Bolingbroke, sa vie et son temps
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 700-744).
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BOLINGBROKE


SA VIE ET SON TEMPS.




DERNIERE PARTIE




VIII.

Voici donc Saint-John enfin ministre. L’histoire commence véritablement pour lui, et nous allons le mieux connaître. Jusqu’ici nous n’avons vu qu’à peine sa figure apparaître sur la scène, on sait de lui peu de chose encore, et nous avons prolongé un récit qui ressemblait peu à une biographie ; mais peut-être la sienne, sans ce récit, eût-elle été moins bien comprise, et fallait-il montrer avec un peu de détail dans quel monde il devait se mouvoir, pour donner de la clarté et de l’intérêt au drame où il figurera désormais en principal acteur.

On raconte qu’il prétendait à quelque ressemblance avec Alcibiade, et des écrivains ministériels, le servant selon son goût, ont essayé par occasion de faire de Harley un Périclès. Le parallèle était encore plus hasardé, et Saint-John n’y aurait pas souscrit. Lui-même, peut-on se le figurer, quand il buvait avec Swift et Prior, semblable au jeune homme couronné de violettes qui vient avec tant de grâce et de passion troubler le banquet de Socrate, et la fameuse Gumley représente-t-elle à l’imagination l’éloquente Diotime ? Swift a raison de dire que de ses deux modèles, Alcibiade et Pétrone, c’est au second que Saint-John aimait encore le mieux ressembler. C’est dans les Mémoires de Grammont qu’il faudrait chercher des caractères et des exemples propres à nous donner une juste idée de ce côté de notre personnage ; on ne sait plus même aujourd’hui comment redire dans une histoire ce qu’expriment parfois avec une vivacité naïve les mémoires du XVIIe siècle. Bornons-nous à quelques citations, sans oser y comprendre des vers qu’on lit dans Swift et qui caractérisent les goûts de celui que Swift appelle lui-même un roué achevé, a thorough rake. « Quand milord Bolinghroke fut fait secrétaire d’état, dit Voltaire, les filles de Londres qui faisaient alors la bonne compagnie se disaient l’une à l’autre : « Betty, Bolingbroke est ministre. Huit mille guinées de rente, tout pour nous ! » Dans ses lettres diplomatiques à Matthew Prior, Bolingbroke lui-même parle d’un agent secret de la France, le gros abbé Gautier, qui lui avait promis son portrait : « Assure-le bien, ajoute-t-il, que je le placerai parmi les Jenny et les Molly, et que je le préférerai à elles toutes. » Mais c’en est assez sur une partie de son histoire que l’histoire doit oublier. Ce n’est pas que ses goûts ardens et frivoles, ce n’est pas que quelques souvenirs des temps et des idées de Hamilton et de Saint-Evremond n’aient pu influer sur sa politique comme sur sa philosophie. Ce que les Anglais recherchaient tant alors, l’esprit, wit, était regardé comme incompatible avec le puritanisme, et une certaine licence d’imagination et de pensée était requise pour n’être pas un sot, quand on était du bel air, suivit-on le parti de la haute église. La littérature, peu sévère jusque-là, commençait à peine à s’épurer ; mais elle était très goûtée et ne déparait ni un courtisan ni un homme d’état. Harley savait bien le grec, et Saint-John, à défaut de grec, se piquait d’être bon latiniste. Tous deux s’entourèrent de poètes et d’écrivains, et leur demandèrent plus que de les divertir et de les louer : ils leur demandèrent de les servir, se laissant conseiller pâteux en même temps que par eux ils se faisaient défendre. Saint-John surtout eut fort à cœur de faire coopérer la presse et le gouvernement, et il entendit à merveille l’art d’employer l’une à l’avantage de l’autre.

Dans les pays libres, les affaires, en même temps qu’elles se font sur leur véritable terrain, dans les conseils, les assemblées, les camps, les congrès, sont comme répétées sur un autre théâtre, celui que la presse dresse devant le public. La pièce se joue deux fois, ou plutôt il y a la réalité et puis la représentation ; mais celle-ci à son tour réagit sur celle-là par les idées et les passions qu’elle donne au public, et elle devient quelquefois ainsi la première des affaires de l’état. Saint-John ne l’ignorait pas plus que Harley. Le mouvement d’opinion qui avait facilité leur retour au pouvoir était l’ouvrage de la chaire et de la presse beaucoup plus que de la tribune. Quoique justement confiant dans sa puissance oratoire, Saint-John ne négligea donc pas d’autres secours. Il arma sa politique de pamphlets et de journaux, et nul ministère peut-être n’avait encore été plus discuté et mieux défendu. Rien qu’en analysant les innombrables publications qui parurent de la fin de 1710 à l’avènement de George Ier, on retrouverait toute la série des événemens, toute la suite des affaires, et ce morceau d’histoire littéraire serait un fragment tout fait de l’histoire du gouvernement ; ce serait le drame écrit, doublure du drame joué.

Au commencement du XVIIe siècle, la liberté de la presse existait effectivement en Angleterre, non pas cette liberté complète, légalement garantie, que nous y voyons régner aujourd’hui et qui étonne encore ceux-là même qui s’y croient les plus accoutumés, mais une liberté de fait, suffisante pour la discussion des affaires publiques. Depuis 1693, toute nécessité d’une autorisation préalable pour imprimer, toute censure avait cessé d’exister. Les juges s’obstinaient bien à prétendre qu’une critique dirigée contre le ministère l’était contre le gouvernement, conséquemment contre la reine, et constituait un libelle dans le sens de la loi, et c’étaient les juges qui en décidaient, non les jurés, réduits au droit de constater le fait de publication ou l’exactitude des extraits ; mais cette jurisprudence redoutable était rarement appliquée, parce que les poursuites étaient peu fréquentes, les formes de l’instruction criminelle et l’absence d’un ministère public ayant de tout temps rendu difficiles en Angleterre certaines oppressions par la voie judiciaire. Ce qui était bien plus à craindre, c’est l’intervention des chambres de parlement. Elles s’arrogeaient le droit non-seulement, ce qui se fût compris, de condamner et de punir les écrivains qui attaquaient leurs privilèges ou l’honneur de leurs membres, mais de flétrir et d’expulser ceux de ces membres qui avaient abusé de la presse, de déclarer séditieuses les publications qui leur semblaient telles, d’ordonner qu’elles fussent brûlées, et d’en mettre les auteurs à la disposition du pouvoir royal. Mais enfin ces coups d’autorité ne revenaient que de loin en loin. D’ailleurs, au temps passé, un fait général dont nous n’avons plus l’idée était singulièrement favorable à la liberté réelle : c’était l’imperfection de la police. Rien n’était plus facile alors, et particulièrement à Londres, que de dissimuler le nom d’un auteur et souvent d’un imprimeur. Les écrits politiques étaient pour la plupart anonymes ou pseudonymes, et la découverte de leur véritable origine n’était point facile à la justice. Tous les partis ayant besoin, chacun à leur tour, de la protection du secret, respectaient le voile dont se couvraient leurs adversaires. D’autres moyens de dissimulation propres à rendre vaine l’action judiciaire étaient communément employés. On ne désignait point par leurs noms ceux que l’on attaquait ; les blancs, les initiales, les trois étoiles, les noms altérés ou contrefaits, les sobriquets épigrammatiques, les fictions, qui transportaient dans un cadre imaginaire les personnages et les actes du monde réel, toutes les ressources de l’allégorie satirique, toutes les rubriques de l’art des Aristophanes, servaient à garantir la licence et l’impunité. Les journaux proprement dits, les gazettes, se livraient à peine à la discussion politique ; mais des pamphlets sérieux et quelquefois d’un vrai mérite paraissaient en grand nombre. On commençait à créer des recueils périodiques ; enfin des multitudes de pièces détachées en prose et en vers, familières, mordantes, bouffonnes, injurieuses, cyniques, se vendaient sur la voie publique, et du nom de la rue où elles étaient imprimées on les appelait des Grub-streets. On menaça plus d’une fois ces sortes de publications de mesures répressives ou fiscales ; mais ce ne fut qu’au mois d’avril 1712 qu’un acte qui frappa d’une taxe d’un penny par demi-feuille tous les journaux et pamphlets vint restreindre les publications à bon marché, quoiqu’il ne les supprimât pas. On peut donc dire que la liberté politique de la presse existait de fait sous la reine Anne, sauf une seule restriction importante et qui paraît étrange aujourd’hui, quoique en droit elle subsiste encore : il était défendu de rendre compte des débats des deux chambres, et la défense était observée.

Les Anglais appellent encore le temps de la reine Anne leur âge d’Auguste. Nous serions assez de l’avis de lord Brougham, qui place un peu plus tôt leur véritable âge d’Auguste, true Augustan age. Cependant, à quelque époque que ce nom soit donné, il parait bien ambitieux quand on pense à Horace et à Virgile, et qu’il faut les comparer à Pope, à Prior, à Gay, à Congrève ; mais on devient plus tolérant au souvenir des prosateurs excellens qui ont alors fixé la forme de la langue anglaise, Shaftesbury, Swift, Addison, Bolingbroke. Quelque soit au reste leur mérite, la plupart, sortant du paisible monde des lettres, consacrèrent leur plume à la politique. On pourrait presque dire que les plus éminens se firent journalistes ; c’est du moins en relisant leurs œuvres qu’on verrait retracée avec le plus de relief et de vérité l’orageuse administration de Harley et de Saint-John, Ce serait un tableau littéraire et politique très intéressant à reproduire dans son ensemble ; nous ne pouvons ici que l’esquisser légèrement, Lord Somers était souvent intervenu, sans se nommer, dans les controverses des vingt dernières années, et les ouvrages qu’on lui attribue se reconnaissent à la droiture de sens et à la fermeté d’esprit. Il écrit du ton de l’homme d’état ; mais les infirmités précédaient pour lui la vieillesse, et il allait peu à peu se retirer de la scène. Parmi les écrivains qui se partageaient l’attention publique, nous distinguerons De Foe, Steele, Addison et Swift.

On connaît De Foe par Robinson Crusoe, comme Swift par Gulliver ; en France du moins, on ne sait guère que cela. Ni l’un ni l’autre en 1710 n’avait acquis encore son principal titre à la renommée littéraire, et cependant le premier était déjà en possession d’une célébrité que le second allait atteindre bientôt et dépasser. De Foe est l’auteur de nombreux récits où, comme dans Robinson, la fiction est merveilleusement revêtue des apparences de la réalité : son talent, c’est le naturel ; mais De Foe est aussi un écrivain politique, et c’est comme tel qu’il a publié plus des neuf dixièmes des deux cent dix ouvrages qu’on met sur son compte. Né presbytérien, fils d’un boucher de Londres, élevé dans le petit commerce de cette ville, malheureux et ruiné par les divers trafics qu’il avait essayés, soldat volontaire dans l’armée de Monmouth, whig bourgeois, libéral de boutique, il commença à écrire à vingt ans contre Jacques II. La révolution le transporta de joie ; mais il resta obscur et misérable avec tous ses pamphlets, feuilles légères, vers de circonstance, jusqu’au jour où il publia son Véritable Anglais {Trueborn Englishman, 1701), dont on vendit quatre-vingt mille exemplaires. C’était une défense de Guillaume III, qui en fut touché, voulut voir l’auteur, le prit en gré, et lui fit espérer sa protection. De Foe redoubla d’ardeur et de fécondité. Il écrivit sur toutes les questions, sur tous les événemens, et il écrivit avec force, avec clarté, avec bon sens, d’un style bien anglais, mais peu élégant, peu élevé, et qui n’est pas toujours correct. Il n’affecte ni la délicatesse ni la profondeur ; il n’a ni grande politique ni grande littérature, mais une verve intarissable, de la logique, de la franchise et du courage. Dévoué au roi et aux principes de la révolution, il les défend avec opiniâtreté, et il y croit assez pour ne pas soupçonner aisément que l’esprit de l’un et de l’autre cesse d’animer le pouvoir, ce qui fait qu’il se méprend parfois, et défend le gouvernement en lui prêtant ses opinions, parce que le gouvernement devrait les avoir. La grande et irritante question de la conformité occasionnelle le passionna plus qu’aucune autre. Dissident lui-même et chrétien fidèle, il la traite en vingt écrits du point de vue de la tolérance, et la haute volée ecclésiastique n’a pas d’ennemi plus acharné. Un de ses pamphlets, le Moyen le plus court pour en finir avec les dissidens (1703), émut vivement le public. C’était une exposition des doctrines d’absolutisme ecclésiastique d’après Sacheverell et ses patrons, où, poussant avec ironie leurs principes à l’extrême, il trompa d’abord ses lecteurs, et même un peu l’université d’Oxford. Cependant, comme tout le monde n’était pas dupe, on rechercha l’auteur, car l’ouvrage était anonyme, et quand on découvrit son nom, il y eut clameur contre lui. La chambre des communes ordonna que l’ouvrage fut brûlé, et De Foe, activement poursuivi par les soins de lord Nottingham, fut saisi, traduit aux assises d’Old Bailey, condamné au pilori et à la prison pour le temps qu’il plairait à la reine (1703). Il composa une hymne au pilori, ode ou satire piquante, fière, indignée. Enfermé à Newgate, il ne cessa pas d’occuper le public. C’est là qu’il conçut l’idée de la Revue, recueil périodique qu’il composait à lui seul et qui parut pendant neuf ans, sans que l’auteur interrompit pour cela le cours de ses publications détachées. La seconde année de sa détention, il reçut un message de Harley ; celui-ci, qui avait remplacé lord Nottingham, demandait au prisonnier ce qu’il pouvait faire pour lui. Comme on sait, il ne pratiquait pas pour son compte l’intolérance religieuse, et laissant son parti poursuivre les dissidens en masse, il les protégeait en détail. Le ministère d’ailleurs était modéré. La reine cependant ne se laissa pas d’abord attendrir : elle refusa à De Foe sa grâce en envoyant un secours à sa femme ; mais Godolphin s’étant joint à Harley, tous deux obtinrent la liberté de l’écrivain vers la fin de 1704. Celui-ci fut même, quelque temps après, employé par le gouvernement. Il ne cessa pas d’imprimer ; seulement ses obligations nouvelles commencèrent à mettre un peu de gêne dans sa polémique. Fidèle à sa reconnaissance pour la reine dont il voulait ignorer les préjugés, pour Harley dont il palliait les torts, il continua de soutenir les mêmes principes, de combattre les mêmes ennemis, en ayant soin d’épargner le gouvernement. Il ne déserta ni la cause de la tolérance, ni celle de la révolution, ni la gloire de Marlborough ; mais, avec des principes whigs, il ne s’enrôla pas dans le parti whig, et grâce à quelques distinctions, à quelques réticences, il écrivit à sa mode et fit la guerre pour son compte. Son talent se soutint sans s’élever. Il y a beaucoup de remplissage dans ses œuvres, une facilité remarquable, de la fécondité sans éclat, de la chaleur sans éloquence, rien de supérieur, rien d’exquis, mais une certaine égalité d’intelligence, de raisonnement et d’entrain, qui se retrouve en toutes circonstances et sur tous les sujets. Au moment de la formation du second ministère de Harley, le rédacteur de la Revue se trouvait engagé dans la lutte la plus vive contre la haute église. Le procès de Sacheverell avait exalté les passions ; la multitude insultait ses adversaires. De Foe, menacé de toutes les manières, avait fait tête à l’orage et dénoncé comme un complot factieux les desseins des tories. Or, l’artisan du complot était son protecteur, peut-être son corrupteur, Harley. L’embarras dut être grand pour De Foe. En attaquant ce qu’il n’aimait pas, l’église, le torisme, les Stuarts, les catholiques, il était habitué à avoir pour soi le gouvernement, et même comme on disait alors, la cour. Il aimait cette position, et le moment de la quitter n’était pas celui où il voyait le gouvernement et la cour représentés par l’homme qui l’avait tiré de prison. Après tout, le pouvoir n’est jamais tout à fait une faction ; il a des intérêts permanens, identiques à ceux de l’état, et le prudent Harley en particulier ne demandait pas mieux que de se poser en arbitre entre son parti et ses adversaires. Cette tactique allait à l’esprit et sans doute aux intérêts de notre écrivain. On le devina, car il parut avec un grand succès un pamphlet, intitulé Fautes des deux parts, qu’on attribua d’abord à Harley, puis à De Foe. Il n’était ni de l’un ni de l’autre ; mais il pouvait à tous deux leur servir de programme. De Foe, avant de se prononcer sur la politique, chercha un terrain neutre. Les fonds avaient baissé ; le monde financier était pour le ministère whig. Soutenir le crédit public est toujours œuvre de bon citoyen. De Foe écrivit pour dissiper les alarmes qui le déprimaient, et trouva moyen de seconder ainsi les nouveaux ministres sans dire aucun mal de leurs prédécesseurs. Deux écrits qu’il donna sur ce sujet étaient faits avec assez d’intelligence pour qu’on les ait crus de Harley lui-même, et qu’ils aient été imprimés sous son nom. Ainsi commença la nouvelle phase de la vie de De Foe comme pamphlétaire. Nous le verrons suivre avec sa verve accoutumée le cours de cette incohérente polémique, se ménager, se compromettre, attaquer dans ses doctrines le parti des ministres, en exceptant les ministres, s’obstiner à ne voir qu’un côté de la politique de Harley, tory pour les whigs, whig pour les tories, et sans abandonner ses opinions ni même ses passions, déserter ou combattre ceux qui les partagent, pour aider ou justifier leurs adversaires. On n’oserait affirmer que l’intérêt privé, la lassitude d’une position précaire, la crainte de nouveaux dangers personnels n’aient été pour rien dans un manège si compliqué ; pourquoi n’y pas voir aussi un besoin de bon citoyen, d’honnête bourgeois qui répugne à donner tort au gouvernement de la révolution, et cède à la séduction naturelle d’un certain rôle d’impartialité ? On aime aisément à signaler toutes les fautes, à éviter tous les excès, et on finit par encourir toutes les inimitiés. De Foe eut dans la presse le sort de Harley dans le gouvernement. C’est dire qu’il ne fut jamais le journaliste de Bolingbroke.

