Bolingbroke, sa vie et son temps
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 409-450).
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BOLINGBROKE


SA VIE ET SON TEMPS.





I

On demandait un jour devant M. Pitt quelles étaient les plus regrettables des œuvres excellentes de l’esprit humain que le temps nous a ravies. L’un disait : Les livres perdus de Tite-Live ; un autre, ceux de Tacite ; un troisième, une tragédie latine. — Un discours de Bolingbroke, dit M. Pitt. — La réputation d’orateur que Bolingbroke a laissée est en effet du premier ordre. La postérité l’a respectée sur la foi des contemporains. L’homme d’état n’a pas échappé aux arrêts sévères de l’histoire. La raison a contesté les doctrines du philosophe, et, si le mérite de l’écrivain est encore reconnu, il a été mis à son rang par la critique. Le caractère de Bolingbroke, comme sa politique, ses principes et ses ouvrages, est tous les jours librement discuté ; mais son éloquence est hors de question, et l’on peut dire que c’est la seule partie de sa renommée que le temps ait laissée tout entière. « Lord Bolingbroke, dit Voltaire, un des plus brillans génies et l’homme le plus éloquent de son siècle ! » Comment contester ce jugement ? Comment apprécier un talent dont aucun monument ne subsiste ? Dans les recueils les plus complets des débats du parlement britannique, à peine rencontre-t-on cinq ou six fois le nom de Bolingbroke, et, réunis ensemble, les extraits de discours qu’on lui attribue ne formeraient pas vingt lignes. À toutes les époques, les Anglais ont estimé l’éloquence à son prix. L’histoire, depuis deux siècles et plus, ne nomme pas un de leurs hommes illustres sans dire comment il parlait, et c’est chez eux le plus populaire comme le plus nécessaire des talens. Cependant un long temps s’est écoulé avant que l’on prît soin de livrer et de conserver à la nation les discours prononces pour elle. Non-seulement les discussions des deux chambres sont restées généralement secrètes jusqu’à l’époque de la guerre d’Amérique, mais on essayait peu, avant cette époque, de dérober au mystère et à l’oubli les paroles les plus mémorables, les plus décisives, les plus brillantes, qui remuaient les assemblées, influaient sur les affaires, et pouvaient devenir des élémens de l’histoire. Si quelquefois les opinions étaient recueillies par des auditeurs un peu plus curieux que les autres, leurs maigres analyses n’en conservaient guère que la substance, et il faut arriver jusqu’à lord Chatham pour trouver quelques fragmens développés, où se reconnaissent encore le mouvement, la forme et la couleur du talent. Quant à Bolingbroke, on doit renoncer, autrement que par ses écrits qui ont parfois le ton un peu oratoire, à se faire une exacte idée des moyens de séduction qu’au rapport des contemporains il portait du monde à la tribune. Mais, quels qu’ils fussent, il a joué par eux un assez grand rôle dans les affaires de son pays et de l’Europe, la supériorité de son esprit est attestée par d’assez frappans témoignages, enfin il offre dans sa personne un assez curieux assemblage de bien et de mal, de qualités éclatantes et de passions dangereuses, d’idées élevées et d’opinions suspectes, pour qu’on puisse avec un vif intérêt rechercher quelle fut sa vie, et la raconter avec l’espérance d’être lu. Son nom d’ailleurs est parmi nous plus connu que lui-même. C’était un ministre qui plaisait à Louis XIV et un philosophe du goût de Voltaire. Il a résidé en France longtemps, et il avait laissé quelques souvenirs à la société du XVIIIe siècle. Heureusement ces souvenirs sont restés obscurs ; on ne sait pas bien précisément parmi nous ce qu’il faut penser du rôle qu’il a rempli, de ses talens vantés avec une sorte de mystère, de son caractère, sur lequel ceux mêmes qui l’ont loué ne s’expliquaient pas. L’histoire d’Angleterre, que l’on nous permette de le dire, a été en France, après la chute des Stuarts, si mal sue et si peu comprise, qu’il était difficile à nos aïeux, contemporains de Bolingbroke, de se bien expliquer un tel personnage, et l’on est toujours frappé d’étonnement, quand on lit ce qui, pendant plus de cent ans, s’écrivait chez nous sur le compte de nos voisins. Il faut, bien entendu, excepter Voltaire et Montesquieu ; mais ni l’un ni l’autre n’entrent dans les détails de l’histoire, et quand le premier parle de Bolingbroke, on sent qu’il ne dit pas tout séduit peut-être par sa renommée philosophique, un écrivain qui avait pu le voir, un élève de Voltaire, Saint-Lambert, a composé en 1753 un essai sur la vie de Bolingbroke. C’était assurément un homme d’esprit et un homme du monde. Il y a des choses agréables dans son ouvrage ; mais, sans parler de quelques erreurs matérielles assez étranges, il est singulier de voir à quel point les affaires d’Angleterre y sont présentées sous un faux jour. Ce qu’apportent avec elles les révolutions, ce que sont les partis dans un pays libre, ce que les opinions politiques peuvent inspirer de liassions, imposer de devoirs, entraîner d’excès, enfin la situation et le rôle de la royauté, des chambres, des ministres aux murs de Westminster, tout cela qu’on pouvait en quarante-huit heures aller voir de ses yeux, semble aussi ignoré d’un écrivain qui connaît Versailles, d’un colonel qui sera de l’Académie, que pouvaient l’être les événemens énigmatiques de quelque obscure république de l’antiquité. Un an après Saint-Lambert, Favier traduisit, sous le titre de Mémoires secrets de mylord Bolingbroke, une lettre apologétique où cet homme d’état explique sa conduite comme il lui convient. Favier était, on le sait, un publiciste de profession. Il faisait pour Louis XV et pour ses ministres des mémoires sur les cours de l’Europe, et il a été le maître de Dumouriez. Cependant il n’a pas l’air de s’être rendu un compte bien lumineux des affaires de la cour de Saint-James, et ce qui est public en Angleterre est encore resté pour lui un secret d’état. Enfin le général Grimoard, qui en 1808 a publié une traduction en trois volumes de lettres choisies de Bolingbroke avec un essai sur sa vie, a beau venir après la révolution française, il comprend les choses à peu près comme ses devanciers, et il parle de l’Angleterre avec autant d’intelligence que le faisait à la même époque le Moniteur universel. Ce sont là de ces exemples trop communs qui donnent de terribles doutes sur tout ce qui se raconte, et qui font trembler pour la vérité de l’histoire.

Après ces remarques, il y aurait une insupportable fatuité à promettre des récits plus vrais et des appréciations plus justes, si l’on ne se hâtait de dire que l’on s’appuie en écrivant sur les documens que l’Angleterre fournit en si grand nombre aujourd’hui à qui veut étudier un moment ou un événement quelconque de son histoire dans le dernier siècle[1]. Et puis, pourquoi n’en pas convenir ? on s’imagine que ceux qui ont vécu, depuis trente ou quarante ans, au cœur des affaires de la France ont appris la langue que parle l’histoire d’Angleterre. Les sentimens et les pensées qui animent les acteurs ou les témoins de ces scènes appelées restauration, révolution, la vie des partis, le monde parlementaire, sont des choses qu’ils doivent connaître au moins par expérience. Il peut être aujourd’hui très inutile de savoir tout cela, et nous penchons à le croire ; mais enfin ils le savent, et il leur manque la flexibilité d’esprit nécessaire pour apprendre autre chose. Peut-être leur passera-t-on d’oser écrire sur ce qu’ils pensent connaître, de profiter d’une expérience qui probablement doit finir avec eux, et de parler de ce dont ils se souviennent avant que ce soit tout à fait oublié. Les hommes d’aujourd’hui seront plus heureux : dispensés d’un laborieux apprentissage, ils recueilleront sans avoir semé ; leur destinée ne leur coûtera nul effort ; ils jouiront du bonheur de leur patrie sans y être pour rien, et s’étonneront qu’on ait pris tant de peine avant eux pour des choses aussi indifférentes que les affaires publiques.

Essayons donc de raconter ce qui se passait au commencement du dernier siècle chez une nation condamnée par la Providence à cette sorte de travail forcé que l’on nomme la liberté politique.


II

Henry Saint-John naquit le 1er octobre 1678 à Battersea, dans un domaine longtemps possédé en Surrey par ses ancêtres. Sa famille était d’une ancienne noblesse : le nom de Saint-John se lit parmi ceux des compagnons de Guillaume le Conquérant. Guillaume de Saint-Jean était, suivant le rôle de l’abbaye de la Bataille, le quartier-maître général ou le maréchal des logis de l’armée normande, comme disent les écrivains qui ne se piquent pas de rester aussi fidèles au ton des chroniques que M. Augustin Thierry. Mabile, dernière héritière du nom de Saint-Jean, le porta dans la maison des seigneurs de Basing, en épousant Adam de Post, d’une race saxonne du Hamshire, laquelle possédait vingt-cinq manoirs avant la conquête. Guillaume, son fils, prit sous le roi Jean le nom maternel, et devint le chef et la souche d’une famille considérable et quelquefois citée dans l’histoire. Des deux branches titrées, l’une, celle des lords de Bletsho, comtes de Bolingbroke, se distingua lors de la révolution dans le parti du parlement ; l’autre, celle des seigneurs de Lidyard Tregoze, vicomtes Grandison, se signala dans le parti du roi. Vers le même temps, le chef d’une autre ligne, sir Walter Saint-John de Battersea épousait sa cousine, la fille du lord grand juge Saint-John, qui avait marqué dans le parti républicain. Il siégea au parlement sous Charles II et Guillaume III, et ne mourut qu’en 1708. Son fils épousa lady Mary, seconde fille du comte de Warwick, et il en eut plusieurs enfans. L’aîné était Henry, le seul de cette race qui dût illustrer son nom ; sa famille était pieuse et austère, séparée par des dissidences religieuses de l’église épiscopale ; et quoique son père ne fût rigide ni dans la foi ni dans les mœurs, on croit que son enfance fut soumise à la discipline prêcheuse des ministres puritains. Du moins dit-il quelque part qu’on l’obligeait, chez son aïeul, à lire jusqu’à la dernière page les commentaires d’un docteur Manton, qui se vantait d’avoir composé cent dix-neuf sermons sur le cent dix-neuvième psaume.

Eton est l’école de l’Angleterre qui ressemble le plus à nos collèges malgré de notables différences, et qui a produit le plus grand nombre d’hommes illustres dans la politique et dans les lettres. Deux élèves s’y faisaient remarquer à la fin du XVIIe siècle : Robert Walpole et Henry Saint-John ; l’un d’un esprit droit, solide, pénétrant, mais sans éclat et même sans facilité, et qui n’arrivait au succès que par le travail ; l’autre, d’une intelligence vive et brillante, dont le talent précoce se développait sans effort et se formait sans étude. Dès lors, tous deux se déplurent ; ils furent rivaux, destinés à demeurer tels et même quelque chose de plus pendant toute leur vie ; c’étaient, pendant toute leur vie, d’anciens ennemis de collège.

Celui qui devait un jour succomber dans la lutte semblait de beaucoup alors le plus richement partagé des dons qui présagent la fortune et aident à la renommée. Sa figure belle et prévenante, les grâces de sa personne et de ses manières, ajoutaient au charme d’un esprit vif et piquant, secondé par des facultés puissantes, et quand Saint-John entra à l’université d’Oxford par le collège de l’église du Christ, il y fit aussitôt admirer ses talens et prédire ses succès. Mais une certaine inquiétude se mêlait déjà aux espérances que donnait sa brillante jeunesse. Quoiqu’il ne négligeât pas d’orner et d’exercer son esprit, son penchant l’entraînait avec excès vers le plaisir, et sans scrupule comme sans choix, il s’abandonnait à toutes les passions dont la cour de Charles II avait laissé l’exemple à la jeune noblesse. Quoiqu’il possédât la littérature latine, sût très bien l’italien et le français, et qu’il prétende avoir toujours conservé le goût de l’étude, il ne parut, à peine entré dans le monde, connaître d’autre ambition que celle de tout dépasser par l’éclat de ses désordres : complaire aux ruineux caprices des plus fastueuses courtisanes, absorber sans trouble apparent des flots de vins précieux, c’est toute la réputation qu’il paraissait poursuivre, et rien n’indiquait encore à cette époque qu’il dût être autre chose qu’un libertin spirituel, ni laisser d’autre souvenir que celui de quelques bons mots improvisés dans l’ivresse. Cependant il faisait quelquefois des vers. On en a conservé qu’il écrivit à la louange de Dryden et de sa traduction de Virgile[2]. Il protégea, dit-on, généreusement la vieillesse et la décadence du poète dont il aimait le mâle talent et la très libre conversation. Une ode, Almahide, des stances à une maîtresse et le prologue d’une tragédie d’Altemire, tels sont les médiocres monumens de son talent poétique. Il composait des vers pour se faire en tout comparer à Rochester ; mais il ne l’égalait pas.

Il fit bientôt un voyage sur le continent ; on croit qu’il y séjourna deux années. Dans ce voyage, dont il ne reste aucune trace hors deux lignes d’une lettre où l’on voit qu’il passa par Milan, il acheva d’acquérir une connaissance assez parfaite de la langue française pour qu’il pût la parler et l’écrire avec facilité, avantage dont il tira beaucoup de parti dans sa carrière politique. À son retour, il se maria, quoique peu préparé par son âge et par ses mœurs pour un tel engagement. Il épousa, à vingt-deux ans, la fille de sir Henry Winchescomb, qui lui apporta une grande fortune, 40,000 livres sterling, dit-on. Cette union, comme on pense bien, ne fut pas heureuse. Le mari, impérieux et volage, se plaignit bientôt de l’humeur de sa femme, qui se plaignait de ses infidélités. Les griefs de part et d’autre firent un peu de bruit, et longtemps avant le jour où les événemens les séparèrent, ils vécurent dans les froids rapports d’une mutuelle indépendance. Mais avant toute rupture, au moment où par son mariage Saint-John semblait régler sa vie, il tourna ses regards vers le parlement. Son grand-père, qui vivait encore, y avait siégé pour le comté de Wilts, où son père était élu par le bourg de Wotton-Basset. La famille de sa femme figurait aussi avec influence dans la chambre des communes, et il y remplaça son père aux élections générales de 1700. Au même moment, son ancien condisciple Robert Walpole entrait au parlement pour le bourg de Castle-Rising, Norfolk. Rivaux futurs, déjà peut-être jaloux, il ne pouvaient s’unir sous un commun drapeau. Le parti whig ouvrit ses rangs au jeune Walpole. Pour Saint-John, il avait été élevé parmi les dissidens attachés tous aux principes de la révolution de 1688. Son père, homme de mœurs légères, n’était ni presbytérien ni républicain ; pourtant, élu par les whigs, il votait en whig au parlement. Le fils était un esprit libre et téméraire, au moins indifférent aux croyances religieuses, peu touché de l’autorité des traditions, des engagemens ou des doctrines, entreprenant, indépendant, ambitieux ; il se jeta dans le parti tory, dont il devint bientôt la force et la parure.

