécessaire à sa fortune. Plus certainement encore, sa conduite a été telle qu’elle devenait absurde, s’il ne conspirait pas contre l’ordre établi. Ainsi condamné par les plus fortes apparences, il a fui à la première accusation, et après sa fuite, un de ses premiers actes a été de commettre publiquement le crime dont il était soupçonné. Nous pouvons trouver trop rigoureux, nous ne pouvons trouver injuste le jugement porté contre Bolingbroke par l’Angleterre et confirmé par l’histoire.

Enfin, sous un dernier point de vue, le procès d’Oxford et de Bolingbroke est un acte mémorable, et qui marque une date dans l’histoire constitutionnelle de la Grande-Bretagne. Auparavant, sans doute, l’idée de la responsabilité ministérielle était connue. Il est impossible que des ministres siègent dans les assemblées sans qu’une certaine approbation de leurs collègues, même une certaine influence sur les délibérations, leur soit nécessaire pour exercer d’une manière facile et durable l’autorité qui leur est confiée, et de là l’obligation d’être toujours prêts à justifier leur politique et leurs actes. En cela consiste la vraie responsabilité, la plus usuelle, la plus pratique responsabilité. Cependant le principe n’en est peut-être définitivement établi que par ses applications juridiques. Or, antérieurement à 1715, on avait bien accusé et poursuivi des ministres, mais c’était lorsque l’opinion ou la passion les supposait coupables d’une action personnelle, d’une participation directe aux volontés royales que l’on n’osait ou ne pouvait attaquer. Cette distinction, et quelquefois ce subterfuge, était plutôt un expédient du mécontentement, de l’inimitié, ou, si l’on veut, de la justice nationale, qu’une règle posée, et, comme on dit, une fiction légale. La volonté du prince, son ordre exprès, demeurant une excuse qu’on pouvait alléguer, tout au moins une circonstance atténuante, et particulièrement en ce qui touche la guerre et la paix, il restait une certaine obscurité sur l’étendue et le caractère de la prérogative royale. Aucun précédent n’avait encore décidé en principe que les limites de la prérogative et de la responsabilité étaient les mêmes, et que tout ce que le roi voulait, les ministres l’avaient conseillé. Les accusations, assez mal inspirées d’ailleurs, que la paix de Ryswick avait attirées aux ministres de Guillaume III supposaient bien ce principe admis, si elles ne le consacraient pas formellement, mais d’ailleurs elles avaient échoué. Les poursuites dirigées contre les auteurs du traité d’Utrecht ont établi d’une manière irrévocable que le droit de paix et de guerre, selon qu’il en est bien ou mal usé, tombe sous le contrôle, tant moral que juridique, du parlement. Et ainsi se trouve confirmé et réglé ce que disait Torcy avec un certain étonnement : « La vue de l’avenir doit toujours être présente dans un pays sujet aux révolutions. La nation anglaise se persuade qu’elle ne doit point imputer à ses rois ce qu’elle regarde comme fautes essentielles dans le gouvernement, mais qu’elles sont uniquement l’effet des mauvais conseils ; que ceux qui les ont donnés sont les seuls coupables ; qu’ils doivent par conséquent porter la peine due à leur malversation. »


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Voyez les livraisons du 1er et du 15 août dernier.
  2. Leigh Hunt, Men, Women and Books, t. Ier, 1847.
  3. Sobriquet demi-ironique donné dans la société de Swift à lord Oxford, à la fois parce qu’il était très doux de caractère, et qu’il était chargé de la garde du trésor.
  4. Ou Mercurialis, surnom de Bolingbroke à cause de son éloquence.
  5. En français.
  6. Ce jour-là, Oxford, malade, avait adressé par écrit à Bolingbroke son plan d’administration, qui n’avait jamais été exécuté.
  7. Le sac tenait alors lieu de portefeuille. Voyez les sacs de procès dans les Plaideurs. Ils sont encore en usage au barreau anglais.
  8. Les préjugés économiques froissés par les stipulations commerciales de la paix d’Utrecht avaient modifié les dispositions des tories.
  9. Texte de cet article : Neutri partium fas sit, belou semel incepto, de pace cum hoste tractare, nisi conjunctim et communicatis consitiis cum altera parte.
  10. Lettre (en français) à M. Jouneau, de Paris, 7 décembre 1714.