Avec la Revue, deux recueils périodiques se partageaient l’attention générale ; l’Observateur, par Tutchin, écrit en dialogues, où ne manque pas l’injure personnelle, et le Babillard (tie Tattler), par Richard Steele, plus modéré, mais dont l’esprit est le même. Tous deux étaient inspirés par la politique whig, et Steele avait la fidélité et la violence d’un homme de parti. Sous le ministère de Godolphin, il avait été choisi pour diriger la Gazette de la cour, le journal officiel du temps, et on l’avait en même temps pourvu d’une place de commissaire du timbre. À la chute de ses patrons, il renonça à la Gazette et garda sa place ; il donna tous ses soins au Tattler, fondé depuis un an, et qui paraissait tous les deux jours. Ce recueil, premier essai d’un genre nouveau, eut le plus grand succès, et il est resté dans la littérature anglaise. J’ignore si on le lit, mais on le cite encore. C’est bien plutôt un journal de mœurs qu’un pamphlet politique, une de ces sortes d’ouvrages que Johnson place entre la comédie et les caractères, entre Molière et La Bruyère. La politique ne s’y rencontre guère que par voie d’allusion et plutôt sous la forme de la satire générale. Steele commença le Tattler sous le nom d’Isaac Bickerstaff, pseudonyme déjà mis a la modo par Swift dans ses Prédictions pour l’année 1708, et qui devint tout à fait populaire. Des portraits crayonnés avec gaieté, avec malice, de l’esprit, non du plus fin, non du moins piquant, un style de bonne qualité, une certaine fermeté de manière qui n’évite pas toujours la lourdeur, caractérisent Steele et son œuvre. Il la soutint avec beaucoup de fécondité, quelquefois aidé par Swift lui-même, plus souvent par l’habile écrivain dont l’amitié illustre sa vie. Addison enrichit le Tattler de plusieurs articles remarquables, et se découvrit ainsi le talent dont il devait laisser un impérissable monument. Addison n’avait encore rien publié d’éminent, et cependant la dignité et la modération de son caractère, la solidité de ses principes, la supériorité de sa conversation l’avaient, du rang littéraire le plus modeste, élevé à une position respectée et placé fort au-dessus de ses égaux. C’était un whig décidé et sage ; il avait rempli en Irlande les fonctions de principal secrétaire auprès de lord Wharton, il avait quitté les affaires avec son parti, et dans les prochaines élections si fort disputées, il fut sans conteste envoyé à ce parlement où il ne parlait pas. Il imposait à Swift, qui le ménageait. Il soutenait et contenait Steele, dont il estimait la constance et l’énergie. Addison est plus qu’un journaliste. Le Spectateur, qu’il fonda quand le Babillard eut cessé de paraître, durera autant que la langue anglaise. Il écrivit rarement sur la politique ; mais, quand il le fit, on reconnut la main d’un maître : c’est du moins l’avis de Johnson, qui détestait ses principes. Sous la direction d’Addison, Steele se jeta bientôt dans la mêlée, en vrai soldat. Il est hardi, il est âcre, sa main est pesante et n’est pas toujours adroite. Supérieur à De Foe pour la culture intellectuelle, pour l’élévation des habitudes de l’esprit, il ne l’égale pas peut-être pour le naturel et le raisonnement ; mais son talent est plus littéraire et n’est pas moins passionné. Sa haine était puissante et elle appelait la haine ; celle d’une majorité appuyée d’une cour et d’un clergé ne lui fit pas défaut, et elle le poursuivit à outrance. Au temps où nous sommes cependant, il conservait encore une certaine retenue. C’était la condition tacite à laquelle, par la médiation d’Addison et de Swift, il avait gardé sa place. Mais attendons-nous à le voir bientôt briser son dernier lien avec le gouvernement.

Tandis que le Tattler en effet se maintenait encore sur la réserve, Arthur Maynvering publiait le Mélange (the Medley), recueil auquel contribua Steele, et plus tard Oldmixon et Ridpath. L’esprit d’opposition s’y montra dans une polémique plus ouverte, et le gouvernement, comme on le voit, avait besoin d’être défendu. Il avait bien pour gazette le Post-Boy (le Postillon), auquel répondait le Flying Post (le Courrier), mais on y trouvait plus de faits que d’idées. La Répétition (the Rehearsal), fondée par Charles Leslie, n’était qu’un recueil de dialogues injurieux, dans le genre de l’Observateur, et plaidait violemment la cause de l’intolérance religieuse. C’eût été un défenseur compromettant pour un ministère, et d’ailleurs ce journal ne s’était pas soutenu. On songea donc à en créer un nouveau, et le 3 août 1710 l’Examiner parut. C’est Saint-John qui en eut la pensée. On assure que c’est la première fois qu’un journal de discussion politique se publia sous les auspices du gouvernement, et les libertés que celui-ci prit dès son début contribuèrent à la liberté de tous. La discussion devint plus franche, plus directe ; beaucoup de détours et de ménagemens en usage furent abandonnés. Saint-John, qui contribua à la rédaction des premiers numéros, plaça tout de suite l’Examiner sur un pied de vive polémique. Une lettre à l’éditeur, où il attaque rudement la duchesse de Marlborough pour avoir travaillé contre la formation du ministère, provoqua les réponses d’Addison et de lord Cowper. Ce dernier écrivit à Isaac Bickerstaff, le rédacteur du Tattler, une lettre que nous pouvons lire encore, et il est curieux de voir comment, sous le masque de l’anonyme, un chancelier sortant de charge et un secrétaire d’état en exercice dirigent l’un contre l’autre l’arme de la presse. Saint-John abandonna bientôt la plume aux rédacteurs ordinaires. Matthew Prior, le poète, secrétaire d’ambassade à Ryswick, et le docteur Atterbury, théologien absolutiste, prédicateur habile, destiné à l’épiscopat. Tous deux étaient dans l’intimité de Saint-John, mais il est douteux que l’Examiner eût produit une sensation durable, si un combattant beaucoup plus redoutable n’en eût fait son instrument de guerre.

Jonathan Swift avait alors quarante-trois ans. D’une famille anglaise, il était né en Irlande, où il tenait le modeste vicariat de Larascore, dans le diocèse de Meath. Sa réputation n’était pas encore très étendue, quoique ses talens fussent fort appréciés des connaisseurs. Le fameux Conte du Tonneau, qu’il n’avoua jamais, avait paru sans nom d’auteur. Une sorte de plaisanterie sérieuse, le mélange d’ironie, de critique et de fantaisie qui plaît tant aux Anglais, la vivacité des traits, la vigueur et la rapidité du style avaient recommandé à tous les bons juges cette singulière production si profondément empreinte du goût national. Comme Rabelais, l’auteur attaque, avec une liberté qui tourne à la bouffonnerie et effleure le cynisme, toutes les querelles théologiques, même toutes les dissidences religieuses ; ses traits à travers les sectes atteignent les croyances, et Voltaire a pu le prendre pour un des siens. Le vrai paraît être que Swift, grand partisan de l’épiscopat, entendait conclure en faveur d’une foi légale, d’une église établie, liée étroitement à l’état, qui lui emprunte et lui prête de la puissance. Cette pensée ne fut pas clairement aperçue ; la liberté du ton parut de la licence et scandalisa les âmes scrupuleuses, notamment la reine Anne, qui, malgré tant de sympathies politiques, ne voulut jamais faire de Swift un évêque, et se laissa longtemps prier pour lui donner un bon bénéfice.

Or Swift arrivait d’Irlande chargé de suivre à Londres quelques réclamations du clergé de ce pays, lorsque le ministère de Harley se forma. Jusque-là, sa politique avait été assez, incertaine. Elevé parmi les whigs, lié avec Somers, à qui le Conte du Tonneau est dédié, avec Halifax, surtout avec Addison, il s’était, dans ses divers voyages à Londres, montré disposé à leur confier l’avenir de sa fortune. Il avait dans leur commerce conçu des espérances qui ne s’étaient pas réalisées. Leur gouverneur en Irlande, lord Wharton, l’avait mal accueilli. À Londres, lord Godolphin, encore ministre, le reçut avec sa froideur accoutumée, et Swift dévoua Godolphin et Wharton aux dieux infernaux, c’est-à-dire à la vengeance dont le talent dispose. Ulcéré et vain, il alla trouver le nouveau ministre et se présenta comme une victime de la dernière administration. Harley était accueillant et le plus grand prometteur du monde. Il recherchait les gens de lettres, non moins que Saint-John, leur pair en même temps que leur patron. Le cabinet annonçait pour l’église une politique qui allait à Swift, fort ecclésiastique s’il n’était fort chrétien. Swift prit son parti et se donna aux tories.

Il est aisé de savoir comment. Nous avons les éphémérides de cette partie de sa vie dans le Journal à Stella. On sait que cet homme singulier nourrissait un sentiment indéfinissable, et sur la nature duquel les doctes disputent encore, pour une jeune personne, Rester Johnson, qu’il avait emmenée avec une de ses compagnes en Irlande, et elles habitaient son presbytère en son absence seulement. Par parenthèse, il contracta également, en séjournant à Londres, un goût non moins énigmatique pour Esther Vanhomrigh, qui se prit de passion pour son génie. Partagé entre ces deux femmes, il les rendit toutes deux assez malheureuses. Pendant un temps, elles s’ignorèrent l’une l’autre ; mais enfin il épousa la première, et la seconde en mourut, suivie bientôt de sa rivale au tombeau. C’est bien le roman le plus étrange, si rien devait étonner de la part des hommes qui prennent leur imagination pour leur sensibilité. Quoi qu’il en soit, il nommait poétiquement l’une Stella, l’autre Vanessa, et pendant deux années il raconta les moindres incidens de sa vie de Londres à Stella, dans une correspondance presque quotidienne où il n’économisait pas les détails, sans compter deux relations par lui rédigées, l’une de la formation du cabinet de 1710, l’autre de son administration et de sa fin, plus un jugement sur sa conduite, sans compter de nombreux écrits où tantôt il expose, tantôt il discute, tantôt il se moque. On pourrait chercher la chronique secrète du gouvernement de 1710 à 1714 dans le Journal à Stella, qui n’offre pas cependant un intérêt continu ; on y trouve bien du bavardage et d’innombrables petits faits de la vie usuelle qu’une excessive personnalité pouvait seule redire à une excessive affection. Les révélations curieuses, les anecdotes instructives, les traits de mœurs et de caractères sont assez clair-semés dans ces singuliers mémoires, et la lecture n’en est pas constamment amusante : c’est pourtant un précieux document historique.

Là, nous apprendrons que dès ses premiers numéros l’Examiner prit contre le parti du ministère tombé une vigoureuse offensive. La vivacité provocante de la rédaction lit du bruit, elle dépassait la mesure ordinaire de l’apologie officielle ; mais, dans l’état des esprits, elle réussit. Cependant alors, pas plus qu’aujourd’hui, un ministre ne pouvait se faire journaliste. Après deux mois d’expérience, il fallut chercher un principal rédacteur. Swift commençait à se faire distinguer de Harley. Quoiqu’il vécût encore dans l’intimité des écrivains whigs, d’Addison, de Steele, de Rowe, il voyait sans cesse le ministre ; il s’était lié intimement avec Erasme Lewis, son secrétaire. Déjà depuis deux mois, il avait publié deux satires, — deux vengeances : c’étaient un portrait du comte de Wharton, sanglant spécimen de la hardiesse injurieuse de son talent ; puis une pièce de vers énigmatique, la Verge de Sid Hamet, c’est-à-dire la baguette de Sidney Godolphin, baguette magique dont il vantail ironiquement les miracles. Les premiers pas étaient donc faits. Le 31 octobre et le 1er novembre. Swift dînait avec Addison, et le 2 parut le quatorzième numéro de l’Examiner ; l’article était de Swift. Il y exposait en termes encore modérés la situation et les chances du ministère, et commençait sa polémique contre le parti de la guerre, multis utile bellum (Lucain). C’était un jeudi ; il était invité à dîner pour le lendemain chez Harley, qui l’engagea encore pour le dimanche. Dans l’intervalle, le samedi, il dîna encore avec Addison et Steele à Kensington ; mais il fut invité pour le 11 chez Saint-John. Les attentions de ce nouveau protecteur le charmèrent : « Ne voilà-t-il pas qui est bizarre ? dit-il dans son journal ; le père est un homme de plaisir qui court le mail[1], fréquente le café de Saint-James et les Maisons à chocolat, et le jeune fils est principal secrétaire d’état ; il m’a dit que M. Harley ne pouvait rien garder avec moi, tant j’avais l’art de le captiver. J’ai bien vu que c’était un compliment ; je le lui ai dit, et c’était vrai. Pourtant c’est un peu fort de voir ces grands hommes me traiter comme un de leurs maîtres, et vos pantins en Irlande me regardaient Il peine ! » C’est que Swift était devenu le rédacteur en chef de l’Examiner, et il continua pendant sept ou huit mois à l’écrire presque tout entier. Ce recueil hebdomadaire prit dans ses mains une véritable importance. Un style excellent y relevait une forte discussion. On y trouvait avant lui plus de l’esprit que les Anglais appellent wit ; ou y trouva sous lui plus de l’esprit que les Anglais appellent humour. C’est la différence des traits piquans aux idées originales. Le docteur fit une franche guerre à ceux qui avaient été un peu ses amis, à Steele surtout qu’il finit par accabler ; le seul qu’il ménagea, Addison, répondit par quelques feuilles d’un Examiner whig que le docteur Jonhson proclame supérieur, mais qui ne parut que cinq fois. « Swift se félicita, dit Johnson, de voir mourir celui qu’il n’aurait pu tuer. » Mais Addison se plaisait peu dans le combat, et l’irascible Jonathan resta à peu près maître du champ de bataille. « Le présent ministère a une difficile tâche, écrivait-il à Stella (10 novembre, v. s.), et il a besoin de moi. Autant que j’en puis juger, ils ont en vue le véritable intérêt du public ; ainsi je suis content de les seconder de tout mon pouvoir. » Ce pouvoir était réel. Son talent véhément et sarcastique, qui se permettait tout, animé par une vanité colère, se déploya avec une licence et un succès qui le rendirent indispensable à sa cause et au cabinet. Tantôt grave, tantôt comique, mais prenant fort au sérieux son rôle et son influence, il devint le commensal habituel et le confident des ministres directeurs, et il se crut leur directeur à son tour. Il est probable que sa conversation originale leur fut aussi agréable que sa plume leur était utile ; il dînait chez eux deux ou trois fois par semaine, mais surtout le samedi en petit comité chez Harley, avec Saint-John, Harcourt et lord Rivers : il les soignait, il les défendait, il les amusait : mais, indépendant d’esprit, il se tenait pour fier et pour exigeant ; il leur parlait parfois avec rudesse et les querellait sur de petites choses, quand surtout elles touchaient à sa dignité ou à ses manies. Il est un des exemples les plus remarquables du caractère et de la position de l’homme de lettres dans les états libres, lorsqu’il se jette dans la politique, en restant exclusivement écrivain. Il devient très important aux yeux de son parti, plus encore auprès du gouvernement qu’il sert ; mais cette importance, il en abuse, parce qu’il l’exagère ; il la défend, parce qu’on la conteste ; il obtient des ménagemens, même des caresses, sans être toujours considéré de ceux qui le flattent ; il régente plus qu’il n’influe, gourmande sans persuader, sert en grondant, pense dominer en causant, agir en écrivant, se plaint de n’être pas assez écouté, et menace incessamment d’abandonner ceux qui se perdraient, dit-il, s’il ne les sauvait tous les jours.