Mais ici, pour bien expliquer sa conduite, il faut écrire, ou peu s’en faut, un fragment de l’histoire d’Angleterre.


III

Rien n’est plus populaire aujourd’hui dans la Grande-Bretagne que le souvenir de 1688 et la gloire de Guillaume III ; mais le sentiment de la postérité n’était pas celui des contemporains. Sans doute la révolution avait assuré la puissance et l’inviolabilité des principes pour lesquels la nation avait souffert et lutté, surtout depuis quarante ans. La vieille et chère constitution, développée dans le sens de la liberté publique, était enfin assise ou raffermie sur de solides fondemens. Le pays voyait à la fois ses traditions consacrées, son ambition satisfaite, sa sagesse récompensée par ses lois, et un prince dont il pouvait être fier lui avait été donné comme pour rattacher à la délivrance d’un grand peuple le prestige d’un grand homme. Cependant, tant que dura son règne, l’inquiétude, le doute et même un certain mécontentement émurent, sinon profondément le gros de la nation, au moins les grands partis et ce qu’on appelle dans les états libres le monde politique. Quand on a exécuté l’entreprise toujours hasardeuse de se donner un gouvernement, j’entends un gouvernement fondé sur des principes et tenu d’observer la justice et les lois, on devient d’autant plus difficile pour lui, qu’on en a plus attendu, et les obstacles qu’il rencontre, les périls qu’il court, les fautes qu’il commet, étonnent et inquiètent d’autant plus qu’il est nouveau, qu’il a ses preuves à faire, son existence même à justifier. Sitôt que, par une fatalité inévitable, il laisse apercevoir qu’il est dans la condition de toutes les choses humaines, c’est-à-dire imparfait, gêné, destructible, on entre en défiance de sa durée, on se demande si l’on a eu raison d’applaudir ou de coopérer à son établissement. Les timides s’effraient trop, les difficiles exigent trop. Un pouvoir héréditaire que l’on n’a pas vu naître, qu’on ne croit pas voir mourir, est admis presque comme quelque chose de nécessaire. On peut plaindre ses revers ou blâmer ses erreurs, on en conçoit peu d’inquiétude. Les individus ne se sentent pas responsables de sa destinée et sont portés à croire en son avenir, parce qu’ils semblent n’y pas être personnellement intéressés. Un sentiment contraire, qui devrait rendre plus indulgent pour un gouvernement qu’on a vu s’établir, rend quelquefois plus sévère à son égard ; on lui pardonne moins parce qu’on s’y intéresse davantage, et la crainte même qu’il n’échoue l’affaiblit encore et le met en péril. Bien donc que la nation anglaise ne se soit jamais repentie d’avoir été la couronne aux Stuarts pour la donner aux Nassau, des citoyens éclairés purent, en voyant les embarras du nouveau règne, les résistances des partis, leurs luttes ardentes secondées et comme animées par les institutions nouvelles, se demander avec anxiété si le grand changement de 1688 avait été nécessaire, et l’établissement d’alors, conçu pour le plus grand bien de la société. Il en avait coûté à beaucoup de consciences pour y souscrire. Ce sacrifice fait à l’utilité publique, avait-on eu raison de le faire ? C’est là de ces questions qu’on peut indéfiniment agiter et dont la solution est en grande partie du ressort des événemens. Dans l’église surtout, on se la posait avec des scrupules rétroactifs. Jacques II était détesté, mais son frère avait laissé dans le cœur des Anglais un bon souvenir qui ne s’explique guère chez un peuple aussi sensé, et il a fallu toutes les révélations de l’histoire pour ramener son nom au degré de mépris qui lui est dû. Tandis que leurs récens malheurs rendaient moins odieux le nom des Stuarts, leur habile successeur se donnait dans sa pensée une mission un peu différente de ce que la nation attendait de lui. Les grands intérêts du protestantisme, la grande cause de l’indépendance de l’Europe, menacée à ses yeux par la France, les grandes passions qui tout jeune l’avaient engagé, lui, le chef contesté d’une petite république de marchands, dans une lutte d’égal à égal contre le plus puissant monarque du monde, ne cessèrent pas de le préoccuper sur le trône de l’Angleterre autant et plus peut-être que le maintien littéral et l’heureux ménagement des institutions de son royaume. Quelquefois peut-être cette fière nation put croire que les pensées de son roi avaient un autre objet qu’elle-même, et qu’elle n’était pour lui, faut-il le dire ? qu’un instrument. Jusque dans son gouvernement intérieur, il ne fut jamais peut-être en pleine intelligence avec ceux-là même qui l’avaient appelé à la couronne. Sincèrement résolu à respecter la religion et les institutions nationales, il avait peine à concevoir qu’on prit plus de sûretés contre lui que contre les princes qui les avaient comprimées ou trahies. Jamais il n’admit que son nom, ses convictions, son avènement, sa gloire, ne fussent pas la première sauvegarde des droits du pays, et qu’on lui demandât plus qu’aux Tudors ou aux Stuarts. Il voyait une défiance injurieuse, il voyait de l’injustice et de l’ingratitude dans les précautions, dans les restrictions que chaque loi nouvelle opposait à l’exercice de son pouvoir. Habitué par tradition de famille à faire une guerre de chicane à l’esprit républicain, il croyait le retrouver dans le génie constitutionnel de l’Angleterre, et il doutait quelquefois s’il était roi, trouvant sa politique moins libre, sa volonté moins à l’aise dans le palais de Henry VIII et d’Elisabeth que dans la résidence presque municipale de Guillaume le Taciturne. Il n’accepta souvent qu’avec effort les conditions qui lui étaient faites ; plusieurs fois il menaça de déposer son autorité plutôt que de la garder à ce prix, et il fallut toute la supériorité de son âme pour qu’il consentit à exécuter loyalement, contre son orgueil et contre sa raison, les clauses du contrat passé entre la nation et lui. Ce ne fut pas sans combats qu’il parvint à mettre d’accord son rôle et sa nature, et à demeurer à la fois un roi constitutionnel et un grand homme. Il y réussit cependant. De lui date cette forme nouvelle et perfectionnée de la royauté dans le monde, et il est probable que d’ici à plus d’un siècle, peu de monarques auront autant de mérite à l’accepter ; car si elle gêne les grands hommes, elle élève les hommes ordinaires. Mais s’il tint suffisamment sa parole, il disputa tout ce qu’il put disputer ; il ne dissimula ni scrupules ni ennuis, et son humeur mélancolique, sa froideur un peu défiante, ses manières simples et sévères, sa fierté qui dédaignait de plaire, ses amitiés exclusives, sa rare bienveillance, sa discrétion impénétrable, enfin ses qualités autant que ses défauts, éloignèrent de lui la faveur publique à ce point qu’un historien a pu dire avec raison que Guillaume III fut un roi moins populaire que Charles II.

Ce contraste entre son caractère et sa situation rendit laborieuse cette première expérience de la monarchie représentative. Tout fut contesté ; chaque pas fut lent et parut hasardé. On ne revint pas en arrière, mais on avança péniblement. Les hésitations ébranlèrent la confiance ; chaque victoire trop disputée ne put être obtenue sans transaction, et parut incomplète, ou laissa quelque ressentiment au vainqueur. On ne sut gré de rien : on ne se sentit pas toujours rassuré ni satisfait ; mais on apprit à réussir et à mériter, on apprit l’obstination et la prudence, ces deux vertus des peuples libres. Ainsi l’on gagna plus en réalité qu’on ne l’aurait fait, si la vie politique eût été plus facile ; mais les esprits absolus se plaignirent, les esprits faibles se troublèrent, les esprits hostiles prirent soin de tout envenimer. Tandis que ceux qu’on appelait les whigs républicains, et qui n’étaient guère que des libéraux défians, s’irritaient que la révolution portât si peu de fruits, ou les portât si péniblement, les jacobites demandaient ironiquement si elle valait ce qu’elle avait coûté, et exigeaient d’elle plus que de raison, habiles à trouver dans les institutions des armes contre les institutions mêmes. Ces opinions extrêmes se rencontraient parfois réunies dans une opposition querelleuse. Les whigs, qui pendant douze années restèrent prédominons, étaient bien obligés, en maintenant dans les lois les principes de la révolution, de soutenir le pouvoir, de l’assister dans ses embarras, de le couvrir dans ses périls, enfin de lui passer les exigences et même les fautes qui ne compromettaient rien d’essentiel. C’est à eux que revenait presque constamment la tâche ingrate de réprimer les complots ou les menaces des ennemis de la royauté protestante. Ils n’avaient pu le faire toujours avec une juste mesure, jamais sans paraître se départir en quelque chose des principes de liberté et de tolérance que réclamaient ceux-là surtout à qui ces principes étaient nouveaux. Tandis que le prince les trouvait encore trop près d’être républicains et se plaignait de leur jalousie envers le pouvoir, il obtenait assez d’eux pour que leurs adversaires les appelassent des courtisans. Dans le langage des partis, on est courtisan quand on appuie la royauté, républicain quand on défend la liberté, traître ou déserteur quand, de l’opposition montant au pouvoir, on soutient le gouvernement qu’on a voulu ; jamais on ne peut changer de situation sans passer pour changer de principes. Les tories n’épargnaient pas ces injustices à leurs adversaires, et, les accusant d’une souplesse excessive, se donnaient le facile avantage de les mettre en contradiction avec leur passé, sans négliger de montrer au besoin que le gouvernement pourrait trouver ailleurs des appuis plus honorables et plus consistans. Ils dénonçaient tour à tour leurs adversaires comme trop complaisans pour des whigs, ou trop révolutionnaires pour des royalistes ; eux seuls ils étaient le parti qui aurait su être gouvernemental avec indépendance et monarchique sans apostasie. Parfois opposans jusqu’à l’hostilité contre les principes de 1688, ils ne l’étaient pas contre le pouvoir royal en lui-même, et semblaient s’offrir à lui comme une réserve, aux Stuarts comme une avant-garde. Parmi eux d’ailleurs un grand nombre avaient pris part à la révolution. Les conséquences leur en pouvaient déplaire, et parmi ces conséquences la plus déplaisante était la puissance des whigs. C’est au point que, si cette puissance eût été exclusive et perpétuelle, l’irritation, la défiance et la crainte auraient peut-être replié successivement tous les tories sur les jacobites. Jamais cependant ils ne se laissèrent pousser tous à cette extrémité : une modération véritable ou une ambition intelligente retint plusieurs de leurs chefs dans un état de disponibilité pour le ministère. Le concours primitif des deux partis dans l’établissement de la dynastie nouvelle, leur force respective, la politique de Guillaume, n’avait presque jamais permis que le torisme fût absolument exclu de l’administration. Il y fut sans cesse représenté, soit par des hommes qui n’en avaient jamais renié les principes, soit par ces habiles, plus sincères qu’on ne croit, qui touchent alternativement aux deux partis, et qui peuvent les servir tour à tour sans les captiver ni les compromettre. Cependant les whigs, qui formaient le parti prépondérant, et dans les cas extrêmes toute la majorité, subissaient la loi commune aux partis de gouvernement ; ils s’étaient usés au pouvoir. Chaque dissolution avait éclairci leurs rangs dans le parlement. Attaqués à des titres divers, jugés ici trop maniables, là trop indociles, peu agréables au roi, si ce n’est dans la personne de quelques chefs, compromis dans l’opinion pour avoir toléré ou exploité les abus inévitables, ils voyaient baisser leur force et leur crédit, le gouvernement leur tombait des mains, et ils n’entraient au parlement qu’en nombre presque égal à celui des tories, quand Henry Saint-John fut élu membre de la chambre des communes.