« Le docteur n’est pas seulement notre favori, disait le garde du grand sceau Harcourt, il est notre gouverneur. » Il était surtout le lien entre les deux principaux ministres, et dès lors ce lien n’était pas inutile. On voit dans ses lettres que Swift aimait au fond le chancelier de l’échiquier plus que le secrétaire d’état ; l’un avait plus de douceur et de liant dans le commerce, l’autre plus de verve et de piquant ; là plus d’égalité, ici plus de vivacité ; l’un blessa quelquefois Swift en lui offrant trop naïvement de l’argent et trop facilement des espérances qu’il ne réalisait jamais ; l’autre, à la fois plus grand seigneur et plus homme de lettres, ne le contrariait qu’en le forçant à boire trop de vin de Champagne, et en l’obligeant à des séances de table au-dessus de sa santé et de sa condition. Swift, qui trouvait Harley un peu trop whig et Saint-John un peu trop tory, les tempérait l’un par l’autre et leur faisait à tous deux du bien. Il finit par soupçonner que l’un avait plus de sagesse et l’autre plus de génie, puis il s’aperçut que leur différence de nature tournait à l’incompatibilité d’humeurs, et il désespéra enfin de les unir et de les sauver ; mais dans les premiers mois il ne trouvait que profit et plaisir dans leur commerce. On ne pouvait se passer de lui. Il devait à ses rapports avec le gouvernement de vivre dans une société charmante. « Les ministres, écrivait-il, sont de bons et braves enfans pleins de cœur ; je les traite comme des chiens, parce que je m’attends à en être traité de même. Ils ne m’appellent que Jonathan, et j’ai dit que je croyais qu’ils me laisseraient Jonathan comme ils m’avaient trouvé, n’ayant jamais vu un ministre faire quelque chose pour ceux dont il fait les compagnons de ses plaisirs ; mais je m’en moque. » « Le diable soit du secrétaire (d’état) ! dit-il une autre fois : quand je suis venu le voir ce matin (31 octobre 1711), il avait du monde ; mais il m’a dit de venir dîner chez Prior aujourd’hui, et que nous ferions toutes nos affaires dans l’après-dîner. À deux heures, Prior me prévient par un mot qu’il a un autre engagement. Le secrétaire et moi, nous allons dîner chez le brigadier Britton ; nous restons à table jusqu’à huit heures, nous devenons gais ; adieu les affaires. Nous nous quittons sans fixer un moment pour nous retrouver. C’est le défaut de tous les ministres actuels : ils me tourmentent à mort pour avoir mon assistance, font reposer là-dessus tout le poids de leurs affaires, et puis ils laissent échapper toutes les occasions. »


IX

La situation des choses n’était pourtant pas des plus simples. Il fallait satisfaire et contenir à la fois tout un parti. » Harley, disait Swift, est comme un isthme entre les whigs et les tories violens. » En écrasant de puissans adversaires, on devait éviter de s’en faire de nouveaux ; défendre la monarchie de 1688, ménager ses ennemis, maintenir la maison de Hanovre en s’appuyant sur des jacobites ; exciter et contenter la passion de la paix, en poussant la guerre avec une vigueur suffisante ; essayer enfin d’anéantir les amis de Marlborough, sans attaquer Marlborough, et de lui laisser son commandement en annulant son influence. Et toute cette tâche si compliquée devait être menée à bien par un ministère dont le chef apparent était un homme d’un esprit étroit, de formes rudes, sans pénétration, sans dextérité, car tel était Rochester. Mais Harley avait éminemment tout ce qui lui manquait, et cependant on doute que Harley eût réussi, même pour un temps, si Bolingbroke n’avait été ministre des affaires étrangères.

Saint-John, tombé du pouvoir, disait avec une certaine ingénuité : » J’ai bien peur que nous ne soyons arrivés à la cour (au ministère) avec les dispositions qui animent tous les partis, que le principal ressort de nos actions n’ait été le désir d’avoir dans nos mains le gouvernement de l’état, que nos principales vues n’aient eu pour objet la conservation de ce pouvoir, de grands emplois pour nous, de grands moyens de récompenser ceux qui avaient servi à notre élévation et de frapper ceux qui s’y étaient opposés ; » mais il ajoute : « Il est vrai cependant qu’à ces considérations d’intérêt privé et d’intérêt de parti, il s’en mêlait d’autres qui avaient pour objet le bien public, ou du moins ce que nous regardions comme le bien public. »

Nous dirons, d’après lui, comment on pourrait concevoir la politique générale dont il devint le principal instrument.

Celle de Guillaume III avait été une politique personnelle. Elle subordonnait le roi d’Angleterre au stathouder des Provinces-Unies, ou plutôt la grande pensée d’une nouvelle union d’états réformés, Angleterre, Hollande, Écosse, Irlande, union dont il aurait été le fondateur et le chef, d’une sorte de république protestante, rivale de la monarchie absolue et catholique de Louis XIV, dominait cet ambitieux esprit, et les forces, les partis, les institutions de son nouveau royaume, n’étaient pour lui que des moyens plus ou moins efficaces et pliables dans ses mains pour réaliser ses grands desseins. Cette politique personnelle était guerrière. Les opinions et les passions des whigs s’y étaient accommodées, et le mouvement imprimé aux affaires par l’extension de la dette et la circulation des effets publics, par cette sorte d’activité commerciale que la guerre développe, avait rattaché à ce système tout ce qui spécule dans les grandes villes, tout le monde financier, moneyed interest, lié dès longtemps aux opinions des whigs. Tel n’était pas le monde foncier, l’intérêt territorial, landed interest, c’est-à-dire le fond permanent de la nationalité anglaise. Par leurs idées, leurs goûts et leurs calculs, les propriétaires des champs, surtout la classe moyenne des provinces, ne cherchaient ni les nouveautés, ni les aventures. Une politique conservatrice et pacifique était leur politique naturelle. Ils avaient pu accidentellement, par entraînement ou par nécessité, consentir à la révolution, acquiescer à la guerre ; mais pousser l’une ou l’autre à outrance n’était pas de leur goût. Une réaction contraire s’était dès longtemps manifestée parmi eux. Or là était, aux yeux de Saint-John, l’intérêt continu et général de la société, le véritable esprit anglais, fidèle aux traditions de la monarchie et de l’église. C’est dans ce milieu qu’il fallait replacer le gouvernement, c’est sur ce point d’appui qu’il fallait le poser. Suivre ou plutôt conduire le mouvement qui ramenait ainsi l’Angleterre à elle-même, telle devait être la politique du cabinet de 1710 ; et si dans cette direction il se rencontrait, chose inévitable, avec le parti des rois exilés, si, comme on devait s’y attendre, les intérêts et les principes jacobites servaient cette politique ainsi qu’ils en étaient servis, il ne fallait pas repousser cette sorte d’auxiliaires, il ne fallait ni s’effrayer, ni se formaliser puérilement de leur secours. Tout au contraire, le moyen devait être accepté en faveur du but ; le mouvement donné devait être suivi à tous risques ; rien ne devait être exclu de ce qui pouvait rasseoir sur ses véritables bases le gouvernement national.

C’est quelques années plus tard que Saint-John donnait de sa conduite une explication systématique qui ressemble à ce qu’on vient de lire. Au moment de l’action, il pouvait bien appeler en aide à ses combinaisons de parti et d’ambition quelques idées générales, c’est un besoin de tous les temps pour les esprits distingués : on aime à trouver la maxime de ses actions ; mais il est probable que les circonstances, les engagemens parlementaires, l’état de la cour, les caractères, les goûts, les antipathies, les doutes qui planaient encore sur la succession au trône, la possibilité d’une contre-révolution entrevue ou cherchée, l’intérêt de la défense, le besoin du succès, le désir d’une revanche, mille causes particulières enfin contribuèrent encore plus puissamment à déterminer elle langage et la marche du cabinet, dont Rochester, Harley et Saint-John pouvaient, à divers titres, être regardes comme les chefs.

Tous les yeux étaient fixés sur les élections. Elles furent moins défavorables aux whigs qu’on ne devait s’y attendre. Les deux partis revinrent en force à peu près égale. C’était, dit-on, le vœu secret de Harley. Il n’aimait pas les majorités qu’il faut suivre sans regarder derrière soi. La servitude des partis compromet ceux qui la subissent, et il cherchait à s’y soustraire en les opposant les uns aux autres. Plus habile à les jouer qu’à les maîtriser, il aurait voulu contenir les animosités des vainqueurs, et surtout contre Marlborough. Du moins désirait-il rester étranger à tout ce qui serait tenté contre lui. « Pour ce qui regarde le grand homme, écrivait Saint-John, sa position future dépendra de lui-même. Les choses avaient été portées si loin, que nous ne reviendrons jamais à un pareil esclavage. Il faut qu’il abandonne ceux qui l’ont fait agir jusqu’à présent. Il est sage sans doute, et j’ose dire que c’est en dépit de son propre jugement qu’il s’est laissé entraîner dans les mesures violentes de cette faction ; mais je ne répondrais pas qu’il ne se laissât entraîner encore. » En lui annonçant la formation du ministère, la reine avait prévenu le général en chef qu’il ne devait pas compter sur les remerciemens accoutumés du parlement. Du premier coup d’œil, l’homme d’état avait jugé sa situation. Dans une lettre très remarquable qu’il écrit à la duchesse, il annonce une patience à toute épreuve tant qu’il pourra servir, et il compte sur ses services pour prévenir ou grandir sa retraite. « Je sais bien, dit-il, qu’il faudra souffrir deux ou trois mois. » Contrarié même dans son commandement, il se résigna, ne voulant pas être accusé de quitter son armée par dépit politique et de préférer le pouvoir à la gloire. Fort du cordial appui du prince Eugène et de la confiance des Hollandais, il espérait encore s’imposer au nom de la grande alliance et du droit de la victoire. À son retour en Angleterre, il dissimula tout ressentiment ; il évita les hommages du public, reçut les ministres avec courtoisie, et quand on le sondait pour l’attirer aux tories, qu’on essayait de le placer entre une rupture avec les whigs et le danger d’une accusation parlementaire, il répondait avec un calme impénétrable qu’il n’était d’aucun parti et ne servait que la reine et l’état. Anne entendit de lui le même langage. Dans une audience qu’il eut d’elle le 17 janvier 1711, il lui porta une lettre où la duchesse exprimait sa douleur d’être séparée de sa maîtresse. Il essaya d’obtenir que le moment où elle quitterait la cour fût ajourné. La reine ne répondit qu’en demandant qu’elle lui renvoyât la clé d’or. Lady Marlborough la lui renvoya le lendemain avec sa démission de tous ses emplois, hors le gouvernement du parc de Windsor qu’elle avait pour un certain nombre d’années. La duchesse de Somerset lui succéda comme maîtresse de la garde-robe (groom o the stole), et la garde de la cassette privée fut confiée à la fidèle Abigaïl.

Docile aux passions de son parti, Saint-John mit sous les yeux de la chambre l’état des affaires d’Espagne et les mesures ordonnées par la reine pour y relever l’honneur de ses armes. Après une campagne assez brillante, Stanhope avait été surpris par Vendôme à Brihuega et forcé de capituler avec son corps d’armée. La victoire de Villaviciosa, remportée deux jours après sur les troupes impériales, était venue réveiller le souvenir de la bataille d’Almanza, gagnée sur lord Galway par le maréchal de Berwick. Galway ou plutôt le comte de Ruvigny, Français réfugié, et Stanhope étaient whigs. On eut l’idée de s’enquérir du système de guerre suivi en Espagne ; on trouva qu’il avait été prescrit ou accepté par le dernier ministère, et comme il n’avait pas réussi, le parlement décida, contre l’autorité de Marlborough, que ce système était mauvais, remercia publiquement le comte de Peterborough, qui l’avait combattu, et blâma lord Galway, qui l’avait proposé, lord Sunderland, qui l’avait approuvé.

La réaction marchait à grands pas sous les auspices d’un parti vindicatif. Déjà le ministère ne la contentait plus, Harley surtout était accusé de faiblesse ou d’arrière-pensée. Dans la majorité parlementaire, ces propriétaires de campagne, squires, hobereaux, gentillâtres, qui ont de l’indépendance et de la probité, mais nul discernement, nulle modération, et qui, s’ils tiennent aux conditions de la tranquillité publique, comprennent peu celles de la grandeur de l’état, toléraient impatiemment les ménagemens du cabinet pour lord Marlborough. Celui-ci, dont la souplesse égalait l’orgueil, renouvelait ses professions de désintéressement, désavouant tout, consentant à tout, fatiguant les whigs par son impartialité affectée, et parmi ses ennemis désarmant les sages, tandis qu’il enhardissait les violens. La reine avait grande envie d’être avec les derniers. Quand il lui disait qu’il était sans ambition, elle regrettait, disait-elle, de ne pouvoir le mettre à la porte en lui riant au nez. Les réunions parlementaires songeaient à chercher dans la gestion du général quelque motif d’accusation, mais les ministres, peu sûrs encore de la paix, ne croyaient prudent ni pour l’Angleterre ni pour eux de disgracier un chef toujours victorieux. Un gouvernement sensé ne se sépare pas volontiers d’une pareille gloire. On craignait au contraire que Marlborough dégoûté ne quittât son commandement, et Saint-John, qui avait avec lui de bons rapports, cherchait dans de secrets pourparlers les moyens de le séparer des whigs. Swift lui-même, si prompt à ressentir toutes les animosités de parti, ne croyait pas le moment venu d’éclater contre Marlborough. Dans l’Examiner, dont il ne s’avouait pas l’auteur, il relevait bien en toute occasion ce que coûtaient à l’état et les triomphes et le triomphateur. Il opposait le compte de la reconnaissance romaine envers un général vainqueur au compte de l’ingratitude britannique, et il calculait que les frais de la première s’élevaient à 994 livres sterling, tandis qu’à la fin de 1710 Marlborough avait coûté à la seconde la modeste somme de 540,000. Dans le numéro 28, du 8 février 1711 v. s., il donna comme traduite du latin une prétendue lettre à Crassus après la conquête de la Mésopotamie, satire sanglante où chaque mot déchire celui dont elle proclame l’habileté et la gloire. Cependant Swift nous raconte que lord Rivers se plaignait devant lui que l’Examiner traitât trop poliment Marlborough, et il épuisait son éloquence pour persuader aux extrêmes tories d’être plus modérés ou plus patiens. Saint-John, qui les caressait beaucoup, ne pouvait non plus en cela se résoudre à leur complaire ; mais leur mécontentement ne retombait pas sur lui : c’est Harley qu’ils accusaient, et la reine même, qui ne voyait guère dans la politique que les questions de personnes, commençait à se défier d’un zèle qui n’épousait pas ses antipathies. Avec l’autorité du ministère, celle de Harley aurait fini peut-être par s’ébranler, si un incident imprévu n’était venu la raffermir.

Un Français du pays des Cévennes, l’abbé de la Bourlie, frère du comte de Guiscard, lieutenant-général, avait compromis son nom et son état dans tous les dérèglemens de jeunesse qui commencent la vie des aventuriers. On disait même qu’il avait enlevé des religieuses, extorqué de l’argent par la torture, empoisonné une maîtresse qui le gênait, mérité enfin d’être pendu en effigie dans la capitale du Rouergue. Puis, reprenant son épée de gentilhomme, il s’était jeté parmi les révoltés du haut Languedoc, les appelant à la liberté civile et religieuse par des harangues imitées du Catilina de Salluste ; c’est du moins ce qu’on lit dans ses mémoires. Cette entreprise ayant échoué, il s’était fait, sous le nom de marquis Antoine de Guiscard, accueillir à la cour de Savoie, encourager par le prince Eugène, et vers 1706 il était venu en Angleterre. Là il s’était adressé à Saint-John, alors secrétaire de la guerre, qui aimait les Français et ne haïssait pas les aventuriers, quand ils étaient hommes de plaisir. Une sorte d’intimité s’établit entre eux, et la vertu n’en fut pas le lien. Guiscard avait des besoins et des projets. Il pressa les ministres, et on lui donna à commander des régimens de protestans réfugiés qui formaient un corps de débarquement réuni à Torbay pour tenter une expédition sur notre littoral. Au moment de partir, on reconnut un peu tard que ses plans ne reposaient sur rien de sérieux, et comme lord Galway, qui guerroyait en Espagne, demandait du renfort, une partie du corps expéditionnaire fut dirigée sur le Portugal. À la bataille d’Almanza (25 avril 1707.) Guiscard commandait un régiment de dragons qui fut taillé en pièces ; puis il revint en Angleterre sans emploi et sans solde. Il commençait à être estimé ce qu’il valait. Il sollicitait une pension ; c’était sous le précédent ministère, et, peu recommandé par sa liaison avec Saint-John, sa demande était restée sans effet. Quand il vit au pouvoir son ancien ami, il conçut plus d’espérance ; mais tous deux s’étaient, dit-on, récemment querellés pour une femme. Faiblement appuyé, Guiscard obtint cependant une pension de 500 livres sterling, réduite aussitôt à 400, et mal assurée faute d’affectation sur aucun fonds déterminé. Dans son mécontentement, il songea à faire sa paix avec la France, ce qui n’était guère possible qu’en trahissant l’Angleterre. Il adressa à Paris des lettres dirigées par le Portugal qui revinrent dans les mains du gouvernement. On n’a jamais bien su ce qu’elles contenaient, probablement des avis en l’air et de fausses révélations. On le fit surveiller, entourer par des gens qui, en jouant avec lui, en buvant avec lui, pénétrèrent dans sa confidence. On sut qu’il avait voulu faire passer une lettre dans la correspondance commerciale d’un marchand de la Cité. Elle fut saisie ; elle contenait des preuves de trahison flagrante, et le lendemain d’un jour où il avait été reçu par la reine pour lui demander l’augmentation et le paiement exact de sa pension, il fut, en vertu d’un mandat signé, selon l’usage, par le secrétaire d’état, qui n’était autre que Saint-John lui-même, arrêté dans le parc de Saint-James sous prévention de haute trahison. Les messagers de la reine le conduisirent à Cockpit[2], donnant les signes d’un violent désespoir (19 mars 1711). Dans la chambre où il fut retenu, il trouva moyen de se saisir d’un canif sans être vu de ses gardiens. Conduit bientôt devant un comité du conseil privé où siégeaient les principaux ministres, il montra d’abord une assurance effrontée ; mais lorsqu’il vit qu’on lui représentait sa lettre, il demanda à parler en particulier au secrétaire d’état qui l’interrogeait. Saint-John lui répondit que cela était impossible ; que, prévenu d’un crime, il devait s’expliquer devant tout le monde. Comme il s’obstinait, on sonna pour le faire emmener. « Voilà qui est dur, dit-il. Quoi ! pas un mot ! » Saint-John était assez loin de lui et hors de sa portée. Guiscard s’approcha de la table, et, se précipitant sur Harley, il s’écria : « Alors voilà pour toi. » Et il le frappa avec une grande force de deux coups de canif. La lame se brisa contre les os de la poitrine. Cependant Harley tomba. « Le misérable l’a tué ! » s’écria Saint-John, et il tira son épée. Le duc de Newcastle en fit autant, et tous deux se jetèrent sur le meurtrier. Les gardes accoururent et le frappèrent à leur tour pour s’emparer de lui, car il se débattait vigoureusement. Enfin on parvint à le dompter. Il poussait des cris de fureur et disait au duc d’Ormond, toujours en français : « Mylord, que ne m’expédiez-vous tout de suite ? — Ce n’est pas l’affaire des honnêtes gens, lui répondit Ormond dans la même langue ; c’est l’affaire d’un autre. »

Guiscard était grièvement atteint, il languit quelques jours, et après avoir plusieurs fois vu les ministres, à qui il ne dit rien que de vague et d’obscur, il mourut, mais, à ce qu’on prétendit, d’une blessure reçue par derrière dans sa lutte contre les officiers de police. Une loi fut rendue pour les exempter de toute poursuite, et l’on eut soin de bien établir que ce n’était pas le coup d’épée de Saint-John qui l’avait tué. Le mystère de toute cette aventure occupa beaucoup le vulgaire, qui croit toujours avec peine aux crimes fortuits et extravagans, et l’on essaya de découvrir quelque manœuvre de gouvernement dans les complots désespérés et le brusque attentat d’un forcené qui manquait de sens. Cependant ce qui domina dans le monde, ce fut un vif intérêt pour Harley. Au premier moment de sa blessure, qui pouvait être mortelle, il avait montré beaucoup de calme et de générosité. On reconnut bientôt qu’elle n’était pas dangereuse ; mais il s’en était fallu de bien peu que le cœur ne fut percé, Harley resta malade quelque temps ; toute la ville s’occupa de lui ; on dit même qu’il prolongea les soins que son état réclamait, pour ajouter à l’effet de l’événement. Après sa guérison, il fut complimenté par les deux chambres, qui prirent cette occasion de recommander à la reine de se préserver des attentats des papistes, précaution très opportune après le crime d’un abbé défroqué, camisard d’occasion, mécréant par principe, renégat de toutes les croyances.

Le chancelier de l’échiquier n’était pas tout à fait rétabli, lorsqu’un second événement vint élever sa fortune au niveau de sa popularité, renouvelée par un péril récent, Rochester mourut à l’improviste (mai 1711). Délivré d’un chef inhabile et importun, Harley fut nommé lord trésorier et promu à la pairie avec le titre de comte d’Oxford et Mortimer. Leduc de Buckingham, cher à la haute église, malgré son libertinage d’esprit, fut président du conseil, et l’on donna peu après la charge de lord du sceau privé, vacante par la mort du modéré duc de Newcastle, à Robinson, évêque de Bristol, nomination singulière, qui devait, disait-on, rattacher à jamais le clergé au chef du cabinet. L’exemple ne s’est pas reproduit : il n’est pas d’usage que les évêques soient ministres. « Il est impossible, écrivait dans les premiers momens le secrétaire d’état à lord Raby, qui avait remplacé lord Townshend à La Haye, il est impossible de vous exprimer la fermeté et la magnanimité que M. Harley a montrées dans cette étrange circonstance. Moi qui l’ai toujours admiré, jamais je ne l’ai admiré autant ; un coup si soudain, une blessure si aiguë, la confusion qui s’ensuivit, ne purent changer sa contenance ni altérer sa voix. Vous serez étonné si je vous dis que les whigs de la chambre des communes, dans une occasion faite pour exciter l’indignation de tout homme qui prétend aux sentimens ordinaires d’humanité, ont eu l’air indifférent. Et quand l’affaire est venue à la chambre des lords, ils ont quitté leurs sièges, et ne pouvant pendre M. Harley, ils ont résolu de ne montrer aucun ressentiment contre Guiscard pour l’avoir poignardé. » C’est cependant de ce moment que les nuances qui distinguaient les deux ministres devinrent des ombrages, et les ombrages des ressentimens. Au moment de cette blessure, Harley était en perte d’influence. Or cette blessure, elle pouvait être destinée à Saint-John, ses amis du moins affectaient de le dire. Pourquoi avait-elle profité à la fortune de Harley ? On avait parlé un moment d’une triple promotion à la pairie, dans laquelle tous deux auraient été compris avec Harcourt. Pourquoi une seule avait-elle eu lieu ? En restant à la chambre des communes, Saint-John, plus mécontent qu’affaibli, plus maître de son action, demeurait seul en contact journalier avec le gros du parti : il était le ministre parlementaire ; mais Harley attirait à lui cette sorte de suprématie attachée au gouvernement des finances et à la distribution des faveurs et des emplois. Or Saint-John était jaloux : c’est un trait constant de son caractère. « M. Harley depuis son rétablissement, écrivit-il au comte d’Orrery, n’a pas du tout paru au conseil, ni à la trésorerie, et très rarement à la chambre des communes. Nous qui passons pour être de son intimité, nous avons peu d’occasion de le voir et aucune de causer librement avec lui. Comme il est l’unique canal par lequel passe le bon plaisir de la reine, tout reste et tout doit rester dans une stagnation complète, jusqu’à ce qu’il lui plaise de se montrer et de rendre aux eaux leur courant. » Oxford aurait pu répondre que, s’il se réservait tous les privilèges de sa place, Saint-John cherchait à lui dérober tantôt le mérite de ses actes, tantôt la réalité de la direction. Par exemple, il avait soutenu ou insinué, contre les aveux de Guiscard mourant, que le coup de canif lui était destiné ; n’était-ce pas pour s’attirer une popularité à laquelle il n’avait aucun droit ? Quant au pouvoir effectif, que devait penser le lord trésorier, lorsque le 4 juin, trois jours après avoir prêté serment en sa nouvelle qualité, il avait la surprise de recevoir la demande de 28,000 livres sterling pour envoi d’armes et de marchandises au Canada ? Cette dépense se rattachait à une expédition projetée sur cette partie du nord de l’Amérique, et Oxford a écrit que sa résistance à faire les fonds demandés irrita vivement Saint-John, qui lui apporta pour la vaincre un ordre exprès de la reine. Il céda, mais, à l’en croire, il y avait là quelque opération illicite dans laquelle on a prétendu que mistress Masham était intéressée. L’expédition avait été concertée avec elle et conseillée à la reine par Saint-John, pour donner un commandement au brigadier Hill, frère de la favorite. Le secrétaire d’état s’était occupé avec un zèle tout particulier de ce projet, qu’il regardait comme son œuvre et qui eut l’issue la plus malheureuse (octobre 1711). Le revers fut très sensible au cabinet dont c’était la première entreprise, et qui, affrontant les reproches qu’il adressait aux précédens ministres, l’avait ordonnée, sans l’aveu du parlement. Saint-John, d’abord très mortifié, s’en consola dans l’intérêt de la paix. Quant à la spéculation qui lui est reprochée, on n’en sait rien que l’affirmation d’Oxford, qui impute au chancelier Harcourt d’avoir dit qu’un gouvernement ne vaudrait pas la peine d’être servi, s’il ne permettait de tels profits à ses serviteurs.

Comme Saint-John ne négligeait aucun moyen de se créer une clientèle propre et même un parti, il forma vers ce temps un club choisi, qui, sous l’apparence d’une réunion inspirée par le goût de l’esprit et des lettres, pouvait devenir une coterie dévouée. Les clubs étaient déjà fort à la mode. Le Beefsteak-Club, qui existe encore, avait été fondé en l’honneur du vin et de la bonne chère. Kit-cat-Club, quoiqu’il portât le nom d’un pâtissier célèbre par ses pâtés de mouton, était devenu, depuis 1699 que lord Somers l’avait fondé avec Prior et Congrève, une association politique animée de l’esprit des whigs. Le club du Cellier [theCellar) appartenait à la même opinion. Bolingbroke se moque quelque part des beaux esprits du Kit-cat et des sages du Cellar. On parlait avec scandale d’une société mystérieuse qui, sous le nom odieusement équivoque de Club de la tête de veau (Calve’s head Club), passait pour célébrer d’une manière peu monarchique le jour de la décapitation de Charles Ier. Enfin un véritable club politique, ou plutôt une réunion parlementaire où siégeait un tiers de la chambre des communes, s’était formé sous le nom de Club d’octobre, pour représenter et soutenir les principes les plus purs de la haute église. Dans cette société d’ultra-tories, qui se réunissait à la taverne de la Cloche, près de Westminster, abondaient ces squires si souvent décrits dans les romans anglais, ces gentilshommes de campagne [country gentlemen), grands amateurs de la bière nouvelle brassée en octobre, défenseurs de l’intérêt territorial, des doctrines de loyauté et presque d’absolutisme, sectateurs intolérans de l’orthodoxie anglicane. Là le ministère trouvait un appui, un aiguillon, un embarras. La prudence de lord Oxford y était souvent taxée de lâcheté ou de perfidie, et Saint-John, accueilli comme un jeune homme qui n’aurait demandé qu’à bien faire, allait y dîner quelquefois avec William Bromley, et s’y ménageait une faveur bienveillante qui ne fit que s’accroître avec le temps. Son ardeur convenait au tempérament de l’assemblée. Les tavernes principales étaient chacune le lieu de réunion habituelle de quelque société particulière formée par une communauté d’opinion ou de goût. Londres était en outre rempli, à cette époque, de maisons à café et à chocolat (coffee houses, chocolate houses), très fréquentées du monde politique et littéraire. Ces cafés, qu’on imita bientôt sur le continent, étaient des lieux de conversation et de jeu, où les hommes connus, influens, vivaient pour ainsi dire en public. On y donnait les nouvelles, on y discutait les questions, on y écrivait des lettres et des articles ; les orateurs et les auteurs s’y rencontraient avec les journalistes et les critiques. Là se traitaient des affaires de toutes sortes. Voltaire, qui, seize ans après, visita ces établissemens, en a décrit un semblable dans sa comédie de l’Ecossaise, et tels furent les antécédens des clubs si nombreux qui aujourd’hui sont à Londres une des conditions de la vie sociale.

Le club que fonda Saint-John était plus choisi (juin 1711). Il devait éviter l’extravagance du Kit-cat, l’ivrognerie du Beefsteak, et prendre le titre de club des frères [Brothers’ Club). C’est le nom que les membres se donnèrent entre eux, et leurs femmes mêmes, parmi lesquelles il y avait des duchesses, furent quelquefois appelées sœurs. La réunion, très recherchée, très élégante, au moins pour l’esprit, n’était que de douze en commençant, et ne devait jamais beaucoup s’étendre. « Elle a pour but, dit Swift, la conversation et l’amitié, et l’on n’y admettra que des hommes d’esprit et d’influence. » C’est là qu’auprès des ducs d’Ormond et de Shrewsbury, de Masham à cause de sa femme, et de Hill à cause de sa sœur, siégeaient, avec Swift et Prior, Arbuthnot, l’ami de Pope et le médecin de la reine, et sir William Wyndham, l’ami de Saint-John et son émule pour la grâce des manières, le goût du plaisir et le talent de la parole. Cette société intime, qui se réunissait tous les jeudis, qui faisait le fonds du salon de Saint-John et de celui de mistress Masham, ne fut pas sans action sur les affaires, et servit pendant un temps à tenir unis autour d’un centre commun des hommes qui auraient pu se partager entre les deux chefs du cabinet. Oxford y fut, dès l’origine, représenté par son fils, lord Harley ; mais l’esprit de Saint-John y dominait. Toutefois, à côté de la politique, il y avait dans cette réunion, au moins pour certains membres, quelque arrière-pensée d’une fondation qui aurait pu ressembler à l’Académie française, et c’est de là que sortit le Scriblerus’ Club, que Swift, Pope, Gay, Arbuthnot, ont rendu célèbre dans l’histoire de la littérature de leur pays.