IV

Le cabinet formé cinq ou six ans auparavant s’était peu à peu décomposé. Quoique les ministères de Guillaume III aient été en général des coalitions, quoiqu’il se soit presque toujours efforcé d’y réunir en de certaines proportions les deux partis qui l’avaient appelé au trône, cependant la nécessité des affaires l’avait, en 1694, forcé à donner aux whigs une domination à peu près exclusive. Parmi les tories modérés auxquels il pouvait sans trop de défiance laisser une grande part dans le gouvernement, le comte de Nottingham l’avait quitté le dernier ; homme versatile, mais attaché à la succession protestante et qui ne la trahit jamais. Sunderland, que ses variations profondément calculées avaient enfin amené au cœur du parti whig ; Shrewsbury, qui n’était lié au parti que par ses actions ; Godolphin, serviteur capable et fidèle de toute politique régnante, pourvu qu’elle fût raisonnable ; enfin Somers, Montague, Russell, dont les noms parlent d’eux-mêmes, étaient restés au pouvoir. C’est sous leurs yeux que s’était faite la paix de Ryswick ; ils en avaient l’honneur et la responsabilité. Ce traité, qui sans être glorieux avait au moins l’avantage de faire reconnaître au plus auguste représentant de la monarchie héréditaire et absolue une royauté fondée par une révolution, et qui amenait Louis XIV à s’entendre avec Guillaume III pour disposer de la monarchie espagnole, devait être le terme du pouvoir de ceux qui l’avaient signé. À peine avait-il été conclu qu’une grande question s’était élevée, celle des armées permanentes. Le fait l’a décidée sur le continent, et il faudra que de gré ou de force la liberté politique, si elle s’y naturalise jamais, s’accommode de cette solution ; mais on peut douter qu’elle se fût établie et consolidée en Angleterre, si au XVIIe siècle l’existence continue des troupes soldées n’y eut été considérée comme une exception, et si par exemple sous les Stuarts la force habituelle de l’armée se fût élevée à plus de sept ou huit mille hommes. Par le bill des droits, toute année permanente était interdite en temps de paix sans le consentement du parlement. Cet article avait été suspendu par la guerre ; mais la pacification générale de l’Europe devait mettre un terme au développement excessif de l’état militaire du pays. Cependant Guillaume III voulait conserver des forces de terre et de mer assez imposantes ; il craignait qu’un désarmement n’encourageât, ou ne ranimât la belliqueuse ambition de la France. Soit conviction, soit déférence, les hommes d’état whigs s’accordaient avec lui sur ce point, mais ils n’entraînaient pas tout leur parti, et donnaient beau jeu aux tories, qui, en désarmant le roi de la révolution, semblaient cette fois entrer dans l’esprit de la constitution et jouer le rôle du patriotisme. La majorité fut avec eux. Vainement le roi menaça-t-il de renoncer au gouvernement. L’armée fut licenciée, ou du moins réduite à sept mille hommes. La résistance que les chefs du parti de la cour avaient faite à cette mesure produisit un double et triste effet ; elle porta un coup funeste à la popularité des whigs dans l’esprit de la nation, et comme elle fut vaine, elle acheva de persuader au roi que pour le moment ils ne formaient pas à eux seuls un suffisant parti de gouvernement, et que sa politique serait mieux comprise ou mieux servie par les tories, s’il parvenait à les rallier. Déjà, devant la sévérité de l’opinion, lord Sunderland s’était cru obligé de résigner ses fonctions de lord chambellan. Edouard Russell, comte d’Orford, qui avait habilement dirigé la marine dans la dernière guerre, quitta l’amirauté, soupçonné de malversation. Enfin le premier des whigs, le chancelier Somers, poursuivi par la malveillance de la chambre, fut forcé de rendre le grand sceau. Ainsi l’administration s’en allait en lambeaux. Le duc de Shrewsbury avait été forcé, par une chute de cheval, de renoncer au poste de secrétaire d’état. Lui-même était convenu avec lord Sunderland qu’il fallait refaire une nouvelle majorité, et il partit pour l’Italie. Force était donc de recomposer le cabinet. Ce fut, avec l’agrément du roi, lord Rochester qui ouvrit la porte aux tories. Sous le titre de lord lieutenant d’Irlande, avec dispense de résider dans son gouvernement, il fut mis à la tête de l’administration. Le second fils du célèbre comte de Clarendon, Laurens Hyde, comte de Rochester, était un tory intolérant en politique comme en religion, à qui il ne manquait pour être jacobite que d’être resté fidèle en 1688 à Jacques II, son beau-frère. Ambitieux, impérieux, violent, il apportait au pouvoir plus d’autorité que d’habileté. Il fallait un ministre pour les affaires. Montagne, qui sous ce rapport possédait la confiance des communes, avait tout facilité en quittant la chambre et l’échiquier pour le titre, alors vacant, de lord Halifax. Godolphin fut élevé à la dignité de premier commissaire de la trésorerie. Il avait plutôt de la sagesse que des principes, et il couvrit le nouveau cabinet de son expérience et de sa neutralité. Sa présence au pouvoir annonçait l’adhésion du comte de Marlborough, dont la fille avait épousé son fils. Marlborough, disgracié quelque temps sous le dernier ministère, réconcilié depuis peu avec le roi, était puissant par son habileté et par ses intrigues, par une certaine grandeur qui frappait dans sa personne et couvrait son égoïsme et son avidité d’un prestige qu’on ne s’expliquait pas, car les jours de sa gloire n’étaient pas venus. Séparé de ses plus anciens conseillers, isolé dans son ministère, le roi réserva plus que jamais sa confidence pour des amis personnels, tels que les deux Hollandais Bentinck et Keppel, l’un comte de Portland, l’autre comte d’Albemarle, et il attendit de sang-froid la nouvelle majorité dont on lui annonçait la venue.

Il avait à regret consenti, six ans auparavant, à l’acte qui réduisait à trois années la durée des parlemens. Le quatrième de son règne avait atteint le terme légal en 1700, et c’est en vertu de cette loi que fut, au commencement de 1701, convoqué le cinquième parlement du règne, celui où parut Saint-John pour la première fois. Les tories l’avaient emporté dans les élections, et l’on comptait pour diriger la chambre sur Robert Harley. C’était un homme d’un âge déjà mûr, qui siégeait depuis longtemps dans le parlement sans y jouer un premier rôle, quoiqu’il s’y fût fait remarquer dès 1692 plutôt cependant par son intelligence que par son éloquence. Il avait en tout temps conduit un de ces détachemens d’hommes éclairés et flottans qu’on appelle en France tiers-parti, et qui pour leur politique louvoyante sont connus dans l’histoire d’Angleterre sous le nom expressif de trimmers. Mécontent de n’être pas compté autant qu’il s’estimait, il avait fini par pencher du côté des tories, et il passait après Montagne pour le membre le plus habile dans les matières de finances. À cette époque, les fonctions d’orateur de la chambre des communes n’étaient pas, comme aujourd’hui, reléguées dans un ministère d’impartialité. Loin de se renfermer dans une immobile dignité, le président pouvait sans trop se compromettre servir d’intermédiaire entre la couronne et l’assemblée, et exercer autour de lui une influence qui allait quelquefois jusqu’à la corruption. Harley, désigné par la cour, fut élu par 249 voix contre 125.

Trois grandes affaires occupèrent la session. La première est la succession au trône d’Angleterre. Anne, belle-sœur de Guillaume III et fille de Jacques II, mariée à George, prince de Danemark, était l’héritière constitutionnelle de la couronne ; mais elle venait de perdre le duc de Gloucester, son fils unique. Sophie, nièce par sa mère de Charles Ier et veuve du premier électeur de Hanovre, était après Anne la seule princesse du sang royal qui professât la religion réformée. Dans l’esprit de la révolution de 1688, c’était elle qui devait être appelée à la couronne. En ouvrant la session, le roi avait recommandé au parlement de prendre des mesures pour assurer la succession dans la ligne protestante, et Harley proposa ces mesures. Sa motion surprit et satisfit le public. Les tories étaient soupçonnés d’un secret penchant pour l’héritier direct de Jacques II. La plupart n’avaient pas sans regret porté atteinte aux règles ordinaires de l’hérédité monarchique, et auraient accueilli tout moyen honorable d’y revenir ; mais ils n’étaient pas ennemis de la constitution de leur pays, mais ils étaient zélés pour la religion de leur pays, ils se regardaient comme le parti de l’église. D’ailleurs on les attendait à cette épreuve. L’opinion publique était impérieuse, la nécessité pressante ; tout effort pour s’y soustraire eût été une vaine témérité. Il n’y avait de possible que ce qu’on fit. Saint-John en convient, et il s’associa aux mesures proposées, quoiqu’il ait écrit plus de trente ans après que son parti n’en fut pas extrêmement charmé et n’affecta pas de le paraître. Il convient qu’il y avait alors un grand levain de jacobitisme dans le camp tory. Le roi put d’ailleurs s’apercevoir qu’il avait peu gagné à ses nouvelles alliances. À la déclaration que la couronne ne pourrait jamais être portée hors de la communion de l’église établie par la loi, on ajouta dans Le même bill quelques dispositions pour prévenir l’influence des étrangers dans le gouvernement, assurer l’indépendance et la responsabilité du conseil privé, exclure, les fonctionnaires de la chambre des communes et garantir l’inamovibilité des juges. Whigs et tories, par des motifs divers, s’accordèrent pour prendre ces précautions constitutionnelles, qui, même depuis qu’on s’est relâché de quelques-unes, font de l’acte d’établissement [act of settlement) un complément nécessaire du bill des droits.

Une autre question des plus graves était posée par les événemens. Le roi d’Espagne venait de mourir léguant ses états au duc d’Anjou, second fils du dauphin de France, et Louis XIV avait accepté le testament. Cependant, en conséquence de la paix de Ryswick, un traité réglait le partage éventuel de cette monarchie, et il ne semblait pas que les puissances qui l’avaient signé fussent libres de ne le pas exécuter. La France, en le foulant aux pieds, ranimait les craintes jalouses de la Hollande et de l’Angleterre. Si le traité de partage ne devait pas subsister, au moins de nouvelles garanties devaient-elles être prises dans l’intérêt de l’équilibre européen. Des signes de guerre paraissaient donc à l’horizon. Cependant, comme le dernier traité avait été mal accueilli et qu’au fond les tories, alors prépondérans, n’épousaient point contre Louis XIV tous les ressentimens de Guillaume III, l’opinion fut d’abord incertaine ; on hésitait à rallumer une conflagration générale, parce qu’une convention d’une utilité douteuse était mise en oubli. Le roi écrivait, le 16 novembre 1700, au grand pensionnaire Heinsius : « Le testament du roi d’Espagne n’a pas été plus tôt connu, que l’opinion a prévalu généralement qu’il valait mieux pour l’Angleterre voir la France accepter le testament qu’exécuter le traité de partage… Ces sentimens sont contraires aux miens, car je suis parfaitement convaincu que s’il en arrive ainsi, l’Angleterre et la république sont dans le dernier danger d’être ruinées et perdues. Je veux espérer que la république le comprend ainsi et déploiera toute sa force pour empêcher un si grand mal. C’est une extrême mortification pour moi, dans cette importante affaire, de ne pouvoir agir avec toute la vigueur qu’elle réclame et donner le bon exemple ; mais il faut que la république le fasse… » Il essaya, quant à lui, de gagner du temps ; mais la Hollande elle-même ayant consenti à reconnaître Philippe V, sauf à prendre ses sûretés, Guillaume, contraint par l’opinion et par son conseil, adopta non sans regret la même résolution (avril 1701) ; cependant il ne la publia pas en Angleterre, comptant bien que les événemens lui permettraient de retirer une concession qui coûtait à son orgueil et à sa prévoyance. Ainsi le traité de partage, dont lui seul peut-être dans son royaume avait senti toute la nécessité, proclamée plus tard par Bolingbroke lui-même, était de fait abandonné.

Il avait été négocié sous le dernier ministère ; la nouvelle chambre ne l’avait jamais approuvé. Par cette convention, la France, l’Angleterre et la Hollande, disposant sans le concours de l’empereur, avaient attribué l’Espagne à l’archiduc Charles, son second fils, les Deux-Siciles au dauphin, et distribué le reste à titre de compensations, suivant les intérêts des puissances contractantes. Mal reçu dans tous les pays qu’il concernait, ce traité, négocié par le comte de ; Portland sous la direction du roi, avait été seulement communiqué à quelques-uns des ministres. Les droits soit du conseil de cabinet, soit du conseil privé, étaient encore imparfaitement réglés ; il n’y avait même pas d’usage constant. Un certain nombre de personnages importans dans l’état, dans le palais, dans les chambres, avaient le titre de membres du conseil privé. Dans certaines occasions, la couronne en convoquait à son choix quelques-uns et les réunissait aux ministres ; et c’était là le conseil privé en exercice, le seul conseil exécutif dont l’existence fût et soit encore légale. Les actes du souverain, obligatoires pour les sujets, doivent être ainsi rendus par lui en conseil privé. Quant au conseil de cabinet ou des ministres, jusqu’ici même aucune loi ne l’a constitué ou reconnu. La nécessité des affaires a peu à peu amené les choses dans l’état que nous voyons. Le chancelier, le président du conseil, trois secrétaires d’état, les chefs de la trésorerie et un certain nombre de fonctionnaires, tous désignés officiellement pour composer le cabinet, se réunissent habituellement pour délibérer sur les affaires du gouvernement, et forment comme une section permanente du conseil privé, dont ils sont d’ailleurs tous membres. C’est là le ministère. Il n’en était pas encore tout à fait ainsi au commencement du XVIIIe siècle. Cette organisation, qui satisfait aux nécessités d’état, réalise toutes les conditions de la responsabilité ministérielle. Guillaume III ne les admettait pas dans leur plénitude, et surtout en matière de négociation il prenait beaucoup sur lui. Le traité de partage n’avait été délibéré par aucun conseil ; le chancelier, sur une simple lettre du roi, l’avait scellé en blanc. La chambre, sans se rendre parfaitement compte des meilleurs moyens de s’assurer le contrôle efficace et régulier du gouvernement, sans pouvoir réclamer l’appui de règles formelles, avait le sentiment de ses droits et les exerçait avec indépendance. Son énergie était cette fois animée par sa passion. Cabinet et majorité ressentaient un vif désir de traiter en ennemis les derniers ministres. À la haine contre les whigs s’unissait une malveillance secrète contre Guillaume. C’était d’ailleurs une vraie satisfaction que de suspendre sur la tête des whigs ces mots de trahison ou d’accusation par eux prononcés tant de fois, et de dénoncer à son tour des favoris et des courtisans. Quoique le traité, critiquable dans le fond et dans la forme, ne fût criminel à aucun degré, il devint l’occasion ou le prétexte d’une de ces haineuses poursuites que les partis alors ne s’épargnaient pas les uns aux autres. Le renversement d’un ministère suffisait rarement à leur vengeance, et les rancunes implacables caractérisent en particulier les factions qui se croient les conservatrices par excellence de l’ordre et du pouvoir. Une première accusation fut lancée contre le comte de Portland, le négociateur d’un traité qualifié de destructif du commerce anglais et de dangereux pour la paix de l’Europe, et Saint-John fut avec Harley, Harcourt, Bromley et d’autres chefs du même parti, nommé du comité de trente-deux membres chargé d’aller soutenir l’impeachment devant la chambre des lords. Somers, Orford, Halifax, furent bientôt compris dans les mêmes poursuites : mais la chambre haute était animée des pensées de Guillaume III. L’esprit de la révolution s’y maintenait dans sa pureté première, à l’abri des fluctuations de l’opinion publique. C’était là d’ailleurs que siégeaient les ministres whigs et qu’ils exerçaient toute leur influence. Il y eut conflit entre les deux pouvoirs. Le tribunal donna tort à l’accusateur : l’une des deux chambres censura l’autre. Celle des communes s’irrita et devint menaçante. Les francs-tenanciers du Kent lui adressèrent une pétition qui ressemblait à une remontrance et qui fut déclarée séditieuse. C’est pour la condamner que pour la première fois Bolingbroke prit la parole. Ceux qui l’avaient remise allèrent en prison. La presse envenima la querelle. Swift, alors peu connu, publia son premier ouvrage politique. C’était une histoire des dissensions de la noblesse et du peuple dans Athènes et dans Rome, où, sous le voile des allusions, il dénonçait l’esprit de violence et d’envahissement de la chambre élective, et défendait les pairs accusés : Portland était Phocion, Somers Aristide, Orford Thémistocle, et Halifax Périclès. Cet ouvrage, encore estimé des critiques, est tout à la gloire des whigs et de Guillaume III. Swift, porté en général pour la prérogative royale, était destiné à devenir un tory forcené ; mais à cette époque on accusait les tories de faire alliance avec les républicains, et les communes, pour satisfaire leurs passions, exagéraient leurs privilèges. De Foe, le pamphlétaire le plus fécond du temps, et qui appartenait au parti populaire, écrivit dans le même sens que Swift, et sous la forme d’une pétition supposée, une représentation hardie qu’il signa Légion et qu’il remit, dit-on, lui-même déguisé en femme à l’orateur au moment où celui-ci entrait au parlement. La chambre chercha vainement à se venger ; l’anonyme était à cette époque une protection suffisante, et aujourd’hui encore la loi anglaise donne peu de moyens d’en déchirer le voile. Une controverse très animée suivit, où De Foe soutint sa thèse par des écrits successifs. Les droits tant des pairs que du peuple contre les communes furent énergiquement revendiqués ; la nature du gouvernement fut étudiée et discutée dans de nombreux écrits dont quelques-uns sont attribués à lord Somers. Le public en général, celui du moins dont la voix se fait entendre, ne fut pas pour la chambre élective. Dans la situation critique où était L’Europe, elle choquait, en cédant aux préjugés et aux rancunes de la petite aristocratie des campagnes moitié tory, moitié jacobite, la politique des hommes d’état et le patriotisme des masses.

À cette époque, la guerre était devenue inévitable. En apprenant que l’Angleterre et la Hollande reconnaissaient la royauté du duc d’Anjou, l’empereur s’était plaint, non sans raison, et il avait réuni ses armées. Les états-généraux, à qui la France ne donnait nulle satisfaction sur leurs intérêts liés de tant de manières à la question de la succession d’Espagne, et qui voulaient avant tout se faire une frontière du côté des Pays-Bas, avaient réclamé l’appui des Anglais. Le parlement, consulté, et qui commençait à ouvrir les yeux, avait promis au roi son concours dans l’assistance qu’il prêterait à ses alliés et à la liberté de l’Europe. On en venait à regarder la royauté d’un Bourbon en Espagne comme incompatible avec l’équilibre général. L’opinion publique revenait au roi, abandonnant avec les communes le ministère qui les avait soutenues dans leurs luttes contre les lords. Guillaume alors sent qu’il redevient le maître. Aussitôt il proroge le parlement, nomme le comte de Marlborough général en chef, devinant dans cet homme naguère en disgrâce l’héritier et le vengeur de sa politique guerrière, et il va sur le continent former cette coalition célèbre qui fut appelée la grande alliance. Sur ces entrefaites, Jacques II se meurt à Saint-Germain (septembre 1701), et Louis XIV, touché des pleurs d’une femme, oubliant auprès du lit d’un mourant qu’il avait à Ryswick reconnu une autre royauté, croit sa grandeur intéressée à proclamer étourdiment, sous le nom de Jacques III, le prince de Galles encore enfant. C’était le sûr moyen de populariser en Angleterre la guerre de la succession qui commençait. Cette faute inouïe rendait à Guillaume toute sa liberté. Affranchi désormais de son parlement et de son ministère, il dissout l’un, dédaigne l’autre, et, tandis que le prince Eugène marchait en Italie, il ouvre la session du parlement nouveau par un discours remarquable qui peut être regardé comme son testament politique, et où l’on crut reconnaître la main de lord Somers (30 décembre 1701). La nation était avec lui, et les dernières élections, sans ôter aux tories la majorité, les avaient affaiblis. Quarante-six d’entre eux n’avaient point été renommés. Une majorité faible reporta Harley au poste d’orateur. Le sentiment public d’ailleurs pesait sur les communes et forçait les dissidences à s’effacer en présence du danger. Un bill d’attainder, c’est-à-dire une mise hors la loi pour haute trahison, fut rendu contre le prétendu prince de dalles, un autre bill connu sous le nom de bill d’abjuration, et qui obligeait tous les officiers publics, tous les membres de l’église ou des universités, toutes les personnes qui tenaient école, à reconnaître par serment le droit de Guillaume, à nier par serment le droit de Jacques et de sa race, prit naissance à la chambre des lords, et, bien que modifié par l’autre chambre, il fut regardé comme une victoire éclatante de ceux qui se glorifiaient de la révolution sur ceux qui s’en excusaient. Il créa dans la nation une nouvelle division, celle des jureurs et des non-jureurs, mais il ne laissa aux incertains que la ressource de la restriction mentale ou du parjure.

La main mourante de Guillaume III signa ces lois conservatrices de la succession protestante et des principes de 1688. Le 10 mars 1702, ce grand homme n’était plus.


V

Un mois avant de mourir, il avait donné au comte de Carlisle la place de Godolphin et demandé à Rochester sa démission ; mais la reine Anne arrivait au trône le cœur plein de ressentiment contre la mémoire de son beau-frère. Elle n’aimait ni sa personne, ni ses principes, ni ses amis. Élevée dans les idées de la pure église anglicane, elle avait par zèle protestant adhéré à la révolution, mais elle regardait l’autorité royale comme sacrée, la tolérance religieuse comme une faiblesse, les dissidens comme des hérétiques ou des profanes, les whigs comme des républicains. Les tories l’avaient soutenue contre le roi, d’après l’usage invariable de toute opposition d’appuyer l’héritier de la couronne contre la couronne même, et c’est à eux qu’elle croyait devoir l’avantage de tenir sa dotation et tout son établissement du parlement et de la loi, non de la munificence royale. Son avènement présageait donc celui des tories. Son mari, le prince George de Danemark, était pour eux, quoique avec modération, et elle avait toute confiance dans le comte de Rochester, son oncle, qui était comme leur chef. Cependant sa première affection semblait toujours appartenir à la célèbre Sarah Jennings, comtesse de Marlborough. Cette confidente de sa jeunesse et de ses disgrâces avait lutté avec elle et pour elle contre les volontés de Guillaume III, et, quoique déjà son impérieuse autorité se fit pesamment sentir, elle était encore la plus forte. Les souvenirs d’une affection de vingt ans. L’habitude, la faiblesse, cette obstination d’amour-propre qui empêche de rompre, car une rupture ressemble à l’aveu d’une erreur, tout soumettait encore la reine à l’ascendant d’une femme supérieure, dont l’âme était grande, mais altière, ambitieuse, violente, passionnée d’amour et d’orgueil pour la gloire de son mari. Lady Marlborough n’aimait ni lord Rochester, ni lord Nottingham, ni l’église, ni les tories. Si elle eût été absolument libre, elle aurait laissé aux whigs une grande part du gouvernement ; mais, disgraciée sous le dernier règne, elle comptait, ainsi que lord Marlborough, dans le parti opposé. Elle n’entreprit pas de lutter ouvertement contre le courant qui le ramenait au pouvoir. Il lui suffit d’être la maîtresse de la cour, avec les titres de première dame, d’intendante de la garde-robe et de la cassette, et de gouvernante du parc de Windsor[3], tandis que son mari commanderait les années. Il voulait la guerre, et seul il pouvait la conduire. La reine, qui la trouvait toute décidée et qui la savait populaire, consentait à la déclarer, et, pour la faire, Marlborough annonçait qu’il ne pouvait répondre de rien, si les finances ne dépendaient entièrement de Godolphin, son allié. C’est ainsi que Godolphin fut lord trésorier et que Rochester redevint lord lieutenant d’Irlande. Le prince de Danemark, qui entrait dans le cabinet comme lord grand amiral, les autres ministres, les deux secrétaires d’état, lord Nottingham et sir Charles Hedges, étaient tories. Marlborough et Godolphin passaient pour l’être ; mais le premier ne pensait qu’à sa propre grandeur, et l’autre, homme froid et grave, aimant le pouvoir, mais aimant l’état, médiocre en talens, mais non en jugement, en intégrité, en fermeté, n’avait les préjugés d’aucun parti. Cependant toute l’administration aurait paru homogène, même exclusive, si les ducs de Devonshire et de Somerset n’eussent, en leur qualité de membres du conseil privé, exercé quelquefois une influence modératrice. Ils grossirent la majorité qui, dans le premier conseil, décida, contre le vœu de Rochester, que la politique du feu roi serait suivie et que l’Angleterre agirait, non comme auxiliaire, mais comme partie principale dans la guerre qui éclatait. Le vent de l’opinion publique soufflait dans ce sens. Les récens adversaires du traité de partage ne pouvaient être contre la politique de guerre. Harley, qui sans être ministre demeurait chargé de la direction de la chambre, suivit en cela le mouvement du ministère, et Saint-John, qui s’était étroitement attaché à lui, a toujours reconnu que la guerre de la succession était nécessaire.

Harley était presbytérien d’origine ; Saint-John avait été comme nourri dans le puritanisme. L’un et l’autre pourtant s’étaient jetés dans le parti de l’église. Les whigs étaient dissidens ou s’appuyaient sur les dissidens. Les tories, soupçonnés d’être jacobites, ménageaient les jacobites. Le danger de l’église protestante menacée par les dissidens, le danger de la succession protestante menacée par les jacobites, tels étaient les deux griefs ou les deux prétextes dont les deux partis s’armaient l’un contre l’autre, comme des seuls moyens d’exciter les passions publiques. La cause de l’église était donc celle qu’affectaient de servir un indifférent comme Harley, un profane comme Bolingbroke. Seulement l’un la soutenait avec des ménagemens pour les dissidens qui lui gardaient un reste de confiance, l’autre avec une ardeur qui rachetait sa vie scandaleuse et son incrédulité soupçonnée. Tous deux voyaient que le protestantisme épiscopal était, après l’amour de sa prérogative, le plus stable des sentimens de la reine, et le disputait pour le moins à l’amour de la liberté politique dans le cœur de la multitude. Là donc ils prenaient tous deux leur point d’appui. Harley, prudent jusqu’à l’indécision, réservé jusqu’à la dissimulation, savait gagner sans éclat une utile influence sur les hommes. La souplesse de son esprit égalait celle de son caractère. Sans inspirer à personne une foi entière, il donnait à tous des espérances, et son habileté dans la diplomatie parlementaire semblait le réserver à un grand pouvoir, dont son aptitude aux affaires l’aurait rendu digne, si l’hésitation et l’artifice n’eussent à la longue compromis sa réputation et son autorité. Plus jeune et plus brillant, moins gouverné par l’expérience, plus entraîné par ses goûts, Saint-John n’était plus sincère qu’autant qu’il était plus passionné ; car la parfaite loyauté politique eût paru duperie à ce grand esprit, qui comprenait tout, excepté la supériorité du bien sur le mal. Noble et gracieux, remuant et hardi, généreux, insinuant, éloquent, il fascinait par ses talens et ses manières ceux que ses excès avaient choqués ou qui redoutaient ses principes. Capable d’application au milieu des plaisirs, pénétrant avec facilité, laborieux avec aisance, habile à couvrir de maximes générales des combinaisons toutes personnelles, il avait plus de vues que de sagesse, et il aurait été encore plus capable de faire de grandes choses que de bonnes choses. Mais son activité, son opiniâtreté, son audace, pouvaient compenser de graves défauts. Il avait tous les dons heureux et redoutables qui séduisent les cours, entraînent les assemblées, et trompent quelquefois jusqu’à la postérité. Cependant cette dernière bonne fortune a manqué à Bolingbroke.

Au commencement d’un règne, la loi ne laissait plus au parlement que six mois d’existence. On nouveau parlement fut donc convoqué, où les tories arrivèrent en foule (octobre 1702). Ils fortifièrent leur majorité, qu’on évaluait à deux contre un, en décidant suivant leur intérêt tous les cas d’élections contestées, et commencèrent leurs délibérations par un hommage à lord Marlborough. Il avait, disait leur adresse, rétabli [retrieved) la gloire de la nation. C’était un trait lancé contre le feu roi et le traité de Ryswick. À son retour, le général, qui dans une première campagne avait fondé sa renommée, fut complimenté au nom des deux chambres. La reine le fit duc ; mais lorsqu’elle voulut qu’une pension de 5,000 livres sterling lui fut assignée sur le produit des postes, la chambre des communes rejeta cette aliénation partielle d’un revenu public, et de ce jour Marlborough se délia des tories.

Cette même chambre, qui disait la gloire nationale rétablie, avait exprimé le vœu de voir l’église restaurée dans ses droits et privilèges, et l’on va connaître comment sa piété entendait cette restauration dont Saint-John se porta aussitôt un des fervens promoteurs.