Une rupture était impossible entre les ministres tant que la question de la guerre ou de la paix n’était pas résolue. Il y avait entre eux un secret qui les unissait plus que ne les divisaient leurs caractères, c’était leur participation commune aux menées d’une diplomatie occulte qui sera bientôt expliquée. L’un ne pouvait éclater contre l’autre, qu’il ne sût à quoi s’en tenir sur le succès de leur périlleuse entreprise, et, sans mutuelle confiance, ils marchaient avec un accord apparent qui ne trompait pas la malveillance clairvoyante de l’opposition, mais qui suffisait pour rendre vains tous ses efforts. Swift, qui avait la confiance de tous deux, s’appliquait à éclaircir les malentendus, à prévenir les dissidences. Tous deux se disputaient sa conversation et son amitié. C’était à qui, lorsqu’on allait à Windsor, le mènerait avec lui, et il trouvait ces voyages charmans, quoiqu’il y constatât d’ordinaire que la reine ne le connaissait pas, et que leur protection avait peu avancé ses affaires auprès d’elle. Il se lia dans ce temps davantage avec Saint-John, qui, plus inquiet et plus irritable, avait besoin de paroles calmantes et de sages conseils. Oxford comptait sur le temps pour tout arranger. Il ne s’alarmait pas aisément, et lorsque Swift cherchait à éveiller sa sollicitude pour quelque affaire, même pour les siennes, il lui fermait la bouche avec ces paroles françaises : « Laissez faire à don Antoine. » Saint-John, quoiqu’il contînt ses impressions propres, ne dissimulait pas qu’il eût autrement conduit les choses, s’il avait été le maître ; mais il ne l’était point : la reine ne le trouvait point assez animé contre les Marlborough. Mistress Masham n’avait de vraies conférences politiques qu’avec Oxford, au point qu’on se croyait obligé, pour détourner la médisance, de faire remarquer qu’elle n’était pas jolie. Saint-John cherchait à s’assurer de plus en plus le zèle de ceux que négligeait son chef. Il emmenait Swift à la campagne de Buckleberry, terre en Berkshire, qu’il tenait de sa femme, et s’y faisait admirer du docteur pour son aisance avec les gens de province et sa transformation en propriétaire rural. Swift prenait goût à voir se développer devant lui cette nature riche et flexible d’un gentilhomme propre à tout, et on lit, à quelques pages de distance, dans son journal, les lignes suivantes : « Lord Radnor et moi, nous nous promenions dans le mail ce soir, et M. le secrétaire nous rencontra, fit un tour ou deux, puis il s’échappa, et nous avons cru tous les deux que c’était pour aller ramasser quelque femme. » - « Je suis allé de bonne heure aujourd’hui chez le secrétaire, mais il était sorti pour faire ses dévotions et recevoir le sacrement. Bien des roués en font autant. Ce n’est point affaire de piété, mais de fonctions, pour se conformer à l’acte du parlement. » - « Je regarde Saint-John comme le plus grand jeune homme que j’aie connu. Esprit, capacité, beauté, promptitude à saisir, beaucoup d’instruction et un goût excellent ; le meilleur orateur de la chambre des communes, une conversation admirable, un bon naturel, de bonnes manières ; généreux et méprisant l’argent. Son unique défaut est de prendre avec ses amis un ton plaintif, comme s’il était accablé du fardeau des affaires, ce qui a certain air d’affectation, et il tâche trop de mêler l’élégant gentilhomme et l’homme de plaisir avec l’homme d’affaires. Que peut-il y avoir en lui de vérité et de sincérité ? Je ne sais. Il n’a que trente-deux ans, et il a été plus d’un an secrétaire d’état. »

Nous accorderons à Swift que, par le talent de l’orateur et la sagacité du diplomate, Saint-John était à la hauteur de ses fonctions. Ce n’est pas l’habileté qui manquait à sa politique, c’est plutôt sa politique qui aurait compromis son habileté. Rien pour les affaires ne vaut un bon jugement dans une âme honnête. Il y avait dans la conduite d’un ministre, tory par calcul et par goût plus que par principes, homme de parti par ses passions plus que par ses doctrines, obligé par position de défendre un établissement révolutionnaire en s’aidant des ennemis de la révolution, engagé d’honneur à la cause de la succession protestante, sans la résolution de rompre à jamais avec la succession opposée, appelé à faire la guerre en désirant la paix, à rechercher la paix sans faiblir devant l’ennemi, sans trahir des alliés, condamné à se garder de la majorité qui le soutenait, du général qui servait sa diplomatie, du chef même du ministère qui l’avait adoptée ; il y avait, dis-je, dans une telle situation une fausseté et une complication qui défiait toute la dextérité du plus adroit, toute la prudence du plus sage, tout le courage du plus intrépide.


X

Cependant il avait eu le mérite et le bonheur de s’attacher, dans toute cette confusion, à une idée simple, celle de la paix. Il croyait sincèrement que la paix était un grand bien, et que la paix était possible. Consciencieux sur ce point, lui qui ne l’était guère dans le reste, il se soutint par là, et crut que ce seul succès répondrait à tout. Si l’on ne juge ni ses motifs, ni ses moyens, on reconnaîtra que là était toute la moralité et toute la puissance de sa politique.

Dès l’année 1706, la France avait désiré la paix. Elle avait essayé de plusieurs médiateurs. Encore saignante du coup reçu à Ramillies, elle offrait des conditions modestes, l’abandon pour le duc d’Anjou des royaumes d’Espagne et des Indes, ou de toutes possessions en Italie, la concession à la Hollande d’une frontière protégée par cette ligne de places fortes qu’on appelait la barrière ; mais l’Angleterre et la Hollande suspectaient ou calomniaient la sincérité de la France. Ses offres ou plutôt ses demandes furent repoussées. « Le succès de leurs armes, dit Torcy, les avait aveuglés au point de rejeter la paix que Louis XIV demandait aux conditions même les plus dures. »

Lorsqu’on négocie les armes à la main, on ne renonce pas en traitant à combattre ses ennemis, à leur nuire du moins et à les diviser si l’on peut. On est donc toujours exposé au reproche de mauvaise foi, surtout si l’adversaire est fier et jaloux. Lorsqu’en 1709 Louis XIV demanda à traiter, qu’il envoya presqu’à tout risque Torcy, son ministre, à La Haye, il était réduit à la dernière extrémité ; une paix glorieuse, trop glorieuse pour la grande alliance, semblait facile. Le vieux roi consentait à abandonner son petit-fils, à traiter sans lui, il ne refusait que de lui faire la guerre. On voulut l’y réduire. C’était un affront gratuit, qui révolta tout ce qu’il y avait de grand dans son âme. Il résista noblement, et, pour la première fois de sa vie, il en appela aux sentimens de son peuple. Ce beau mouvement devait avoir sa récompense. Le grand-pensionnaire Heinsius, tout rempli de l’esprit de Guillaume III, son maître et son ami ; Marlborough, avide de gloire, de richesse et de puissance ; Townshend, whig hardi et décidé, qui négociait en homme de parti peut-être plus qu’en homme d’état, avaient découragé, trompé le plénipotentiaire français pour humilier son maître. Ils haïssaient assez Louis XIV pour le soupçonner de perfidie contre l’évidence. Ils avaient assez éprouvé la fortune pour compter sur elle et s’assurer qu’ils en pouvaient abuser. Ces passions du patriotisme leur permettaient de céder à des passions moins désintéressées, et de s’obstiner dans une guerre qui faisait leur puissance et le désespoir de leurs adversaires. Il arrive souvent que, par entêtement d’amour-propre ou par routine de l’esprit, on persiste dans la politique où l’on est engagé sans regarder si l’on est suivi et si elle n’a pas cessé d’être conforme à l’intérêt de ceux mêmes dont elle a d’abord servi la fortune.

Tout en faisant d’énergiques efforts pour se défendre, Louis XIV ne s’arrêta pas dans la voie des concessions. Il les poussait jusqu’aux dernières limites, vers la fin de 1709, lorsque Townshend, voulant fixer aux négociations une limite qu’on ne pût franchir, prit sur lui de conclure avec les états-généraux le fameux traité de la Barrière. La Grande-Bretagne et la Hollande y prenaient sous leur commune et mutuelle garantie la succession protestante dans la maison de Hanovre et le maintien dans les Pays-Bas d’une ligne de forteresses qui cessaient ainsi de pouvoir être l’objet d’aucune transaction. Ce traité, qui créait un nouvel obstacle à la paix, devint en Angleterre l’objet des critiques de la presse, et une preuve souvent invoquée qu’il y avait un parti de la guerre pour la guerre. Ce parti ne put cependant empêcher de s’ouvrir les conférences de Gertruydenberg. De La Haye, où tout leur était rapporté, Marlborough et Eugène, toujours unis dans la diplomatie comme dans les batailles, maintinrent inexorablement les conditions odieuses que Louis XIV ne pouvait accepter, et rendirent vaines toutes négociations, nourrissant peut-être l’espoir insolent d’aller dicter la paix dans les murs de Paris ; mais la Providence réservait cette humiliation à un autre orgueil que celui de Louis XIV.

Cependant la cause de la paix avait plus gagné par les événemens de Londres que par toutes les négociations du continent. Un jour du mois de janvier 1711. le marquis de Torcy apprit que l’abbé Gautier, venant d’Angleterre, descendrait sous peu de jours à la maison de l’Oratoire de la rue Saint-Honoré, et dès le soir de son arrivée, le ministre le vit entrer dans son cabinet, à Versailles. « Voulez-vous la paix ? » fut le premier mot du nouveau-venu. « Interroger alors un ministre de sa majesté s’il souhaitait la paix, dit humblement Torcy dans ses mémoires, c’était demander à un malade attaqué d’une longue et dangereuse maladie, s’il en veut guérir. » L’abbé Gautier, ancien aumônier de l’ambassade de France à Londres, y était resté depuis la guerre, disant la messe chez le ministre d’Autriche, étudiant le pays, écrivant quelquefois au gouvernement français. Il avait des relations avec le comte de Jersey, mari d’une femme catholique, parent de Saint-John, ami des nouveaux ministres. Ceux-ci l’avaient vu en grand secret, et c’est de leur part qu’il venait annoncer à Torcy que le cabinet de la Grande-Bretagne voulait la paix. Sans instruction écrite, il ne demandait à rapporter qu’une lettre de compliment pour lord Jersey. Il obtint à peu près ce qu’il voulut, partit, revint et repartit avec un mémoire dressé par ordre du roi, contenant des bases de négociations pour la paix générale.

C’était précisément l’époque de la mort de l’empereur Joseph Ier, qui laissait ses états autrichiens à son frère Charles, déjà candidat à la couronne d’Espagne, maintenant candidat à l’empire. Quelques mois après, l’archiduc était empereur, et l’Europe était exposée, s’il triomphait dans la Péninsule, à voir réunir sous le sceptre d’un seul homme plus d’états qu’elle n’avait craint d’en voir partagés entre les deux branches de la maison de Bourbon. L’équilibre des puissances et du monde était donc menacé d’un autre côté, et la guerre avait une raison de moins. En faisant connaître au parlement l’intention de la reine de continuer son appui à la maison d’Autriche, les ministres exprimèrent l’espérance de terminer heureusement la guerre par une sûre et honorable paix, et ils laissèrent entrevoir la pensée que la mort de l’empereur supprimait le grand obstacle à l’avènement de Philippe V comme roi de l’Espagne et des Indes. Les deux chambres parurent s’associer à leurs espérances, et ils transmirent à La Haye les propositions encore secrètes du roi de France. Le successeur de Townshend, lord Raby, parut d’abord surpris et défiant. Il croyait, comme les Hollandais, que Louis XIV ne voulait qu’amuser et diviser les alliés. Saint-John lui répondit de manière à lui faire sentir que l’affaire était sérieuse, l’engageant à venir prendre langue à Londres, et l’assurant que la reine ne tarderait pas à lui donner la pairie. Les yeux du diplomate s’ouvrirent, et, devenu bientôt comte de Strafford, il comprit de mieux en mieux la politique de Saint-John ; il distingua son rôle confidentiel de son rôle officiel, reconnut qu’il était là pour lutter contre Heinsius et Marlborough, et que ses adversaires n’étaient pas les ennemis. Sur la réponse des Hollandais, on résolut de demander au cabinet de Versailles de nouveaux éclaircissemens. On ne se contenta pas cette fois de dépêcher l’abbé Gautier. On envoya, sous un nom supposé, le fidèle Prior, qui passa plusieurs fois le détroit, et dont les voyages ne purent rester aussi secrets que les négociations dont il était chargé. Pour détourner l’attention du public, Swift imagina d’imprimer une relation supposée du voyage de Prior à Paris. Ce récit était donné comme la traduction d’une lettre d’un habitant de Boulogne, que Prior aurait pris pour valet de chambre secrétaire, en passant dans cette ville, où Torcy serait venu l’attendre sous le nom de M. de La Bastide. Ce serviteur, Du Beaudrier en son nom, les avait ensuite accompagnés à Paris et à Versailles. Dans cette relation, semée de détails assez bien trouvés pour la rendre vraisemblable, où même Louis XIV et Mme de Maintenon jouent leur personnage, quelques bribes de conversations saisies au vol par le curieux secrétaire donnent à croire que l’agent anglais s’est montré exigeant, impérieux, que la France a un vif besoin et un désir sincère de la paix, et qu’enfin les affaires de la Grande-Bretagne sont admirablement bien faites. Ce récit, dont la fiction trompa tout le monde, fut enlevé par la crédulité publique, et Swift raconte que, le jour même où l’ouvrage parut, Prior, chez qui il dînait, lui dit en le lui montrant d’un air chagrin : « Voilà bien notre liberté anglaise ! » Le docteur fit semblant de lire quelques pages, témoigna son approbation, et dit qu’il était jaloux du coquin qui avait eu cette idée, et que, si elle lui était venue en tête, il aurait certainement écrit tout cela. La brochure est spirituelle, et à quelques bévues près, inévitables quand on imagine un pays étranger, elle était assez propre à faire l’illusion de la réalité.

De son côté, Daniel De Foe, tout en repoussant la qualité de ministériel, tout en défendant avec fidélité la mémoire de son maître Guillaume III et le traité de partage dans le passé, écrivait pour la paix et ne manquait pas de raisons pour expliquer comment, depuis l’avènement de l’archiduc à l’empire, la question espagnole avait changé de face. Ainsi les esprits étaient préparés à tolérer les négociations et à les deviner sans les connaître. Entamées à l’insu des alliés, révélées seulement aux Hollandais par une demi-confidence, propres à devenir les préliminaires d’une paix séparée, elles ne pouvaient être avouées par le cabinet, et elles restèrent clandestines plutôt qu’ignorées. Prior n’était venu chercher en F’rance que des explications et des réponses. Il n’avait aucun pouvoir pour traiter. Louis XIV jugea utile de transporter la négociation à Londres, et l’on y vit arriver le 18 août un Français, député de Rouen au conseil de commerce, et qui se nommait Mesnager, plénipotentiaire occulte, accompagné de l’abbé Gautier et, dit-on, de l’abbé Dubois, qui aurait ainsi préludé à sa future politique de l’alliance anglaise. On eut grand besoin de cacher leur voyage, et ils entrèrent aussitôt en pourparlers. Les conférences se tenaient en maison tierce ; elles n’étaient point officielles. Lord Oxford, le duc de Shrewsbury et les deux secrétaires d’état Dartmouth et Saint-John y assistaient. Prior servait souvent d’intermédiaire. Quand on fut d’accord sur les points principaux, il fallut conclure. Les ministres anglais étaient sans pouvoirs. Saint-John écrivit en hâte a la reine, qui envoya de Windsor un ordre non contre-signe par un ministre, non scellé du grand sceau, et en vertu de cet acte informe les deux secrétaires d’état signèrent les bases préliminaires d’un traité éventuel. Tout cela était irrégulier et hasardeux. Contrairement aux traités, on négociait en dehors et à l’insu des alliés. Contrairement aux lois, on négociait avec un gouvernement qui donnait asile aux Stuarts. On se mettait à la discrétion de Louis XIV, avec lequel on entrait en connivence secrète ; car si l’on soutenait que lui seul était engagé, Mesnager déclarait que la France ne l’était par ces préliminaires que dans le cas de la conclusion d’une paix générale. Elle demeurait donc maîtresse, si elle divulguait ces transactions, de porter le trouble et la division dans la grande alliance. Saint-John seul avait tout bravé pour atteindre son but. Oxford lui-même s’était ménagé, et Shrewsbury, prévoyant et scrupuleux, n’avait pas caché ses hésitations et sa réserve. On ne pouvait cependant prolonger le mystère. Il fallut donner communication des préliminaires convenus au comte Gallas, ministre de l’empire, qui les fit insérer dans un journal. La reine lui interdit de paraître à la cour ; mais les nouvelles conventions, ainsi rendues publiques, ne satisfirent pas l’opinion. On y voyait bien que Louis XIV reconnaissait la succession protestante, qu’il garantissait que les deux couronnes de France et d’Espagne ne seraient jamais réunies sur la même tête, qu’il promettait la démolition des ouvrages militaires et maritimes de Dunkerque ; mais tout se bornait en faveur des alliés à une assurance générale de leur donner satisfaction. Aucune puissance allemande, la Hollande elle-même, ne trouvait ses intérêts expressément garantis, Le gouvernement s’occupa donc de refroidir, d’indisposer même la nation anglaise contre ses alliés, pour qu’elle fermât l’oreille à leurs plaintes. La presse ministérielle eut fort à faire. C’est alors que Swift composa, sous les yeux du secrétaire d’état, son pamphlet intitulé : La Conduite des alliés et du dernier ministère (27 novembre 1711). C’est un de ses meilleurs écrits politiques, et il agit fortement sur l’opinion. Il s’en vendit en peu de temps dix-sept mille exemplaires. Les suites ruineuses d’une longue guerre, la duperie funeste d’en supporter les frais et les dangers pour d’égoïstes alliés, sont des sujets qu’on rend aisément populaires. Arbuthnot, inspiré par Swift, les traita sous une forme comique, avec beaucoup de verve et de succès, dans son Histoire de John Bull. C’est une parodie où la ligue entre l’Angleterre et la Hollande contre les Bourbons est travestie en un procès intenté par Bull (taureau) et Frog (grenouille), pour disputer l’héritage de lord Strutt (lord glorieux) à Louis et Philippe Baboon (babouins), et cette plaisanterie, fort accommodée au goût national, conclut à cette moralité : « La chicane est un fossé sans fond. »