La tolérance religieuse était une des qualités de Guillaume III. Dévoué à la cause de la réformation, attaché par tradition de famille au plus rigoureux calvinisme, élevé dans une politique qui s’appuyait en Hollande du fanatisme du peuple contre les doctrines plus modérées de l’aristocratie républicaine, il s’élevait par ses lumières au-dessus de ces préjugés et de ces calculs misérables, et il commença son règne par la tentative de réunir sous une loi commune toutes les sectes protestantes. Il avait échoué, mais du moins un des premiers actes sanctionnés par lui, l’acte de tolérance, toleration act, accordait l’impunité et la liberté civile à toutes celles qui se distinguaient de l’église épiscopale. Contre ces dissidens, dont le nombre était estimé à deux millions ou aux deux cinquièmes de la population du royaume, subsistait la loi qui prescrivait, pour l’admission aux divers emplois publics, même électifs, l’épreuve appelée test, c’est-à-dire l’obligation de recevoir le sacrement suivant le rit anglican. Cependant cette obligation dégénérait en simple formalité : tout dissident à qui sa conscience ne l’interdisait pas s’y soumettait une fois, prenait possession de son emploi, et retournait ensuite aux pratiques et aux assemblées de sa secte. On échappait donc à l’uniformité religieuse que la législation avait voulu établir au moins parmi les serviteurs de l’état. Ceux qui éludaient ainsi la loi étaient appelés les conformistes par occasion, et depuis longtemps la conformité occasionnelle était attaquée violemment dans la chaire et par la presse, comme une dérision de la loi, un mensonge autorisé, une hypocrisie tolérée, une profanation, un sacrilège. Dans le parlement, l’opposition dévote déclamait sur ce texte, et devenue majorité, c’était naturellement un de ses premiers devoirs que d’abolir le scandale qu’elle avait longtemps dénoncé. Ce qui rendait ce devoir très doux à remplir, c’est qu’en général les dissidens étaient presbytériens, et les presbytériens whigs, et qu’en les frappant de certaines incapacités, on comptait diminuer leur nombre et surtout leur influence. Un bill contre la conformité occasionnelle était donc une mesure d’exclusion contre les whigs, et proposer un tel bill à la chambre, c’était, sous couleur de fortifier, de glorifier l’église, proposer à la majorité d’affaiblir l’opposition. La loi fut présentée en effet. Elle prononçait des peines contre quiconque, après avoir satisfait au test, assisterait aux offices d’un culte différent du culte épiscopal ; elle doublait la pénalité en cas de récidive ; elle autorisait, pour être appliquée, un espionnage inquisitorial et délateur. Et par qui fut-elle présentée, cette loi de persécution, qui aurait eu tant besoin de l’insuffisante excuse que la ferveur de l’orthodoxie prête à ses injustices ? Par un des futurs maîtres de Voltaire.

Saint-John, qui, choisi cette année pour accompagner la reine à Bath, avait, en passant par Oxford, été reçu docteur à l’université, s’unit pour faire cette motion avec Arthur Annesley, un tory assez vif qui fut depuis lord Anglesea ; avec William Bromley, vrai modèle du gentilhomme de province, tous deux membres du parlement pour cette même université d’Oxford, l’alma mater de l’intolérance anglicane. Le bill passa avec grande faveur à la chambre des communes ; mais à celle des lords il souleva une vive résistance. Là vivait encore l’esprit du dernier règne ; là le cabinet ne dominait pas. La discussion fut brillante et animée. Cependant le principe même du bill fut à peine combattu. C’est à ses conséquences, à la rigueur des dispositions que l’on s’attaqua. Godolphin et Marlborough l’appuyèrent de leurs votes. Le prince de Danemark, qui siégeait comme duc de Cumberland, et qui lui-même était conformiste occasionnel, puisqu’il était luthérien, vota comme le ministère ; seulement il disait à lord Wharton dans son anglais germanique : « Mon cœur est avec vous » (my heart is vid you). Toutefois des amendemens furent adoptés. Un conflit s’éleva entre les deux chambres, parce que celle des lords avait réduit le taux des amendes et paru statuer ainsi en matière de taxation. On chicana, on conféra ; Saint-John alla dans la chambre peinte argumenter contre Somers, et Bromley contre Halifax ; puis enfin l’on persista ; la chambre haute maintint ses trois amendemens, chacun à une voix de majorité, et chaque fois cette voix ne fut pas celle du même pair, Enfin, pour cette session, le bill fut perdu.

Cependant il était appuyé au dehors par une opinion très forte : dans le peuple, il trouvait des adhérens passionnés ; les femmes surtout se montraient fort exaltées. Ce qui prouve néanmoins que la mesure n’était religieuse qu’en apparence, c’est que la plupart des évêques votèrent avec l’opposition. Ainsi les évêques n’étaient pas de la haute église, car c’est de ce temps surtout que date la distinction usitée entre la haute et la basse église : l’une signalée par une orthodoxie étroite, zélée pour la monarchie au point de soutenir le principe de l’obéissance passive, cherchant l’appui de la cour et le monopole des dignités de la hiérarchie, jacobite, ou peu s’en faut, à force d’absolutisme ; l’autre, plus populaire par ses mœurs et ses maximes, passionnée pour la révolution, dévouée à la succession protestante, presque presbytérienne par haine du pouvoir absolu. Celle-ci avait pour elle l’archevêque de Canterbury et la majorité de l’épiscopat ; celle-là, l’archevêque d’York et l’évêque de Londres. De là deux grands partis, au fond beaucoup plus politiques que religieux. De l’aveu de Swift, qui n’est pas un témoin suspect, la reine, elle-même n’avait pas grande crainte pour l’église, et en la défendant ne songeait qu’aux intérêts de son pouvoir. Le parti de la haute église, des tories de haute volée, des high flyers, comme on les appelait, était celui de la cour, celui du ministère, celui de Rochester, de Buckingham, de Nottingham, celui que Harley comblait de caresses, celui dont Saint-John se fit avec effronterie l’énergique instrument. Le bill de la conformité occasionnelle devint la pierre de touche qui servit, jusque dans le torisme, à distinguer les ardens et les tièdes. Repris souvent et sans succès, il divisa souvent la majorité, et ne finit par triompher qu’au moment où l’esprit qui l’inspirait touchait au terme de son pouvoir.

Quand on n’a pas vécu dans les temps de révolution, on a peine à s’expliquer la conduite des partis à cette époque de l’histoire d’Angleterre : les opinions se croisent, se confondent, se transforment dans un désordre apparent où il est difficile de les reconnaître. Des mesures commencées dans un esprit se terminent dans un autre, et une opinion se défend contre une opinion rivale avec les armes que celle-ci lui a forgées. Le bill contre les non-conformistes débutait par une déclaration en faveur de la tolérance, et aboutissait à une nouvelle persécution. Nous allons voir une mesure accordée aux plaintes du jacobitisme devenir une garantie pour la révolution. La chambre des communes avait adopté une proposition qui donnait un an de délai à ceux qui n’auraient pas encore abjuré le prétendu prince de Galles ; mais les pairs y firent plusieurs amendemens, un entre autres qui érigeait en crime de haute trahison toute tentative de troubler l’ordre de la succession protestante. L’autre chambre, prise au dépourvu, n’osa pas rejeter ces amendemens. Le seul sur lequel il y eut un vote ne passa qu’à une voix de majorité, et le nom de Saint-John figura sur la liste des opposans. On ne demanda pas de division sur l’article qui créait un nouveau cas de trahison ; mais il fut vivement combattu, et par les mêmes adversaires. La liste des cent dix-sept opposans put donc être présentée comme un dénombrement officiel des ennemis de la succession protestante, et douze ans après on y trouva un chef d’accusation contre lord Bolingbroke. Au moment même où la question se décidait, elle semblait tellement posée entre le successeur hanovrien et le prétendant de Saint-Germain, qu’on raconte que Granville, s’étant approché de sir Matthiew Dudley, lui dit en souriant : « Comment vous portez-vous, mein Herr Dudley ? — Fort bien, monsieur Granville, » répondit en français sir Matthiew.

Godolphin et Marlborough, moins persuadés chaque jour que les intérêts du torisme fussent ceux de l’état, reconnaissaient que la guerre, leur plus grande affaire, exigeait d’eux une politique supérieure à leur parti. Quoique le rang de premier ministre ne fût pas régulièrement attaché au titre de grand trésorier, Rochester avait toujours envié ce poste à Godolphin. Il aimait la domination, sans y être fort habile ; il avait tous les préjugés de son parti, un zèle violent, une volonté rude, et las des échecs que ses collègues ne sauvaient pas à sa cause, il se retira, et le gouvernement de l’Irlande fut donné au duc d’Ormond, moins tory peut-être et plus jacobite, un seigneur brave et léger, plus fait pour la guerre que pour le gouvernement. La duchesse de Marlborough, toujours activement ambitieuse, continua de miner la haute église et ses adhérens dans l’esprit de la reine, et quand, dans la session suivante, le bill contre la conformité occasionnelle fut reproduit, le cabinet s’y montra plus indifférent. Godolphin, sans refuser son vote, parla d’inopportunité ; le prince de Danemark s’absenta de la chambre haute, et le projet n’alla pas jusqu’à la seconde lecture. Ce résultat, précédé de vives discussions, en provoqua de plus violentes encore. Les évêques s’étaient toujours en majorité prononcés pour la tolérance, leur primat, l’archevêque de Canterbury, leur donnant l’exemple. Burnet, évêque de Salisbury, le célèbre auteur de l’Histoire de mon Temps, avait prononcé un discours qui lui fait grand honneur. Pour répondre aux attaques dont il était l’objet, il le publia, et les attaques redoublèrent. Du côté de la persécution, le défenseur accoutumé de la haute église, Charles Leslie, qui refusait le serment contre les Stuarts, se signala par ses publications, et du côté de la tolérance, un jeune ministre commença par une apologie des évêques la réputation qui devait recommander le nom de Hoadley à tous les amis d’un christianisme libéral. « Jamais je n’ai vu ni lu d’exemple d’une si grande et si ardente explosion d’esprit de parti, écrivait le docteur Swift, qui se trouvait alors à Londres (16 décembre 1703). C’était si général que j’ai trouvé les chiens des rues plus querelleurs et plus insolens qu’à l’ordinaire, et la veille au soir du jour où le bill a été discuté, un comité de chats whigs et tories a eu un chaud et bruyant débat sur le toit de notre maison. Mais comment s’en étonner, quand les dames mêmes sont divisées en haute et basse église, et par zèle pour la religion ont à peine le temps de dire leurs prières ? » L’échec qu’éprouva l’église fut imputé par son parti au ministère. On l’accusa de maladresse ou de froideur ; on regretta hautement lord Rochester. La majorité des communes devint plus défiante et plus irritable. La chambre des lords, à qui un complot jacobite en Écosse venait d’être dénoncé, avait nommé un comité d’information. Aussitôt l’autre chambre l’accusa d’empiéter sur l’autorité royale, sans s’apercevoir qu’en chicanant sur des questions de forme elle s’exposait au reproche d’indifférence sur le fond, et semblait préférer la prérogative du trône à sa sûreté. La monarchie en effet fut toujours plus chère aux tories que le monarque. La reine aimait leur zèle ; mais elle commençait à trouver qu’il ne s’adressait pas assez à sa personne, et les communes, qui lui plaisaient par leurs principes, la contrariaient par leur exigence. La chambre des pairs, qui ne pensait pas comme elle, lui donnait moins d’embarras : celle-ci soutenait le gouvernement sans s’y fier, le suppléait quelquefois, et le pouvoir, s’appuyant sur elle sans le déclarer, cherchait son indépendance dans la lutte des deux chambres. Nous avons vu en France, sous la restauration, le ministère opposer par instans l’expérience de la chambre des pairs à l’ardeur loyaliste de celle des députés. Nous l’avons vu quelquefois se servir de l’opposition en la désavouant, pour se défendre de la domination exclusive de son propre parti. Le ministère de la reine Anne tenait une conduite analogue, et alors il suffisait à Godolphin de laisser agir l’influence des ducs de Somerset et de Devonshire dans le conseil privé. Aussi lord Nottingham demanda-t-il qu’ils n’y fussent plus appelés, et comme la reine, très attachée à Somerset, résista, il donna sa démission. Deux tories déclarés quittèrent avec lui des charges de cour. La partie modérée du ministère se sentit plus forte. Ainsi l’esprit des whigs, à défaut des whigs eux-mêmes, reprenait peu à peu le dessus.


VI

Cependant il y avait nécessité de ménager une majorité forte et passionnée. On pouvait ne pas la satisfaire sur les choses, non la blesser dans le choix des personnes ; on devait se rapprocher d’elle, même en s’éloignant de ses idées. La situation voulait une politique compliquée. Le torisme franc et qui marche à découvert, déjà suspect à la chambre haute, le devenait à l’opinion publique. Il fallait quelque chose de moins décidé ; il fallait des hommes adroits et clairvoyans, à qui toute consistance fût indifférente, à qui la passion fût étrangère, qui prissent pour règle l’intérêt du moment et fissent du pouvoir le but et non le moyen, de ces hommes qui n’ont pas une cause à servir, mais une ambition à satisfaire, et qui au besoin gouvernent comme d’autres conspirent. Harley fut nommé secrétaire d’état à la place de lord Nottingham. Il était attaché au parti de la haute église sans partager ses fureurs : il était puissant dans la chambre basse, il y était peu compromis, puisqu’il la présidait et n’y parlait pas. Son intelligence était prompte et flexible, ses formes conciliantes, son expérience consommée, son égoïsme bienveillant ; mais, quoique courageux au besoin et persévérant, il avait l’esprit timide et indécis : il ajournait tout, il négligeait tout, dépensant beaucoup d’activité à éviter l’action, usant toute son habileté dans l’intrigue, et condamné par ses défauts à une incomparable fausseté.

Saint-John s’était dévoué à lui, autant du moins que Saint-John se dévouait. Saint-John était de position comme l’extrême droite de Harley, mais il n’avait pas plus de préjugés que lui, et son esprit était aussi souple, quoique son caractère le fût moins. La chambre n’avait pas de plus grand orateur. Harley fit Saint-John secrétaire de la guerre (avril 1704). Cette place, importante dans les circonstances où se trouvait l’Angleterre, ne donnait pourtant pas plus qu’aujourd’hui le rang de ministre ni l’entrée dans les conseils de cabinet ; mais elle posait Saint-John dans la chambre comme représentant du gouvernement, à côté des deux secrétaires d’état Hedges et Harley, et de Boyle, chancelier de l’échiquier. C’était un ministère intermédiaire, un de ces ministères contre lesquels tout le monde se coalise s’ils sont malheureux, avec qui personne ne veut rompre s’ils ont du bonheur. Celui-ci fut heureux. La campagne de 1704 fut une des plus brillantes de Marlborough ; elle le fit passer du rang des généraux habiles dans celui des grands capitaines. C’est l’année de la bataille de Hochstett. La gloire désintéresse les nations ; elle donne au pouvoir plus d’indépendance, elle calme ou décourage les partis, comme une grande passion glace dans l’âme toutes les autres. « Quand arriva la nouvelle de la bataille de Blenheim, dit spirituellement dans ses mémoires lady Marlborough, on eût dit qu’au lieu de battre les Français, c’était l’église qu’il avait battue. »

Cette fois le bill contre les non-conformistes rencontra une forte résistance même dans la chambre des communes. On échoua dans la tentative de l’annexer à la loi de l’impôt foncier pour forcer le vote de l’autre chambre, car il est de principe que les pairs ne peuvent amender les lois de taxation, qui doivent être adoptées ou rejetées intégralement. C’est Harley, dit-on, qui suggéra cet expédient à Bromley et aux tories, qui donnèrent dans le piège, et ne s’aperçurent pas que Harley voulait leur plaire et non les servir. Le débat venu, Harley se tut ; mais le chancelier de l’échiquier Boyle combattit fortement et le bill et l’expédient. Saint-John parla contre un procédé qui pouvait compromettre le vote des subsides nécessaires aux frais de la guerre. Une nouvelle division se créa dans le sein du parti ; on distingua les tackers des non-tackers, ceux qui voulaient de ceux qui ne voulaient pas clouer le bill à une loi de finances. Il y eut même une fraction de tachers modérés aux dépens desquels la polémique s’égaya, et les tories crièrent à la trahison des ministres, Harley et Saint-John avaient en effet voté contre le tack, quoique le premier passât pour l’avoir conseillé. Aussi, après le vote négatif de la chambre des lords, le duc de Buckingham ne crut-il pas pouvoir garder le sceau privé, qui fut confié au duc de Newcastle, connu par ses relations avec les whigs. On vit bientôt arriver du continent le duc de Marlborough, amenant avec lui son prisonnier de Hochstett, le maréchal de Tallard. Il venait comme pour recueillir sa gloire. Il n’était plus question de lui refuser une récompense nationale. Une adresse des communes en fit la demande à la reine, et, par un bill que proposa Saint-John, le manoir royal de Woodstock fut donné à la maison de Marlborough, avec un vaste domaine où le contrôleur des bâtimens de la couronne eut ordre de faire construire, au milieu d’un parc magnifique, le palais de Blenheim, massif monument du goût médiocre désir John Vanbrugh.

Marlborough, au faite de la puissance, devenait le véritable chef de l’administration et plus que premier ministre. C’était le plus intrigant des grands hommes. Toujours maître de lui-même, mêlant la feinte et l’audace, la flatterie et la fierté, il savait tout supporter, tout oser, tout feindre, et arrachait à l’admiration ce qu’il n’aurait pu obtenir de la confiance. Telle est l’insaisissable souplesse de sa politique que des historiens différens le peignent au même moment de sa vie, les uns comme le chef des whigs, les autres comme l’espérance des Stuarts. Il ne refusait le mensonge de ses promesses à personne, poussait la duplicité jusqu’à la perfidie, et ne se dévouait qu’à sa fortune, dont sa gloire même était un instrument. Saint-John, qui a fini par être l’ennemi le plus direct de sa politique, mais dont l’imagination était séduite par son génie, a, longtemps après avoir succombé dans la lutte, écrit qu’il le regardait « comme le plus grand général et le plus grand ministre que son pays et peut-être aucun pays eût produit. » Un jour, en France, on rappelait devant lui l’avarice trop souvent reprochée au vainqueur de Blenheim, et Bolingbroke exilé, proscrit pour l’avoir combattu, répondait : « C’est un si grand homme, que j’ai oublié ses vices. »

En 1705, le secrétaire de la guerre pouvait les connaître, mais songeait encore moins à s’en souvenir. C’était une bonne fortune pour un orateur que d’avoir à défendre le budget des exploits d’un tel capitaine. Entraîné dans le mouvement d’une guerre qu’on a pu justement appeler une guerre whig, il semble qu’à cette époque Saint-John négligeait, un peu ces distinctions de parti et coopérait avec ardeur à une politique qu’il devait bientôt sévèrement juger et arrêter dans son essor. Il écrivait à Marlborough : « Nous espérons bien que les Hollandais se rendront aux désirs de votre grâce, sans quoi la guerre devient un jeu pour nos ennemis et ne peut finir que par une mauvaise paix, qui est notre ruine certaine. » Le gouvernement dont il était membre commençait à se croire assez fort par ses succès pour s’élever, au moins en apparence, à une neutralité supérieure à toutes les opinions. La grande personnalité de Marlborough tendait à s’affranchir de tous les liens des factions, et la sagesse de Godolphin aurait ambitionné de pouvoir être impartiale. On résolut donc qu’aux élections prochaines (octobre 1705) les ministres assisteraient en spectateurs. Les tories n’étaient pas habitués à cet abandon, et l’église, en sonnant l’alarme, avertit les dissidens, qui portèrent des candidats modérés. Les whigs, reprenant confiance, déployèrent une grande activité. Le vent de l’opinion avait changé, et les élections en fournirent la preuve. Godolphin comprit ce signal. Il n’y avait plus dans le cabinet de tory extrême que le garde du grand sceau, sir Nathan Wright, méprisé de tous les partis, Godolphin le remplaça par William Cowper, légiste renommé, qui passait pour le meilleur orateur des whigs modérés, et dont le nom est encore placé non loin de celui de Somers dans la mémoire du parti. Quand la chambre des communes eut a choisir son président, elle préféra John Smith, proposé par Robert Walpole, à Bromley, le promoteur opiniâtre du bill de conformité, et le gouvernement, appuyé sur une majorité de conciliation, mais dont la tendance avait changé de côté, parut replacé dans sa situation naturelle.

Il s’écoula deux années, les plus calmes, et qui comptent parmi les plus glorieuses du glorieux règne accordé par la Providence à la fille maussade de Jacques II. La guerre continua d’être brillamment favorable à la grande alliance. Les batailles de Ramillies et de Turin contristèrent de nouveau la vieillesse de Louis XIV. L’Angleterre se calmait dans son orgueil. Au parlement, l’opposition était impuissante ; un bill, dit le bill de régence, pourvut sagement au cas où le trône deviendrait vacant ; la débile santé de la reine faisait une loi de le prévoir. On avait pensé a réclamer la présence de la princesse Sophie en Angleterre ; mais cette seule idée irritait la reine, et l’on régla seulement comment serait constituée une régence intérimaire, si l’héritier présomptif ne se trouvait pas dans le royaume au moment de la fin du règne. Cette mesure, que les tories combattirent, fut regardée comme une nouvelle garantie donnée à la succession protestante. La grande affaire de l’union de l’Ecosse à l’Angleterre fut terminée quelque temps après avec l’appui des whigs, qui en espéraient un nouveau renfort pour le presbytérianisme, et le royaume de la Grande-Bretagne fut constitué (mai 1707). Il fallut à cette occasion changer le titre de quelques-uns des premiers officiers de l’état, et on la saisit pour nommer lord Cowper chancelier de la Grande-Bretagne. Robert Walpole entra dans le conseil de l’amirauté, tandis que, par compensation, sir Simon Harcourt et d’autres amis de Harley obtenaient des positions importantes ; mais de toutes les promotions qui signalaient l’influence des whigs, la plus significative avait eu lieu l’année précédente. Lord Sunderland avait remplacé Hedges dans le poste de secrétaire d’état. L’ancien ministre de Guillaume III, le gendre de Marlborough, était un singulier collègue pour Harley, dont la situation, comme celle de Saint-John, devenait fausse dans une administration où ils semblaient n’être entrés que pour assister au déclin de leur parti.

Mais ces contradictions entre les faits, les opinions et les paroles n’étaient pas une insurmontable difficulté pour de tels hommes. Saint-John était protégé par l’éclat de son talent. Il s’était appliqué dans ses fonctions spéciales à bien servir l’armée et son chef. Il se rendait agréable à Marlborough, et nul ne savait plus éloquemment le louer dans la chambre des communes. Les succès de deux campagnes déposaient en faveur de l’administration militaire, et Saint-John après tout était le secrétaire de la guerre de Blenheim et de Ramillies. D’ailleurs, n’étant pas ministre, il avait plus d’indépendance et moins de responsabilité, et sa position était inattaquable tant que celle de Harley demeurait assurée. Quant à celui-ci, il se jouait au milieu des intérêts divers qui se croisaient autour de lui ; il ne se piquait ni de conséquence, ni de franchise ; il s’épargnait les professions de foi publiques, en diversifiant les manifestations particulières de dévouement. On croyait peu en lui, mais on le disait capable, et on ne le supposait pas entreprenant. On profitait de son aptitude aux affaires, de la facilité de son commerce, et comme il paraissait songer à se maintenir, non à diriger, Godolphin, à qui il avait su plaire, le regardait comme un élément utile d’un ministère où l’esprit de gouvernement devait dominer l’esprit de parti. Et cependant tout le monde se défiait de lui. « Hier, à janvier 1705-6, écrivait lord Cowper dans son journal, j’ai dîné avec le secrétaire d’état Harley, qui m’avait invité. Présens, le duc de Marlborough, le lord trésorier (Godolphin), lord Halifax, M. Boyle, chancelier de l’échiquier, M. Saint-John et lord Sunderland. Lord Somers, à ce que j’ai compris, avait été invité, mais il n’est pas venu, étant allé à sa maison de campagne ; du reste, le secrétaire Harley dit qu’il lui avait écrit une lettre très aimable pour s’excuser de son absence. l’ai pensé, dès que j’ai vu la compagnie, que la réunion avait pour but de réconcilier Somers et Halifax avec Harley, ce qui m’a été confirmé, lorsque après le dépari du lord trésorier, qui s’en est allé le premier, le secrétaire Harley a pris un verre et bu à l’amour et à l’amitié, et à l’éternelle union, et a demandé, pour y boire encore, du vin de Tokay (nous en avions bu deux bouteilles, bon, mais épais). J’ai répondu que son Lisbonne blanc était le meilleur pour boire à l’union, parce qu’il était très-clair. Je suppose qu’il a saisi cela, comme l’a fait, je l’ai remarqué, presque toute la compagnie, et qu’il a compris cette allusion à son humeur, qui est de ne jamais agir clairement, ouvertement, mais toujours avec réserve, si ce n’est dissimulation ou simulation, et d’aimer les détours, même lorsqu’ils ne sont pas nécessaires, mais par une satisfaction intérieure qu’il trouve à s’applaudir de son adresse. Si jamais homme est né sous la nécessité d’être un traître, c’est lui. »

Les calculs de Harley étaient plus profonds et plus redoutables que ne le soupçonnaient ses collègues. Tandis qu’il se prêtait complaisamment à leurs desseins, il observait la reine. Il ne lui échappait pas qu’elle était triste, contrainte, humiliée, que la nomination de lord Sunderland avait été arrachée à sa faiblesse, que la politique à laquelle elle prêtait son nom lui déplaisait au fond, surtout qu’elle souffrait impatiemment le joug de sa favorite officielle, cette altière Sarah, alors au comble de la grandeur, Harley entreprit secrètement de la délivrer, ou tout au moins de la consoler, en s’introduisant dans son intime confidence, grâce à une intrigue de petits appartemens dont il fit naître ou saisit l’occasion avec beaucoup d’adresse et de mystère.

Quoique ce récit ne soit pas de la biographie de Bolingbroke, il l’intéresse, et nous en rappellerons les principaux incidens.

La reine avait mal aux yeux ; on s’en inquiétait. « Elle aura mal aux yeux, dit un jour son mari, tant qu’elle aura la manie de veiller comme elle fait. » Ces mots échappés au prince George donnèrent à penser à lord Godolphin, surtout à la duchesse de Marlborough. Pourquoi la reine veillait-elle ? avec qui, pour qui ? On la savait faible, plaintive, aimant les confidences, les amitiés dérobées. Ce n’était point avec sa première dame qu’elle passait ainsi les nuits. De son côté, le lord trésorier entrevoyait dans le parlement des obstacles qui ne lui semblaient pas naturels : il soupçonnait une intrigue, peut-être même l’intrigant ; mais il ne savait rien.

La duchesse de Marlborough avait, plusieurs années auparavant, secouru les enfans d’une sœur de son père, mariée à un marchand de la Cité qui s’était ruiné. L’aînée de ces orphelins était une fille, Abigaïl Hill, qui disait avoir avec Robert Harley les mêmes liens de parenté qu’avec lady Marlborough ; mais il n’avait, ajoutait-elle, jamais rien fait pour elle, et ce n’est pas à lui, mais à sa toute puissante cousine qu’elle devait le titre de femme de chambre de la reine, encore princesse de Danemark. Dans l’été de 1707, la duchesse fut étonnée d’apprendre qu’Abigaïl était secrètement mariée avec un gentilhomme de la chambre du prince, du nom de Masham ; elle la fit venir, lui reprocha ce mystère, et, l’attribuant à la timidité et au défaut d’usage, elle lui pardonna, l’embrassa, et lui demanda seulement si la reine était instruite. Mme Masham répondit avec un air de naturel que les autres femmes de chambre lui en avaient parlé ; mais quand lady Marlborough témoigna à la reine sa surprise de ce qu’elle n’avait pas eu la bonté de l’informer du mariage de sa cousine, cette princesse ne sut répondre que ces mots : « Je lui ai dit cent fois de vous en parler, mais elle n’a pas voulu. » La reine avait donc été dans le secret. Il y avait là quelque intimité cachée ; l’œil perçant de la duchesse eut bientôt tout pénétré. La jeune Masham était une favorite, la vraie favorite ; la reine l’avait dotée ; elle avait assisté à son mariage dans la maison du docteur Arbuthnot, un Écossais, son médecin de confiance. Abigaïl venait tous les soirs chez la reine, quand le prince était couché ; elle restait enfermée deux heures avec elle. Une correspondance secrète de Harley passait par ses mains.