XI

Cependant le ministère si bien défendu ne se sentait pas encore vainqueur. En ouvrant le parlement (6 décembre 1711), la reine fut obligée de faire des déclarations de fidélité à tous ses engagemens, et ne put que lancer un trait contre ceux qui prenaient plaisir à la guerre. On avait de grandes inquiétudes sur l’adresse des lords. Dans cette chambre dominait Marlborough. Il n’avait pas caché à la reine sa désapprobation, mais sans l’ébranler le moins du monde. À lui, à ses partisans, s’unissaient dans cette question quelques anciens amis de la haute église qui ne trouvaient pas qu’on eût préparé à l’Angleterre une paix digne de ses victoires. À leur tête figurait lord Nottingham, esprit inconséquent et disparate, fervent ennemi des dissidens, mais que son zèle religieux attachait à la maison de Hanovre, et qui, en vrai protestant, tenait les Bourbons pour ennemis. Il se formait un nouveau parti que les ministres appelaient le parti des capricieux, whimsicals, et qu’on désigna sous le nom de tories hanovriens. Cette défection se manifestait toutes les fois qu’elle trouvait compromis les intérêts de la princesse Sophie et de son fils l’électeur. Elle s’appuyait à la cour sur le duc et la duchesse de Somerset. Le duc était grand-écuyer. Après avoir, par suite d’une querelle avec Godolphin, contribua à la formation du ministère, il avait désapprouvé toutes ses mesures. On lui savait les opinions d’un whig modéré. Son crédit était grand au palais, parce que sa femme était l’amie de la reine. Quoiqu’il cessât depuis longtemps d’assister au conseil, il y voulut reparaître dans l’été de 1711 à Windsor ; mais Saint-John refusa d’y siéger avec lui, et le duc fut obligé d’aller à une course de chevaux. On comprend qu’il n’en était pas devenu plus ami du cabinet. On le prétendait réconcilié avec Godolphin. Comme lui, toute la défection s’entendait avec l’opposition, et lord Wharton disait : « C’est pourtant Dismal (le sinistre, surnom de Nottingham dont la figure était sombre), c’est Dismal qui au bout du compte sauvera l’Angleterre. » Nottingham, en effet, proposa de représenter à la reine, parmi amendement à l’adresse des lords, qu’aucune paix ne serait honorable et sûre, si l’Espagne et les Indes étaient laissées à des princes de la maison de Bourbon ; l’amendement fut adopté, en recevant l’adresse, la reine répondit qu’elle sérait bien fâchée que l’on pût penser qu’elle ne fit pas son possible pour reprendre l’Espagne et les Indes à la maison de Bourbon. Le mensonge était flagrant, car en acceptant les préliminaires signés par la France, on avait, au moins tacitement, renoncé à lui imposer cette condition. La chambre des communes, où dominait Saint-John, et qui entrait d’elle-même dans l’esprit des négociations, rejeta le même amendement à 232 voix contre 106.

Peu après, la nouvelle coalition se manifesta par une mesure qui ne fut pas à l’honneur des whigs. Jaloux de montrer qu’il n’avait point abandonné sa foi et de se conserver la faveur de l’église, lord Nottingham reprit le bill contre la conformité occasionnelle, en le mitigeant dans le fond et dans les termes, et, pour le récompenser sans doute de son opposition nouvelle, les whigs, sacrifiant les principes, ne firent aucune résistance. Lord Oxford demeura sourd aux réclamations plaintives de ses anciens coreligionnaires, et le bill, à travers les sarcasmes et les récriminations de Daniel De Foe, fut, par l’accord calculé des deux chambres, inscrit au nombre des lois de l’état. Il n’en devait être effacé que la cinquième année du prochain règne (1719).

Une nouvelle adresse sur la paix, où le concert avec la Hollande et les alliés était expressément recommandé, passa sur une motion de lord Nottingham. Les agens de l’électeur de Hanovre, qui se croyait trahi, excitaient la défiance de la nation. Les états-généraux ajournaient par tous moyens l’ouverture des conférences. Marlborough, s’il retournait sur le continent, pouvait, par quelque opération hardie, par quelque succès décisif, changer l’aspect des affaires, et bouleverser les négociations. Une malencontreuse victoire rendait impossibles ou nulles toutes les concessions faites ou promises à la France. On hésitait pourtant à attaquer un général dont la popularité altérée n’était pas détruite. Retranché au soin de la chambre des lords, il s’y croyait inviolable. Le ministère, entamé par Nottingham près de la haute église, à la cour par Somerset, se sentait ébranlé. Une rupture avait éclaté entre la duchesse de Somerset et mistress Masham, et la reine n’avait pas abandonné sa grande-maîtresse. En vain Swift multipliait-il les écrits en prose et en vers, et s’épuisait-il en moqueries sur les cheveux rouges de la duchesse. Les feuilles à deux sous, connues sous le nom de papiers de Grub-Street, renaissaient incessamment sous la plume du caustique docteur ; mais, si elles divertissaient le public, elles ne le convertissaient pas. Les épigrammes et les pointes contre Dismal, qui n’était whig que, parce qu’il était not-in-game (parce qu’il n’était pas de la partie), contre Carrots [les carottes), qui sont in summer set (plantées en été), contre Avaro, Harry, Hocus, le général Crassus et tous les surnoms de Marlborough, amusaient plus l’écrivain qu’elles ne servaient la cause. La situation devenait inquiétante. « Les ministres, dit Swift, ont jadis tant prêché à la reine le danger de se laisser gouverner comme elle faisait sous l’ancien ministère, qu’aujourd’hui elle ne suit que trop leurs maximes à cet égard ; elle est jalouse de ceux qui l’ont délivrée du joug. » Saint-John était en froid avec elle, il croyait lui avoir déplu en faisant attaquer les Somerset. Il ne se trouvait pas suffisamment soutenu. Le faible Dartmouth commençait à dire que la reine pouvait bien avoir son parti pris et donné parole aux whigs. Des amis conseillaient aux ministres d’offrir leur démission. Aux avertissemens, aux présages, lord Oxford répondait : « Tout ira bien ; » mais on l’accusait d’imprévoyance : il n’avait pas assez pris soin de prévenir les scissions, de garder ou de regagner les amitiés chancelantes. Que faisait-il de tout ce patronage (la distribution des emplois et des faveurs), dont il ne laissait aucune part à ses collègues ? Il s’était occupé de sa santé, altérée pendant assez longtemps, surtout du mariage projeté, de son fils avec l’héritière des ducs de Newcastle, et Saint-John lui a reproché plus tard de n’avoir eu d’autre rêve que de faire entrer ce duché vacant dans sa famille. On se plaignait de la négligence de lord Oxford : mais au fond il hésitait, peut-être, il se ménageait du moins. S’il n’eût été au pouvoir, il aurait certainement marché avec les tories hanovriens. C’était là sa véritable opinion. Le jour de l’amendement de lord Nottingham, il n’avait pas même paru à la chambre. Le Journal de Swift à Stella, dans un extrait de quelque étendue, décrira au vrai cette situation :

« 8 décembre 1771 (v. s.). — J’ai vu ce matin le secrétaire (Saint-John) et nous avons causé à fond des affaires. Il espérait qu’aujourd’hui, lorsque le rapport sur l’amendement serait fait, la chambre des lords contredirait son comité, et qu’ainsi l’affaire, aurait bonne issue, sauf un petit accroc a la réputation du lord trésorier. J’ai dîné avec le docteur Coekburn, et il est venu après dîner un membre écossais qui nous a dit que l’amendement avait passé contre la cour à la chambre des lords, à près de 2 voix contre 1. Je suis immédiatement allé chez Mme Masham, et, rencontrant le docteur Arbuthnot, le médecin favori de la reine, nous sommes entrés ensemble. Elle ne faisait que d’arriver, ayant assisté au dîner de la reine, et pour prendre le sien. Elle n’avait rien entendu dire de notre échec. Il parait que le lord trésorier a poussé la négligence jusqu’à rester avec la reine pendant que la question se décidait à la chambre. J’ai dit aussitôt à Mme Masham qu’où bien elle et le lord trésorier s’étaient réunis à la reine pour nous trahir, ou que tous deux ils étaient trahis par elle. Elle m’a protesté solennellement que la première supposition était fausse, et je l’ai cru, mais elle m’a donné quelques indices du changement de la reine : car hier, quand la reine sortait de la chambre, où elle était venue entendre le débat, le duc de Shrewshury, lord chambellan, lui a demandé si c’était lui ou le grand-chambellan Lindsay[3] qui devait la conduire à sa sortie. « - Aucun de vous deux, » a-t-elle répondu brièvement, et elle a donné la main au duc de Somerset, qui était plus violent que personne dans la chambre pour la clause contre la paix. Elle m’a cité encore un ou deux exemples du même genre, qui me donnent la conviction que la reine est de mauvaise foi ou du moins fort incertaine. M. Masham nous a priés de rester, parce que le lord trésorier devait venir, et nous avons pris la résolution de tomber sur lui, à propos de sa négligence à s’assurer la majorité. Il est arrivé, et s’est montré de bonne humeur, suivant son usage ; mais j’ai trouvé que sa contenance était fort abattue. Je me suis moqué de lui et lui ai demandé sa baguette ; il me l’a donnée, et je lui ai dit que s’il voulait me la laisser une semaine, je remettrais tout en ordre. Il m’a demandé comment. » - Je chasserais immédiatement lord Marlborough, ai-je dit, ses deux filles, le duc et la duchesse de Somerset, et lord Cholmondley, » et j’ai ajouté qu’il n’avait pas, je crois, un ami qui ne fût de mon opinion. Arbuthnot lui a demandé comment il en était venu à n’avoir pas de majorité assurée : il n’a rien pu répondre, si ce n’est qu’il ne pouvait empêcher les gens de mentir et de manquer de parole. Pauvre réponse pour un grand ministre. Puis il a laissé échapper ce mot de l’Écriture : « Les cœurs des rois sont impénétrables ! « Je lui ai dit alors que c’était précisément ce que je craignais, et que j’apprenais de lui la plus mauvaise nouvelle qu’il me pût donner. J’ai cependant voulu savoir en quoi il plaçait sa confiance. Il a hésité un peu, puis, il m’a dit de n’avoir pas peur, et que tout irait bien. Nous voulions lui faire manger quelque chose sur place, mais il a voulu rentrer, il était six heures passées ; il m’a emmené avec lui, et nous avons trouvé chez lui son fils et M. le secrétaire (Saint-John). Il a fait faire à son fils une liste de tous ceux de la chambre des communes qui ont des places et qui cependant ont voté contre la cour, comme s’ils devaient être destitués ; mais j’ai grand doute, qu’il soit capable, d’en venir à bout. Le lord garde du sceau est arrivé au bout d’une heure, et ils sont allés à leurs affaires. Je suis sorti et retourné chez Mme Masham ; mais elle avait du monde, et je n’ai pas voulu rester.

« Voilà une longue gazette, et d’un jour qui peut produire de grands changemens et exposer l’Angleterre à sa ruine. Les whigs sont tout triomphans. Ils prédisaient l’événement, mais nous pensions que c’était une vanterie. Bien plus, ils annoncent que le parlement sera dissous avant Noël, et cela pourrait bien être. Tout est l’ouvrage de votre d… duchesse de Somerset. Je les ai avertis il y a neuf mois, et cent fois depuis. Le secrétaire s’en est toujours méfié. J’ai dit au lord trésorier que j’aurais sur lui un avantage, car il y perdrait sa tête, et je ne serais que pendu ; ainsi mon corps serait tout entier dans son tombeau.

« Le 9. — J’étais ce matin avec le secrétaire : nous sommes tous les deux d’avis que la reine est de mauvaise foi. Je lui ai dit ce que j’avais appris, et il l’a confirmé par d’autres circonstances. Je suis ensuite allé chez mon ami Lewis, qui avait envoyé chez moi. Il ne parle que de se retirer dans son bien du pays de Galles ; il m’a donné ses raisons de croire que tout est arrangé entre la reine et les whigs ; il entend dire que lord Somers sera trésorier, et croit que, plutôt que de renvoyer la duchesse de Somerset, elle dissoudra le parlement, et en aura un whig ; il suffira de manœuvrer les élections. Les affaires sont maintenant dans la crise, et un jour ou deux en décideront. Je l’ai prié de demander au lord trésorier, aussitôt qu’il croira le changement résolu, de m’envoyer à l’étranger comme secrétaire de légation, ici on là, quelque part où je puisse rester jusqu’à ce que les nouveaux ministres me révoquent, et alors je serai malade cinq ou six mois, jusqu’à ce que la bourrasque soit passée). J’espère qu’il me l’accordera, car je ne me soucierais pas de rester à la discrétion de mes ennemis tout le temps que leur colère sera encore fraîche. J’ai dîné aujourd’hui avec le secrétaire. Il affecte la gaieté, et semble espérer que tout marchera comme il faut. Je l’ai prié à part après le dîner, je lui ai rappelé comment je l’avais servi, que je n’avais pas réclamé de récompense, mais que je croyais pouvoir lui demander sûreté pour ma personne, et je lui ai dit alors mon désir d’être envoyé à l’étranger avant le changement. Il m’a embrassé et m’a juré qu’il prendrait soin de moi autant que de lui-même, etc. ; mais il m’a dit d’avoir bon courage, car, dans deux ou trois jours, la sagesse de mylord trésorier apparaîtrait plus grande que jamais ; il avait à dessein souffert tout ce qui est arrivé, et pris ses mesures pour faire tourner le tout à notre avantage. J’ai répondu : « Dieu le veuille ! » Mais je n’en ai pas cru une syllabe, et autant que j’en puis juger, la partie est perdue…

« 11 décembre. — Je suis allé entre deux et trois voir Mme Masham. Tandis que j’étais là, elle, a passé dans sa chambre à coucher pour essayer un jupon. Le lord trésorier est venu pour la voir, et me trouvant dans la première pièce, il s’est mis à se moquer de moi et m’a dit : « Vous auriez mieux fait de me tenir compagnie qu’à un pauvre garçon comme Lewis, qui n’a pas l’âme d’un poulet ni le cœur d’une mouche. » Il est entré alors chez Mme Masham, et en revenant, il lui a demandé de me permettre de le suivre pour aller dîner chez lui. Il m’a demandé à moi si je n’avais pas peur d’être vu avec lui. Je lui ai répondu que de ma vie le lord trésorier n’avait eu de valeur pour moi, et qu’ainsi j’aurais toujours la même estime pour M. Harley ou pour lord Oxford, il semblait parler avec confiance, comme s’il s’était assuré que tout dût tourner à notre avantage. Je n’ai pu m’empêcher de lui faire entendre qu’il n’était pas sûr de la reine, et que ces coquins affamés de lords n’auraient jamais osé voter contre la cour, si lord Somerset ne leur avait garanti que cela ferait plaisir à la reine. Il est convenu que c’était vrai, et que Somerset avait tenu ce langage.

« 13. — J’ai vu ce matin le secrétaire, il a nécessairement la prétention de parler comme si tout devait aller bien. « Le croirez-vous, m’a-t-il dit, si tout ce monde-là est renvoyé ? — Oui, ai-je répondu, si je vois expulsés le duc et la duchesse de Somerset. » Il m’a juré de renoncer à sa place, s’ils ne l’étaient pas…

« 15. — Je suis allé aux informations à la secrétairerie d’état pour savoir de M. Lewis comment allaient les affaires. J’ai trouvé là M. Prior, qui m’a dit qu’il croyait tout perdu, etc., et son opinion est que le ministère entier quittera la semaine prochaine. Lewis pense qu’il ne partira pas avant le printemps, époque de la fin de la session. Tous deux désespèrent tout à fait… A quatre heures, je suis allé chez Masham. Il est venu et m’a glissé à l’oreille qu’il tenait de bonne source que tout irait bien, et je les ai trouvés tous les deux fort satisfaits. La compagnie est allée à l’opéra, et ils m’ont demandé de venir souper. Je suis venu à dix heures ; le lord trésorier était là, et il est resté avec nous jusqu’après minuit, et il était plus content que je ne l’ai vu depuis dix jours. Mme Masham m’a dit qu’il avait été fort abattu il y a quelques jours, et il n’a pu effectivement me le dissimuler. Arbuthnot espère fort que la reine ne nous a pas trahis, mais qu’elle a été seulement effrayée et flattée ; mais je ne puis être de cette opinion…

« 16. — J’ai pris courage aujourd’hui, et je suis allé à la cour avec une contenance de satisfaction. Il y avait grande foule, les deux partis étant venus pour s’observer l’un l’autre. J’ai évité le salut de lord Halifax jusqu’à ce qu’il m’y ait forcé ; mais nous ne nous sommes point parlé. Je n’ai pu faire moins de quatre-vingts saluts, dont vingt environ peuvent avoir été pour des whigs. Le duc de Somerset est parti pour Petworth, et j’apprends que la duchesse est partie aussi, ce qui me donne une grande joie. Le prince Eugène, qui était attendu ici il y a quelques jours, be viendra pas du tout, nous dit-on maintenant. Les whigs avaient le projet d’aller au-devant de lui avec quarante mille cavaliers…

« 17… - Nous sommes encore en suspens, et je crois qu’il nous reste peu d’espérance. La ducbesse de Somerset n’est pas allée à Petworrh) ; mais seulement le duc, ce qui est un pauvre sacrifice. Je crois que la reine a le dessein arrêté de changer son ministère.

« 18… – On a Imprimé en grub street (en parodie populaire) un discours de lord Nottingham, et il a été assez oison pour s’en plaindre à la chambre des lords, qui a fait saisir l’imprimeur en conséquence. J’ai entendu dire à la cour que, Walpole, un grand membre whig, a dit que moi et mon absurde club nous avions écrit cela à une de nos réunions, et que c’était moi qui le paierais. Il apprendra qu’il a menti, et je lui ferai connaître par une main tierce mon opinion sur son compte. Il doit être secrétaire d’état, si le ministère change ; mais il a eu dernièrement un fait de corruption prouvé contre lui au parlement, du temps qu’il était secrétaire de la guerre. Il est un des principaux orateurs whigs. »


Cette situation est exprimée avec beaucoup de force dans ce fragment de lettre de Saint-John à lord Strafford :


« 15 décembre 1711. — Vous avez raison, nous sommes les plus mauvais hommes politiques et les meilleurs hommes de parti qu’il y ait sous le soleil. Ceux qui s’opposent aux mesures de la reine savent aussi bien que nous, qui les soutenons, que la guerre est devenue impraticable, que le but auquel ils prétendent viser est chimérique, et qu’ils ruinent leur pays en poursuivant ce plan vain et fastueux qui nous a éblouis tant d’années ; mais ils en courent le risque, et ils sacrifieraient bien davantage, si plus grand sacrifice est possible, pour regagner au pouvoir que rien que la détresse nationale ne peut ramener ou du moins assurer dans leurs mains. La vraie, la réelle, la naturelle force de la Bretagne appartient à d’autres. Leur puissance à eux est fondée sur une force accidentelle que la nécessité publique a créée, et qu’entretiennent les avantages gagnés par des gens adroits condamnés à n’en plus recueillir de pareils, si la guerre finit. Maintenant que j’ai la plume à la main, je ne puis m’empêcher de vous dire que, dans ma sincère conviction, c’est ici la plus grave conjoncture où prince se soit vu, depuis le temps où l’aïeul de votre excellence fut attaqué par la faction qui commença par lui la tragédie qu’elle ne devait pas finir, même en frappant son maître. Ce roi scella l’ordre de sa propre exécution, lorsqu’il livra son serviteur, et votre maîtresse n’a aucun moyen de se garantir elle-même que de déployer son pouvoir pour protéger les ministres qui l’ont délivrée d’un esclavage domestique, et qui vont l’affranchir d’une oppression étrangère. Je ne vous tromperai jamais, mon cher lord ; je ne le voudrais pas, fut-ce de la plus pardonnable, de la plus agréable manière, en vous cédant des dangers réels et en vous donnant de fausses espérances. Vous pouvez donc vous fier à moi, quand je vous dis que je crois tout en sûreté et la reine décidée. La seule difficulté qui la tourmente, c’est, outre un peu de lenteur naturelle, l’habitude qu’elle a prise de la duchesse de Somerset, et la crainte de ne pas trouver quelqu’un qui lui plaise pour remplir une place si rapprochée de sa personne. »


Ceux qui ont vécu dans l’intérieur du gouvernement jugeront de la vérité de ces divers tableaux. Craintes, soupçons, découragemens, forfanterie, crédulité, défiance, ressentimens, pronostics, précautions, enfin faussetés ou exagérations de toute sorte, tel est le monde politique. La situation était critique et le pas difficile à franchir ; mais le mal n’était pas si avancé que se le faisait l’imagination inquiète du docteur, et tout n’était pas non plus si bien prévu ni si sagement préparé que le lui promettait le confiant ministre. Swift eut encore à subir des confidences désespérantes de lord Dartmouth, de Lewis, à qui Oxford disait toujours : Bah ! bah ! /tout ira bien ; mais il reprit courage, quand Abigaïl Masham lui annonça qu’il y aurait une promotion de pairs dans laquelle son mari serait compris ; on lui donna même un moment l’espoir que les Somerset quitteraient la cour, ce qui ne se trouva vrai que du duc. Le 30, le docteur alla au palais pour les visites de nouvelle année. « J’étais dans la chambre à coucher, causant avec lord Rochester, lorsqu’il se trouva face à face avec lady Burlington, qui lui demanda qui j’étais, et lady Sunderland, et elles se mirent à chuchoter à mon sujet. Je priai lord Rochester de dire à lady Sunderland que je la soupçonnais de n’avoir pas plus d’amour pour moi que je n’en avais pour elle ; mais il ne voulut pas se charger du message. La duchesse de Shrewsbury vint à moi en courant, et elle étendit son éventail pour nous cacher à la compagnie, et nous nous communiquâmes notre joie du changement des affaires ; mais nous soupirâmes en pensant que la famille Somerset n’était pas dehors… Le duc de Marlborough était là ; mais presque personne n’a fait attention à lui. »

En effet, le jour même, en conseil, la reine avait destitué le duc de Marlborough de tous ses emplois. Il avait été plus facile d’obtenir d’elle ce coup d’autorité que la disgrâce de lady Somerset. Elle le détestait, et, toute politique à part, elle était pour le ministère qui la délivrait des importuns. On avait longtemps hésité à frapper si haut ; on avait résisté aux murmures des impatiens. Nous avons dit ce qu’étaient les membres du Club d’octobre, la fleur du torisme, les ultra du parti ; intolérans, vindicatifs, persécuteurs, ils appuyaient le ministère en se défiant de lui, en se plaignant de sa mollesse, en réclamant des destitutions, en gourmandant surtout la suspecte modération de lord Oxford. Saint-John leur allait mieux, et Swift avait été souvent employé à leur faire entendre raison. À des gens qui ne voyaient jamais chez leurs adversaires que rébellion, trahison, concussion, il suffisait de lâcher la bride. Dès ses débuts, le parlement avait été sur le point de s’attaquer à la mémoire de Guillaume III. Il fut question de rechercher et de reprendre toutes les libéralités qu’il avait accordées. La haine ne s’était pas même arrêtée devant la réputation d’intégrité de lord Godolphin.

Naturellement les partisans de la paix n’avaient à la bouche que le mot d’économie. L’excès des dépenses sous le dernier trésorier fut un thème exploité même par Saint-John, qui, en provoquant un examen financier, savait bien qu’il servait les haines des chercheurs de malversations. À son discours vif et menaçant, Walpole avait répondu avec force, avec indignation, mais sans pouvoir empêcher la formation d’un hostile comité d’enquête. Les rapports de ce comité furent remplis de ces conclusions vagues et sévères qui, en matière de deniers publics, ont un effet certain sur l’opinion. Rien ne porta plus de préjudice aux whigs. Godolphin, sans être directement accusé, fut laissé sous le coup d’une inculpation générale de profusion et de désordre. La vérification de ses comptes lui avait été favorable, on n’en parla pas ; mais on insista sur trois irrégularités relevées dans la gestion de Marlborough, moins bien défendu que Godolphin par sa réputation. Il établit, dans une lettre rendue publique, que les gratifications qu’il avait prélevées sur les fonds destinés à l’approvisionnement des troupes ou à la solde des auxiliaires étaient accordées à ses devanciers ou autorisées par la reine. C’est alors que, sans même attendre la décision parlementaire, cette princesse en son conseil déclara qu’une information étant commencée contre lui, elle jugeait à propos de lui retirer tous ses emplois. Pour soutenir un coup si hardi, il fallait briser la majorité de la chambre haute ; on créa douze nouveaux pairs. Je ne sais si cet exercice inusité de la prérogative s’est jamais renouvelé, et la chambre ainsi frappée ne se soumit qu’en murmurant La mesure ne fut approuvée de personne. On ne la défendit qu’à raison de la nécessité absolue, et comme pour en donner une preuve, on fit voter la chambre par manière d’essai sur un ajournement qui passa juste à douze voix de majorité. En apprenant ce résultat, Saint-John dit insolemment dans une des salles de Westminster : « Si les douze ne suffisent pas, on leur en donnera une autre douzaine. » Cependant il a grand soin, dans son mémoire apologétique, de présenter cette mesure, que la nécessité ne saurait qu’à peine excuser, comme un expédient tout personnel dont lord Oxford avait eu besoin pour remédier à son discrédit dans la chambre des pairs.


XII

À la nouvelle de la disgrâce de Marlborough, tout s’émut sur le continent : les alliés se sentiront abandonnés ; le prince Eugène accourut en Angleterre pour défendre les intérêts de l’Allemagne et ceux de son compagnon d’armes. L’inaltérable union de ces deux capitaines, cette union qui nous fut si fatale, est un fait bien rare dans l’histoire des hommes de guerre. Eugène fut reçu avec de grands honneurs, mais espionné avec grande vigilance, et la reine lui accorda une audience en présence de Saint-John, à qui, prétextant sa santé, elle le renvoya pour la conversation. Tous les conseils d’Eugène furent éludés ; fêté par les whigs, ménagé par les tories, insulté par les jacobites, il partit sans avoir pu se faire écouter. On prétendit même, dans le monde ministériel, et l’on insinua à la reine qu’il avait avec Marlborough comploté un coup de main pour s’emparer du gouvernement, et la presse répandit cette absurde imputation, par voie d’allusion, dans le public. On cita de lui, avec plus de vérité, quelques mots heureux. La reine lui disait qu’il était le plus grand homme qui commandât les armées. « Si cela est, répondit-il, c’est à votre majesté que je le dois. » On lui montrait un libelle contre Marlborough, où il était dit que ce général avait peut-être une fois eu du bonheur. « C’est le plus grand éloge qu’on puisse faire de lui, observa le prince, puisqu’il a réussi toujours. »

Le déchaînement n’en était pas moindre contre Marlborough. L’envie profitait de ses vices contre sa gloire ; ses amis, ses lieutenans, étaient chassés de leurs emplois, ses deux filles quittaient la cour ; quant à lui, il fut censuré par la chambre des communes pour perceptions illégales ; l’orateur porta cette résolution à la reine, qui ordonna au procureur-général de poursuivre la répétition des sommes indûment perçues. La vengeance s’étendit jusqu’à Robert Walpole, secrétaire de la guerre pendant les campagnes de 1708 et de 1709. Sous un prétexte de malversation, il fut envoyé à la Tour, expulsé du parlement, et comme le bourg de Lyme-Regis le réélut, son élection fut cassée. Quoi que l’histoire ait dit de la cupidité de Marlhorough, il ne parait pas qu’il eût rien fait de plus que profiter d’abus consacrés ou tolérés par les mœurs administratives de l’époque, et quant à Walpole, sa condamnation a communément été regardée comme une vengeance de parti. Il avait fait donner sur une fourniture de fourrage cinq cents livres à trois personnes, dont l’une était Robert Mann, son agent, le père du correspondant de son fils Horace. Cette pratique assurément peu louable était commune, et rien n’indique que celui qui passe pour avoir acheté tant de monde se soit jamais vendu.

Après Marlhorough, après Walpole, le nom qui venait des premiers dans la haine du Club d’octobre était celui de Townshend. Le traité de la Barrière, regardé comme un obstacle à la paix, fut blâmé par délibération de la chambre, et lord Townshend déclaré, pour l’avoir signé sans autorisation, ennemi de la reine et du royaume. Cependant on paraissait encore agir en commun avec la Hollande. Le duc d’Ormond, nommé capitaine-général en remplacement de Marlborough, était allé prendre le commandement de l’armée de Flandre, et du consentement des états-généraux, inquiets et malveillans, les conférences d’Utrecht s’étaient ouvertes au milieu de janvier 1712. On y devait traiter de la paix générale. Saint-John avait donc atteint son but. L’effort avait été laborieux, les moyens dangereux et violens ; mais enfin le parti de la guerre avait perdu beaucoup de terrain, et c’est à l’active volonté, à l’infatigable application du secrétaire d’état qu’en revenait tout l’honneur. Ses dépêches sont encore citées comme de bons modèles de correspondance diplomatique.