Lady Marlborough écrivit à sa cousine qu’elle connaissait sa conduite et son ingratitude, et ayant averti Godolphin de se tenir sur ses gardes, elle ne s’occupa guère de regagner la tendresse de la reine ; elle aurait su mal s’y prendre. Soit franchise, soit orgueil, soit confiance dans la hauteur de sa position, elle parla sévèrement à son obscure rivale, la traita en ennemie, et n’entretint la reine que d’amitié blessée et de services méconnus. De là des entrevues pénibles, des raccommodemens passagers, des alternatives de tendresse et d’aigreur qui ne pouvaient que rendre plus agréables et plus nécessaires les complaisances d’une nouvelle amie. Cependant Godolphin et Marlborough pressèrent la reine de faire un choix entre eux et le secrétaire d’état, dont elle avait fait un confident. Ils menacèrent d’une démission qui peut-être était acceptée, si la chambre n’avait aussitôt fait entrevoir la menace d’un refus de subsides, en même temps on découvrit que le maréchal de Tallard, qui vivait prisonnier en Angleterre, correspondait avec Chamillart, et que ses lettres passaient par l’office du secrétaire d’état. Un commis, qui avait même obtenu la confiance de Harley, fut arrêté, et sur son aveu condamné pour trahison. Cette arrestation amena celle de quelques espions soupçonnés de servir à la fois ou plutôt de trahir à la fois la France et l’Angleterre, et que Harley avait toujours protégés. La chambre des pairs intervint dans l’examen de cette affaire, et, sans inculper directement le ministre, parut l’accuser de négligence, en votant une adresse à la reine pour éveiller sa vigilance sur le retour possible de semblables trahisons. Marlborough et Godolphin lui firent de nouvelles représentations, et lui annoncèrent leur retraite, sans produire sur elle beaucoup d’impression. Ils s’abstinrent en conséquence de paraître au prochain conseil. La reine le présidait ; Harley commençait à rendre compte de quelques affaires, et les ministres assistans semblaient l’écouter avec impatience, quand le duc de Somerset dit et répéta avec force qu’on ne pouvait délibérer en l’absence du trésorier et du général. L’attitude du reste du conseil avertit la reine que son ministère était dissous. Elle leva la séance, manda le duc de Marlborough et lui annonça la démission de Harley (février 1708). Sa retraite entraîna celle de ses amis : on pense bien que Saint-John était du nombre. Il eut pour successeur Hubert Walpole, destiné à se trouver partout son rival et son adversaire ; Harley fut remplacé par Doyle. Ce n’était pas le moment d’entourer le trône d’amis douteux ; le bruit courait d’une invasion des côtes de l’Ecosse, préparée à Dunkerque et commandée par le prétendant en personne. Des mesures de défense furent ordonnées, et l’on remarqua que la reine, dans sa réponse aux adresses du parlement, remercia la chambre des lords de son zèle et de son ardeur à soutenir la révolution, mot qu’elle affectait jusque-là de ne point prononcer.

La dissolution qui suivit changea décidément la majorité, et bientôt le grand ministère whig fut constitué. Les cinq lords de la junte, comme on les appelait, Somers, Orford, Wharton, Halifax et Sunderland, furent réunis sous Godolphin dans le même cabinet avec Marlborough et Cowper. On peut remarquer que la chambre des pairs domine dans cette administration, qui est restée célèbre dans les annales du parti whig. C’est peut-être une des circonstances qui ont donné à ce parti, le plus populaire après tout, une réputation aristocratique. Nous verrons au reste, pendant la première moitié du XVIIIe siècle, plus d’un exemple de cette composition ministérielle. Walpole finit par être presque le seul commoner du cabinet qu’il dirigeait ; mais il le valait tout entier, tandis qu’en 1708 le secrétaire d’état Boyle et le chancelier de l’échiquier Smith étaient loin d’égaler leurs collègues de l’autre chambre. D’ailleurs ce même Walpole, quoique ses fonctions ne le fissent pas ministre, était là pour les seconder, pour les suppléer même. Trois ans auparavant, Spencer Compton lui écrivait : « M. Smith a une fluxion sur les yeux, et si M. Walpole devait être absent, les pauvres whigs pourraient perdre les occasions favorables qui pourraient s’offrir, faute de quelqu’un pour les guider ( a leader). »


VII

Le ministère de Godolphin fait cependant époque dans les fastes parlementaires, non qu’il se soit à l’intérieur signalé par rien de remarquable, mais il profita de la nouvelle gloire que les journées d’Oudenarde et de Malplaquet jetèrent sur le nom de Marlborough. L’opposition fut un moment réduite au silence, comme sous l’administration de Chatham pendant la guerre de sept ans, et l’on crut à la longue durée d’un pouvoir confié aux premiers hommes du pays, appuyé par l’opinion, favorisé par la fortune, rehaussé par la victoire. Sa prospérité même devait abréger son existence. Il semble que trop confiant dans sa force, il négligea les soins dont la force ne peut se passer. Il ne persécuta pas ses adversaires, mais il les dédaigna ; il n’opprima pas la reine, mais il la négligea, et ne tint compte ni de sa vanité ni de son humeur. Elle ne craignait rien tant que d’être menée, et elle était très exigeante sur l’étiquette que le ministère oubliait souvent. Obligé par la politique d’inquiéter ses préjugés monarchiques et religieux, il aurait dû ménager sa personne et son caractère, et chercher à s’assurer d’une bienveillance qu’on pouvait gagner par de petites choses. Marlborough était respectueux et complimenteur, mais son ambition était insatiable, et sa grandeur eût fait ombrage au moins jaloux des monarques. Il alla, dit-on, jusqu’à ambitionner le titre de général en chef à vie, et le brevet en aurait été peut-être signé sans la noble résistance de lord Cowper, qui refusa de le sceller. La hauteur de sa femme, la froideur de Godolphin, la vivacité de Sunderland, pesaient à la reine, qui se voyait comme captive d’une seule famille. Lord Somers avait plus de mesure et de douceur. On a loué ses manières aimables, mais son goût et sa santé n’en faisaient pas un membre actif du cabinet ; il s’effaçait même volontiers, et ne savait que motiver avec supériorité son avis dans le conseil. Tant que la guerre durait, le ministère pouvait se croire nécessaire, puisque Marlborough était indispensable ; il ne faisait pas de doute, par politique comme par intérêt, que la guerre ne dût être poussée à outrance et continuer d’être heureuse et populaire. Il ne songeait pas assez que toute guerre n’a qu’un temps, que la victoire même conduit au désir de la paix, qui en est la récompense naturelle, et qu’il ne faut pas s’exposer au soupçon d’exploiter, dans un intérêt ministériel, jusqu’à la gloire de son pays.

Aux élections de 1708, Saint-John n’avait pas été réélu, tant le mouvement de l’opinion était contraire à son parti. À cette époque, il disparaît complètement de la scène politique. On dit que pendant deux ans il s’adonna sérieusement à l’étude et perfectionna les talens littéraires qu’il devait déployer dans la seconde partie de sa vie. Lui-même a prétendu que sa retraite fut alors celle d’un philosophe, quoiqu’un de ses amis ait proposé pour le pavillon où il travaillait une inscription cyniquement expressive, dont nous n’oserions, même en anglais, citer les vers. « Il est vrai, écrivait-il en français, en 1711, à un ami de sa jeunesse, que je me suis retiré, il y a trois ans, à la campagne, et il est aussi vrai que j’y ai passé mon temps dans la lecture et les plaisirs champêtres, sans avoir jamais regretté ou la cour ou cette fortune riante dont mon ambition s’était flattée. » Il est probable cependant que ces deux années d’études ne furent pas perdues pour le plaisir et pour l’intrigue. Saint-John n’était pas homme à négliger l’un ni l’autre. Harley, son maître et encore son ami, devait le tenir quelque peu au courant des menées secrètes qu’il n’avait pas interrompues.

La reine était vaincue, mais non résignée. Son amour-propre et sa conscience, ses affections et ses préjugés, tout souffrait en elle. Avec son nouveau ministère, l’église lui paraissait livrée aux esprits forts et l’état aux républicains. Les exploits de Marlborough commençaient à l’embarrasser au lieu de l’enorgueillir, et à lui faire désirer davantage une paix qu’ils lui rendaient plus facile. Elle n’osait encore, dans sa pensée, secouer le joug d’un défenseur si illustre et si populaire ; mais elle trouvait chaque jour plus gênante la présence de celle qui négligeait également de lui plaire et de la conduire. Devant lady Marlborough, elle était contrainte et n’était plus dominée. Capricieuse dans ses affections, vive et dissimulée dans ses antipathies, c’est pour les satisfaire, c’est pour se débarrasser de serviteurs importuns, beaucoup plus que pour changer de politique, qu’elle entra enfin dans une conspiration contre ses ministres. On a parlé d’une paire de gants que la duchesse de Marlborough lui avait refusée, d’une porte fermée avec fracas en signe de colère, du fameux verre d’eau qu’elle répandit sur la robe de mistress Masham. Ce qui est sûr, c’est que la docilité insinuante de cette seconde favorite devint à la fois la consolation et la ressource de la reine. C’est la discrète Abigaïl qui, secrètement raccommodée avec Harley, transmettait ses condoléances, ses conseils, ses promesses. Quoique le parlement fût unanime, c’est-à-dire qu’aucune opposition n’osât le diviser, Harley ne désespérait pas. Il voyait naître peu à peu dans la nation un retour vers les idées pacifiques ; il suivait, il encourageait au besoin les efforts constans de la haute église pour propager dans les cœurs ses ressentimens et ses alarmes, et il savait que ces prédications trouvaient accès dans la multitude, et ranimaient le feu caché du fanatisme orthodoxe. Le prince de Danemark avait cessé de vivre. Quoiqu’il partageât les sentimens de la reine, il les tempérait, et surtout il lui recommandait le bon accord avec Marlborough, qu’il traitait comme un ami. Livrée à elle-même, aigrie encore par sa tristesse, Anne devint plus violente dans ses ressentimens et plus hardie dans ses espérances. Cependant elle ne trahissait que par une froideur morne le secret de ses émotions et de ses manœuvres. Elle se prêtait de mauvaise grâce aux exigences de ses ministres, résistait quelquefois, n’éclatait jamais. Il devenait impossible de la regagner ou de la subjuguer assez pour supprimer ce travail souterrain de dissolution qu’elle poursuivait silencieusement dans sa chambre à coucher et dans son cabinet de toilette. Les ministres étaient forcés de souffrir ce qu’ils ne pouvaient empêcher, et ce qu’ils se persuadaient qu’ils ne devaient pas craindre. Confians dans leur union, dans leurs succès, dans leur influence parlementaire, ils pensaient que l’état serait plus fort que la cour, ou plutôt, comme l’état, la cour même était avec eux. La cour, c’étaient eux. Que pouvait faire une camarilla obscure, un complot de femmes de chambre, contre la politique des pairs du royaume, contre le concert des chefs de l’aristocratie du pays, défendue dans le sénat par de grands orateurs, dans les camps par un grand capitaine ?

Cette confiance portait ses fruits ordinaires. Les ministres se laissainet aller chacun à leurs défauts. Godolphin avait plus de jugement que d’esprit. Il était inactif, il négligeait les hommes pour les affaires. Ses collègues, supérieurs en talent, commençaient à se plaindre. Marlborough, plus propre que personne, par le charme et l’adresse de ses manières, à maintenir l’union et à diriger les esprits, était chaque année longtemps absent, et durant ses campagnes c’était sa femme seule qui le représentait, avec plus de dévouement que d’habileté. On trouvait d’ailleurs qu’il ne pensait qu’à lui et faisait du parti whig le marchepied de sa puissance. Lady Marlborough, en revanche, se disait mécontente de la froideur de Somers, de l’ambition de Halifax, de l’ingratitude de Sunderland. Par son caractère, elle était incapable de diriger son parti ; par sa position, elle l’était devenue de le servir. Ses rapports avec la reine avaient changé de nature depuis la promotion de lord Sunderland au poste de secrétaire d’état. La duchesse avait abusé de son pouvoir pour arracher cette nomination que son mari absent ne désirait pas. Anne, avant d’être reine, avait, dans sa facile générosité pour ses favorites, donné de ses deniers une dot de dix mille livres sterling à lady Anne Churchill pour épouser Sunderland, ce qui n’avait pas empêché celui-ci de s’opposer vivement, dans la chambre haute, à l’établissement par la loi de la dotation de la princesse de Danemark. La reine d’Angleterre n’oubliait pas les injures de la princesse de Danemark, et elle n’avait pu pardonner à lady Marlborough de les oublier pour elle. Pendant quelque temps, une vieille familiarité donna aux relations de ces deux femmes un caractère d’odieuse fausseté. Aux jours de leur intimité et de leurs communes disgrâces, elles s’étaient, pour s’affranchir de la gêne de l’étiquette, donné par convention mutuelle des noms bourgeois dont elles continuaient d’user dans leurs entretiens et leurs correspondances ; les curieux mémoires de lady Marlborough sont remplis de lettres aigres-douces où mistress Freeman rappelle ses vingt-cinq ans de dévouement et de services à mistress Morley, qui supplie sa chère Freeman d’épargner ses plaintes à sa pauvre, à son infortunée Morley. Cette lecture est fort piquante : mais survient une lettre où la Freeman dit à la Morley : Votre Majesté, et l’on sent alors que l’orage est près d’éclater.

Dès le mois de mars 1708, la duchesse écrivit à la reine qu’elle jugeait convenable de se retirer à la campagne, et, lui rappelant une certaine promesse de donner à ses deux filles ses divers emplois, elle lui offrit d’en faire l’abandon. La reine ne répondit point, et les deux amies ne se virent plus qu’aux jours de cérémonie. Une fois seulement (avril 1710), la duchesse demanda une audience qui devint une, scène de rupture et précipita les événemens.

Le ministère avait fait une faute. Au commencement de la session de 1709, au moment où le duc de Marlborough, félicité de nouveau par les deux chambres, semblait encore tout-puissant, une motion fut dirigée dans celle des communes contre le docteur Henri Sacheverell. C’était un déclamateur chagrin, turbulent et de mauvais goût, au dire de Saint-John lui-même, et qui, dans un sermon prononcé récemment à Saint-Paul, commentant les paroles de l’apôtre sur les périls parmi les faux frères, avait attaqué les dissidens et leurs patrons, lancé de vives allusions contre leur influence, et, en opposant la reine à son gouvernement, prêché l’absolutisme de la prérogative et anathématisé toutes les doctrines de liberté. C’était évidemment prêcher contre la révolution et la constitution ; mais, quoique l’orateur eût été complimenté par le lord-maire, l’incident en lui-même avait peu de gravité : le discours était médiocre, et ce n’était pas la première fois que des sectateurs de la haute église avaient apitoyé les fidèles sur la triste condition de la royauté, en condamnant comme autant de sacrilèges les limitations légales de son pouvoir. Cependant l’impunité de ces attaques commençait à lasser la patience des ministres, et surtout de Godolphin. Ils craignaient sans doute qu’elles ne parvinssent à tourner l’opinion, et ils conçurent l’idée malheureuse de la retenir et de la fixer par un procès. Contre l’avis de Somers et de Marlborough, ils donnèrent les mains au projet d’accusation présenté dans la chambre des communes, et, après un vif débat, Sacheverell fut traduit devant la cour des pairs. Des ministres, Boyle et Smith, Walpole, alors trésorier de la marine, le général Stanhope, un des hommes considérables du parti, figurèrent dans le comité d’impeachment, Cette affaire, qui ne méritait pas une si imposante intervention, porta le trouble dans le public. La chaire et la presse s’en emparèrent. Londres n’eut plus d’autre entretien. Toute la passion était pour l’accusé. La faction des high flyers se déploya dans toute sa violence, et le ministère fut peu appuyé.