Les représentans de l’Angleterre, de la France et de la Hollande parurent seuls à Utrecht. Ceux de la première étaient l’évêque de Bristol, lord du sceau privé, et le comte de Strafford. Ceux de la seconde, le maréchal d’Uxelles, l’abbé de Polignac et Mesnagor, commencèrent par faire leurs propositions, elles parurent insuffisantes, et cependant ils les présentaient comme les conditions auxquelles la reine Anne serait reconnue. La maladresse, pour ne pas dire plus, était insigne. Elle embarrassa les négociations, blessa l’Angleterre, compromit son gouvernement. On répandit qu’un accord secret entre les deux cours avait pu seul encourager une si insolente prétention. Sur la motion de lord Halifax, la chambre des pairs fit une adresse très vive, et le ministère fut obligé de ne point contredire la juste indignation qu’elle éprouvait pour l’honneur de la reine. Celle-ci ne put se dispenser d’en faire ses remercîmens. Ce début avait glacé le courage des plénipotentiaires. Il fallut que le secrétaire d’état le réchauffât du sien. Ce fut souvent son rôle dans tout le cours de cette affaire. En la commençant, il savait que l’intrépidité et l’opiniâtreté étaient les conditions du succès. Sans cesse obligé de ranimer l’énergie de lord Oxford ou de se passer de lui, il marcha résolument, jusqu’au terme, bravant le danger, surmontant les obstacles, et les scrupules comme des obstacles. Il reconnut bientôt qu’on satisfaisant aux convenances diplomatiques par son concert apparent avec les alliés, il devait ouvrir ou plutôt continuer avec la France une négociation séparée. Tandis qu’à Utrecht des difficultés s’élevaient, qui arrêtaient même les envoyés anglais, Saint-John s’en expliquait avec Torcy, tantôt l’engageant à céder, tantôt lui promettant de tout aplanir, imputant tous les retards aux efforts de la faction expirante de la guerre, se faisant fort de la réduire ou de la jouer. Ainsi, pendant qu’on négociait sans conclure en Hollande, Londres et Paris traitaient par correspondance, et les plénipotentiaires français ne produisaient à Utrecht aucun plan qui n’eût été préalablement communiqué à l’Angleterre. La duplicité de cette conduite allait être singulièrement aggravée par les hostilités qui reprenaient au printemps. Il était difficile et périlleux de s’entendre en se faisant la guerre, genre de débat qu’on ne peut soutenir par argumens communiqués. Le prince Eugène, à la tête des troupes allemandes et hollandaises, s’apprêtait à rentrer en campagne, et le duc d’Ormond ne pouvait se dispenser de l’y suivre avec l’armée anglaise et les auxiliaires à sa solde. Les traités obligeaient tous les contractans à une active coopération. Qu’arriverait-il cependant de la négociation, si la fortune des armes venait à changer la position respective des parties belligérantes, et surtout empirer la condition de la France ? Comment l’Angleterre retirerait-elle les concessions déjà promises, ou y amènerait-elle ses alliés ! Le parti de la paix était condamné à craindre la victoire.

Un jour, à la chambre des communes, un membre du nom de Hampden se récria sur la mollesse avec laquelle la guerre était conduite : « Elle est aussi vaine que les négociations, dit-il ; nous sommes amusés au dedans par les ministres, joués au dehors par les ennemis. » Saint-John ne put se contenir, et il avoua avec émotion qu’il se sentait blessé par des insinuations qui portaient jusqu’à sa majesté. Pour de moindres offenses, des membres avaient été envoyés à la Tour ; mais il espérait, si l’orateur avait cherché cet honneur, que la chambre serait d’un autre avis. Saint-John dut être éloquent sur ce thème, et nous n’avons de son discours que ces paroles de procès-verbal, auxquelles sir Richard Onslow fit une réponse célèbre. Il qualifia cet emploi du nom de la reine de violation des privilèges du parlement (22 mai 1712).

Il n’était que trop vrai cependant que la reine était personnellement engagée dans le double jeu auquel se condamnait son gouvernement. L’Angleterre ne faisait plus la guerre qu’en apparence. Ce fut la reine elle-même qui, sans avoir prévenu Saint-John (il le raconte ainsi), proposa en conseil de donner au duc d’Ormond l’ordre de rester inactif les armes à la main. Au premier moment, le secrétaire d’état, inquiet, voulût hasarder un doute ; mais elle fit un certain mouvement d’éventail qu’il connaissait pour le signe d’une résolution prise, et il se soumit. Les instructions générales données au duc lui prescrivaient de poursuivre la guerre avec vigueur, et l’instruction particulière que Saint-John écrivit, par le commandement de la reine, lui interdit d’entreprendre aucun siège ou de risquer aucune bataille sans une expresse autorisation. Le même jour, cette résolution, secrète pour les alliés, était communiquée à la France, et par elle à Villars, qui commandait son armée. Ormond était un homme léger, mais brave, et qui prétendait au caractère chevaleresque. Son gouvernement le mettait, il faut en convenir, dans une situation peu digne de sa loyauté. Pressé d’agir par Eugène, qui voulait attaquer Le Quesnoy, Ormond refusa sous divers prétextes. Villars, qui avait les mêmes instructions, croyant à une suspension d’armes de fait, se gardait négligemment. Eugène apercevait des occasions favorables ; il les voulait saisir, et il en était toujours empêché par les objections ou les lenteurs du général anglais. Les alliés soupçonnaient qu’ils étaient trahis. Ormond colorait comme il pouvait sa conduite. Il avoue dans ses lettres à Saint-John qu’il est souvent bien embarrassé, et que ce jeu ne pourra durer longtemps. Il parvint ainsi à entraver quelques opérations importantes ; mais il ne put refuser aux alliés des détachemens d’auxiliaires. Villars se plaignit ; Ormond s’excusa, alléguant la fausseté de sa position et promenant de ne s’associer comme partie principale à aucune offensive. C’était déjà trop pour le prince Eugène et pour les états-généraux, et quand leurs plaintes furent portées à Urecht, l’évêque de Bristol, sans donner là-dessus aucune explication, déclara que la reine d’Angleterre, lasse de voir la Hollande n’entrer de concert, avec elle dans aucun plan de pacification, se croyait en droit de prendre séparément ses mesures et libre de tout engagement (2 juin 1712).

Pendant ce temps, on avait eu connaissance à Londres des instructions données au duc d’Ormond. Halifax à la chambre des lords, Pulteney à celle des communes, crièrent à la trahison. « J’espère, dit Saint-John, n’être jamais taxé de trahison pour avoir agi dans le plus grand intérêt de la Grande-Bretagne. Je me glorifie de ma faible part dans cette négociation, et à quelque censure que je puisse m’exposer pour cette cause, la pure satisfaction d’avoir agi dans cette vue serait une récompense et une consolation suffisante pour tout le reste de ma vie. » L’esprit pacifique avait fait d’assez grands progrès pour que ce mot de paix fût une réponse à tout, et un vote de confiance dans les deux chambres vint donner au gouvernement tout pouvoir d’aller de l’avant. La première chose à faire était maintenant d’arriver à une suspension d’armes que Saint-John n’aurait osé consentir, si quelques points fondamentaux n’avaient été préalablement réglés. Le premier de ces points était la renonciation du roi d’Espagne à la couronne de France pour lui et ses descendans, car on ne songeait plus à le détrôner. La question, même ainsi réduite, était d’une grande difficulté. « L’aîné de la race est l’héritier nécessaire de la royauté, disait Torcy, c’est la loi de la monarchie, et nous sommes persuadés en France que Dieu seul peut l’abolir. » - « Nous voulons bien croire, répondait en français Saint-John, que vous êtes persuadés en France que Dieu peut seul abolir la loi sur laquelle le droit de votre succession est fondé ; mais vous nous permettrez d’être persuadés dans la Grande-Bretagne qu’un prince peut se départir de son droit par une cession volontaire, et que celui en faveur de qui cette renonciation se fait peut être justement soutenu dans ses prétentions par les puissances qui deviennent les garantes du traité. » Cette renonciation, péremptoirement exigée, avait enfin été obtenue de Philippe V, et cette épineuse question semblait à peu près aussi bien réglée qu’elle peut l’être là où l’on ne consulte pas ceux qui ont seuls caractère pour la régler définitivement, c’est-à-dire les peuples.

C’est de ce moment que la reine s’était déclarée affranchie de toute obligation envers ses alliés. Elle n’avait plus pour conclure l’armistice qu’à obtenir une garantie des engagemens pris avec elle. Elle l’obtint par la promesse d’ouvrir à ses troupes les portes de Dunkerque, et, une fois maîtresse de ce point, elle vint en personne communiquer au parlement les conditions générales auxquelles elle espérait la paix (6 juin 1712). C’était le fruit des efforts persévérans de son ministre ; il n’avait pas été moins actif à se préparer une majorité qui osât braver le mécontentement public, car les fonds baissèrent, chose étrange, à l’annonce d’une paix. Il est vrai que bien des espérances populaires étaient déçues, et l’orgueil national mal satisfait. L’adresse de remerciemens n’en fut pas moins aux communes votée par acclamation, et, malgré l’opposition de Godolphin et de Cowper, les pairs ne purent résister à l’exemple. Seulement une protestation très forte contre le rejet d’un amendement de Cowper ne fut rayée du registre qu’à la majorité de 90 voix contre 64. Ce fut là le vote décisif. Le 31 juin, la reine prorogea le parlement par un discours habilement fait, où elle l’engageait au-delà des termes des adresses qu’il avait votées. On crut reconnaître dans ce discours la touche de Saint-John, et l’on observa que tant qu’il fut ministre, les harangues royales, auxquelles il employait la plume même de Swift à défaut de la sienne, furent remarquables par une rédaction supérieure.

L’impulsion était donnée, et désormais irrésistible. Quelle que fût la paix, elle serait accueillie, et l’on souscrirait aux stipulations jugées inacceptables peu de mois auparavant. Dès lors on marcha d’un pas rapide au dénoûment. Une suspension d’armes fut consentie entre la France et l’Angleterre ; le duc d’Ormond signifia aux confédérés qu’il cessait toute coopération, et le brigadier Hill entra dans Dunkerque. Le prince Eugène, qui avait pris Le Quesnoy, tenait la campagne ; mais Villars gagnait sur le comte d’Albemarle la bataille de Denain, et Saint-John était créé pair, baron Saint-John de Lidyard-Tregoze dans le Wïltshire, et vicomte Bolingbroke. C’est le nom qui a passé à la postérité. Par ces titres, il réunissait les honneurs des deux branches de sa famille, l’une royaliste, l’autre parlementaire au temps de Charles Ier, et sa prétention était de concilier ces deux esprits dans sa personne et dans sa conduite. Comme il n’avait pas d’enfans, il fut décrété que ses honneurs seraient réversibles à son décès sur la tête de son père, qui vivait encore, et sur celle des enfans de son père.

Ce père, sir Henry Saint-John, était un personnage original, d’une réputation équivoque, et qui dans sa jeunesse avait eu besoin de lettres d’abolition pour avoir tué dans un souper un des convives. Quand son fils fut nommé vicomte : « Ah ! lui dit-il, Harry, j’ai toujours dit que vous seriez pendu : mais à présent je crois que vous serez décapité. » Cette pairie, à laquelle se joignit la lieutenance du comté d’Essex, semblait cependant élever selon ses vœux la fortune de Saint-John ; mais à son ancien dévouement pour le comte d’Oxford avait succédé la défiance, puis le mépris, puis l’aversion. Il le trouvait incapable, irrésolu et inactif, si ce n’est pour l’intrigue, et d’une fausseté qui rendait avec lui les rapporte insupportables. Il se croyait envié de son supérieur officiel, — et persuadé qu’à lui seul était dû le succès de leur commune administration, puisqu’il était le véritable auteur de la paix, il songeait à lui disputer le premier rang. Du sein de l’assemblée, où son éloquence était sans rivale, il se jugeait déjà aussi puissant et certainement plus redoutable qu’un premier ministre cantonné dans l’autre chambre, où ne prévalait pas son esprit. « Il siérait mal à l’amitié que je professe pour vous, écrivait-il le 23 juillet à lord Strafford, de ne pas vous confier naturellement ce qui se passe dans mon cœur, et de ne pas vous avouer ce que je n’avouerais à nul autre : c’est que ma promotion a été pour moi une mortification, dans la chambre des communes, je puis dire, que j’étais à la tête des affaires, et j’aurais continué à m’y maintenir avec ou sans la cour. Il n’y avait donc rien qui pût flatter mon ambition à me faire sortir de là, si l’on ne me donnait le titre qui a été pendant beaucoup d’années dans ma famille, et qui n’a fait retour à la couronne qu’il y a un an, par la mort du dernier aîné de ma maison… Me créer pair n’était pas une faveur, quand on a été forcé d’en créer tant d’autres pour avoir la majorité, et comme Elle a eu besoin de mes services dans la chambre des communes pendant la session, elle ne pouvait moins faire que de me créer vicomte. Sans cela, j’aurais été précédé par des gens que je n’étais pas né pour suivre… Je vous avoue que de ma vie je n’ai été aussi indigné, et le seul motif qui m’ait empêché de me porter à des extrémités est ce qui aurait dû engager quelqu’un à en mieux user avec moi. Je savais que la moindre rupture entre moi et le lord trésorier donnerait du courage à nos ennemis communs. » Ici perce le regret de n’avoir pas au moins obtenu un titre égal à celui d’Oxford, d’autant que Powlet Saint-John était mort au mois d’octobre précédent comte de Bolingbroke. On semblait donc avoir eu l’intention de mettre entre le trésorier et le secrétaire d’état une inégalité que la reine marqua davantage encore en donnant au premier seul l’ordre de la Jarretière. On peut dire que de cette époque, il y eut rupture entre les deux chefs du même parti les deux membres du même cabinet, et telle fut leur mutuelle inimitié, qu’ils y sacrifièrent désormais l’un et l’autre non-seulement le bien de l’état, mais le succès de leurs propres opérations, et jusqu’à l’intérêt de leur fortune et de leur sûreté. Cette division fut la ruine de leur parti, qui n’a pas mis moins de soixante ans à s’en relever.

Il fallait cependant conclure la paix générale ; elle n’existait encore qu’en projet. L’Angleterre en avait posé les bases, et par la suspension d’armes, elle avait de son chef pris le rôle de médiatrice. Le procédé n’était ni courtois ni loyal. Abandonner en pleine guerre ses alliés, c’était porter à la fois le trouble dans les négociations et dans les opérations de la campagne. Les pièces de l’échiquier étaient déplacées. On avait vu, par ce revirement subit, Ormond se concerter avec Villars et gêner ou desservir Eugène ; on avait vu les auxiliaires à la solde des Anglais les déserter pour suivre le drapeau de la coalition. La médiation dont l’Angleterre s’emparait de vive force n’était acceptée de personne, et les conditions annoncées semblaient peu propres à la rendre désirable. La France devait reconnaître formellement la succession protestante dans la maison de Hanovre et forcer le prétendant à quitter son territoire. Philippe V était accepté pour roi des Espagnes et des Indes moyennant renonciation solennelle de sa part à tous droits à la couronne de France, et de la part des ducs de Berry et d’Orléans à tous droits à la couronne d’Espagne. L’Angleterre garderait Gibraltar et le Port-Mahon. Dunkerque devait être démoli. Un traité de commerce serait conclu. La Hollande aurait les frontières et les agrandissemens convenables. Le duc de Savoie prendrait la Sicile, et ses états deviendraient un royaume. Les Pays-Bas, Naples, la Sardaigne, une partie de la Toscane et de la Lombardie, passeraient à l’empereur. Des accroissemens de territoire étaient indiqués pour les électeurs de Bavière et de Cologne. En soi, ces conditions étaient assez équitables : de la part de l’Angleterre, elles pouvaient passer pour modérées. Jamais, je crois, en de telles circonstances Guillaume III n’eût consenti à laisser un Bourbon à Madrid. Après Oudenarde et Malplaquet, on pouvait croire que l’ascendant de Marlborough, et certainement une victoire de plus, eût réduit la France à de bien autres sacrifices. L’orgueil britannique avait pu espérer et Louis XIV redouter bien davantage. Il sortait de la lutte vaincu, médiocrement affaibli, point humilié. C’était peu pour la haine trop implacable d’une nation rivale, trop légitime d’une nation protestante, contre un roi conquérant et persécuteur. Cependant la paix ainsi faite était encore avantageuse, et une politique très généreuse pouvait s’en contenter ; mais l’électeur de Hanovre professait qu’il ne se séparerait pas de l’empereur, mais l’empereur se disait lésé dans le partage, mais la probité des Hollandais déclarait qu’elle n’accepterait pas un traité refusé de leurs alliés. N’importe, toute résistance venait trop tard. Le cabinet anglais ne pouvait plus s’arrêter ; la trêve allait expirer. Il ne restait plus qu’à en finir séparément avec la France, l’Espagne et la Savoie, et Bolingbroke partit pour Paris.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. C’était l’emplacement d’un ancien jeu de mail, Mail, et une promenade qui longe le parc de Saint-James.
  2. Près de White-Hall ; c’était l’office du conseil privé.
  3. On sait que les titres de grand-chambellan et de lord chambellan désignent des offices différens. Le premier est héréditaire, le second est politique.