Ce procès impolitique fut cependant l’occasion d’une belle et mémorable discussion, soutenue avec une liberté, une habileté, une éloquence qui le rendent encore un instructif et intéressant sujet d’étude. Le débat roulait sur ces questions : — Quels sont les principes du gouvernement civil ? Quel contrat unit la royauté et le peuple ? L’obéissance est-elle sans limite ? Existe-t-il un droit de résistance ? — On le voit, ce n’est pas moins que la révolution de 1688 qui était en débat ; c’est la vraie théorie de la révolution, de la constitution anglaise, que les accusateurs revendiquaient contre un prédicateur d’absolutisme, contre ces doctrines serviles auxquelles croyaient Charles Ier et Louis XIV, les Stuarts et les Bourbons, Laud et Bossuet, une bonne part des clergés anglican et gallican. Sous ce procès où l’on semblait ne discuter qu’une question de l’histoire d’Angleterre, le vrai sens d’un événement, le vrai sens de la loi établie, s’agitait la plus grande question philosophique que la politique ait posée aux nations modernes : il s’agissait des droits du genre humain. Burke a eu raison de rechercher dans une analyse du procès de Sacheverell l’esprit de la constitution de son pays, et peut-être aurait-il pu en concevoir après cet examen une idée plus haute et plus vaste encore qu’il ne l’a fait. Les hommes de cette époque n’étaient pas au-dessous de leur cause ; ils voyaient plus profondément qu’on ne l’a dit ce que renfermaient leurs principes. Seulement ils avaient le bonheur de les trouver écrits de la main du temps dans leur histoire et dans leur loi. Aussi la discussion fut-elle digne de son objet. On cite encore les discours des jurisconsultes Lechmere et Parker. Quand on les relit aujourd’hui, quand on étudie ce débat où une révolution était expliquée et défendue, au nom d’un gouvernement, par des hommes de gouvernement tels que Stanhope et Walpole, on ne peut s’étonner que le pays qui donnait, il y a cent quarante ans, de pareils spectacles au monde, témoin alors si peu attentif de pareils spectacles, soit aujourd’hui ce qu’il est en Europe, la leçon vivante des nations : En populus sapiens et intelligens !

Mais le procès avait un mauvais côté. On demandait un jour à Guillaume III l’autorisation de poursuivre un ecclésiastique si ardent qu’il se réjouirait du martyre. « S’il est ainsi, dit le roi, je l’attraperai bien. » La persécution pouvait seule faire un personnage du docteur Sacheverell. Sa cause fut habilement soutenue par ses conseils, à la tête desquels se présenta Simon Harcourt. L’accusé lui-même se défendit avec art et avec succès dans un discours qu’on attribua à la coopération de Harcourt et d’Atterbury. On le trouva mesuré et touchant, ce qu’on n’attendait pas du pétulant prédicateur. Beaucoup de gens sensés disaient qu’on aurait mieux fait de le dédaigner. Si d’ailleurs il avait enseigné de faux principes, il avait, par voie d’allusion, fait la satire du ministère. Godolphin, sous le nom de Volpone, le renard de la comédie de Ben Jonson, jouait un rôle dans son sermon, et le reproche d’avoir calomnié l’administration figurait parmi les quatre chefs d’accusation. La poursuite ressemblait donc à une vengeance de la vanité ministérielle. La liberté de la presse en était presque menacée. Un accusé qui appartient au clergé a d’ailleurs beau jeu à invoquer sa conscience. Ce n’est jamais lui, c’est l’église qui a parlé par sa bouche, qui est persécutée dans sa personne. L’opinion publique prit donc Sacheverell sous sa protection. La multitude se souleva bruyamment pour lui. Londres paraissait en feu. La cour des pairs était ennuyer d’avoir sur les bras une telle affaire. Les ministres regrettaient de l’avoir entamée. « Ce fatal procès prend tout mon temps et me rend malade, écrivait Godolphin ; une vie de galérien serait un paradis pour moi. »

Cependant les commissaires de l’impeachment réussirent à faire admettre leurs quatre articles d’accusation. La cour des pairs déclara Sacheverell coupable ; mais elle ne prononça ni amende, ni prison, et se contenta de lui interdire la chaire pour trois ans et d’ordonner que ses sermons fussent brûlés en présence du lord-maire et des shériffs de Londres. Cette sentence modérée fut accueillie comme un acquittement. C’est le procès qui parut condamné. Sacheverell eut tout ensemble l’attitude d’un vainqueur et celle d’un confesseur de la foi. Il fut promené en pompe dans les rues de Londres, alla solennellement rendre des actions de grâces dans toutes les églises, reçut les hommages de la Cité, un cadeau de 3,000 guinées d’un prosélyte anonyme, et après avoir vu sa gloire célébrée par les feux de joie, par les cris de la populace, il partit, martyr sans martyre, héros.sans héroïsme, pour une tournée triomphale dans les comtés, où il fut accueilli par des cavalcades, des harangues, des salves d’artillerie et de cloches, des banquets et des illuminations. « Les ministres avaient un curé à rôtir, a dit Bolingbroke, et ils l’ont rôti à un feu si violent, qu’ils s’y sont brûlés eux-mêmes. »

« La partie est gagnée, » s’était écrié Harley en apprenant à la campagne, où il était à table avec des amis, l’affaire de Sacheverell ; et faisant sur-le-champ atteler ses chevaux, il était retourné à Londres. Là il n’avait rien négligé pour attiser le feu de la passion publique en faveur d’un homme qu’il ne voulut pourtant défendre à la chambre qu’en se moquant de ses sermons. Il savait que la reine, après les avoir blâmés devant Burnet, les prenait fort à gré. Elle ne déguisait plus son intérêt pour ce nouvel apôtre de sa prérogative. Cachée dans une tribune particulière, elle avait assisté au procès ; elle s’était refusée à toute répression sévère contre les émeutes qui avaient menacé les maisons de quelques-uns des accusateurs et des juges. Enfin elle était tellement outrée contre ses ministres, qu’elle voulut voir Harley. Par les soins de mistress Masham, de secrets entretiens leur furent ménagés. Harley était méfiant ; il se tint sur ses gardes. Anne se plaignit de sa réserve ; elle n’osait le lui dire, elle le lui écrivit. Un soir, il reçut une lettre toute salie des mains d’un commissionnaire qui lui dit la tenir d’un jardinier de Kensington. Cette lettre faisait connaître les embarras de la reine, l’exhortait à s’expliquer librement, lui demandait prompte assistance. Mistress Masham ouvrit de nouveau son escalier dérobé, Harley, avec sa prudence ordinaire, ne parla pas à la reine d’un changement total ; il dit seulement qu’il serait bon de revenir à un système moins exclusif, à une politique de modération, que la reine ne pouvait être esclave d’un parti, qu’il fallait qu’elle fût maîtresse d’accorder ses bonnes grâces à qui les méritait, à des partisans de la haute comme de la basse église, et qu’elle devait peu à peu réduire le pouvoir exorbitant de Godolphin et de Marlborough, en reprenant la libre disposition des emplois. On convint qu’elle saisirait la première occasion de faire une nomination sans consulter ses ministres. La lieutenance de la Tour de Londres était vacante. On décida qu’elle serait donnée à lord Rivers, qui seulement, afin de ne rien brusquer, irait solliciter l’agrément de Marlborough pour la demander à la reine. Le duc ne refusa pas, disant avec sa manière courtoise que la place était trop peu de chose pour lord Rivers ; mais, convaincu que la reine ne ferait rien sans le consulter, quand il la vit il lui proposa pour l’emploi vacant le duc de Northumberland, dont le régiment eût été donné au comte de Hertford, que la reine ne pouvait souffrir. Elle lui répondit qu’il venait trop tard, et qu’elle avait nommé lord Rivers. Marlborough surpris ne cacha pas son dépit ; mais la chose était faite.

Vers le même temps, on commençait à redire que la France faisait des propositions de paix, et quoique les conférences de La Haye n’eussent rien produit, le bruit se répandait en Europe qu’un changement dans l’opinion et dans le gouvernement de l’Angleterre allait bientôt faciliter un accommodement. Enhardie par ces circonstances ou docile aux obsessions de sa chère confidente, la reine, qui cherchait désormais les occasions de rupture, demanda à lord Marlborouh un régiment vacant par la mort du comte d’Essex pour un frère d’Abigaïl Masham. C’était un mauvais officier et un ennemi politique. Marlborough, blessé, quitta Londres et se retira à Windsor. L’affaire fit du bruit ; la chambre des communes s’en émut ; on prétendit qu’elle voterait une adresse contre les conseils et l’influence des favorites. Anne, qui avait résisté aux représentations de Godolphin, prit peur et retira sa recommandation. Elle se contenta de donner à James Hill une pension de 1,000 livres sterling, et à lui, ainsi qu’à son beau-frère Masham, le grade d’officiers généraux. Non découragée cependant par cette tentative avortée, elle écrivit à Godolphin, qui était à Newmarket, qu’elle voulait faire duc le marquis de Kent et nommer à sa place lord chambellan le duc de Shrewsbury. C’était un homme considérable, très éclairé, très aimé, mais d’un caractère inquiet et timide, et qui ne savait ni dominer ni se soumettre. Il avait épousé une Italienne, longtemps sa maîtresse, et lady Marlborough avait traité la nouvelle duchesse avec sa hauteur accoutumée, tandis que la reine, malgré sa pruderie, lui avait témoigné beaucoup de bienveillance et offert un rang à la cour. Offensé par l’une, encouragé par l’autre, Shrewsbury avait voté pour l’acquittement de Sacheverell. C’était à lui que Harley avait prié la reine de soumettre ses propositions. Consulté sur les dangers possibles d’un changement de cabinet, il avait fait les réponses les plus rassurantes, et comme il passait pour craintif, sa résolution avait affermi les courages. Le choix d’un tel nom était pour Godolphin un coup imprévu. Il le sentit et ne put l’éviter. Malgré une lettre forte et sensée, qu’il écrivit de Newmarket, la clé et la baguette de lord chambellan furent données à Shrewsbury. Cette hardiesse en annonçait une plus grande. Tout à coup en effet, Marlborough, qui était retourné à son quartier général en Flandre, apprit que Sunderland allait être remplacé comme secrétaire d’état. Écarter son gendre du conseil, sans motif apparent, c’était s’attaquer à lui. Il s’empressa d’écrire à la reine une lettre où il la suppliait au moins d’attendre son retour. Sa femme, qui ne voyait plus Anne seule, lui demanda une audience, et la trouva inébranlable. Lord Dartmouth fut nommé secrétaire d’état. Aux cris de joie des tories répondit la baisse des fonds publics. Des deux côtés du détroit, on s’alarma, comme si Marlborough avait déjà quitté ou perdu son commandement. Les huit ministres lui adressèrent une lettre commune pour le conjurer, au nom de sa gloire et de son pays, de ne point abandonner son armée : il fallait tout faire, lui disaient-ils, pour éviter la dissolution du parlement. Des députés de la banque d’Angleterre vinrent, introduits par le duc de Newcastle, exposer à la reine les inquiétudes de la Cité : Anne assura qu’elle ne projetait pas d’autres changemens ; mais elle reçut avec un vif déplaisir les représentations de l’empereur et des états-généraux qui avaient pris l’alarme, tandis que le gouvernement français annonçait avec empressement dans la gazette officielle le renvoi de lord Sunderland. Marlborough résolut de patienter jusqu’à ce qu’il pût juger de l’état des affaires. Les stériles conférences de Gertruydenberg venaient de se rompre (25 juillet 1710). Il prenait des villes, tandis que lord Townshend à La Haye soutenait diplomatiquement la politique de la guerre. Rien au dehors n’était donc encore compromis ; mais au dedans la position du cabinet ne pouvait se prolonger.

La reine avait sans doute compté sur des démissions spontanées que l’opinion publique, moins imbue qu’aujourd’hui du principe de l’unité du ministère, ne commandait pas. Cependant lord Godolphin se rendit auprès d’elle et la pressa d’expliquer enfin ses intentions. Elle répondit en le priant de lui continuer ses services, et le jour même (8 août 1710), un groom des écuries en habit de livrée apporta au premier ministre une lettre où elle lui demandait de briser sa baguette de lord trésorier, ce qui serait pour tous deux moins désagréable qu’une entrevue. Il rompit aussitôt la précieuse baguette blanche, white staff, et en jeta les morceaux dans la cheminée en présence de Smith, qui fut chargé de porter sa réponse au palais. Smith profita de l’entrevue pour offrir sa démission de chancelier de l’échiquier, Harley le remplaça dès le lendemain, et la trésorerie ayant été mise en commission, il en fut un des commissaires. À la manière successive dont s’opéra le renouvellement du cabinet, on supposa que Harley en aurait voulu garder quelques membres. On dit qu’il fit des efforts pour retenir Cowper et des offres à Walpole lui-même, en le menaçant s’il les refusait ; mais Walpole avait de bonne heure conseillé à ses amis une retraite en masse, pensant qu’une rupture moins tardive et plus éclatante aurait peut-être intimidé la reine et son conseiller. Celui-ci trouvait déjà que les choses allaient trop loin ; il répugnait aux changemens complets et aux systèmes exclusifs ; mais toute transaction était impossible, ni les whigs ni les tories n’en voulaient, et la reine tenait à se délivrer d’une junte oppressive. Au mois de septembre, elle réunit le conseil, et fit lire une proclamation portant dissolution du parlement et préparée par Simon Harcourt, qu’elle venait de nommer tout exprès attorney général. Le chancelier Cowper voulut prendre la parole ; elle lui imposa silence. Les jours suivans, elle annonça la formation d’un nouveau cabinet. Rochester en était le chef avec le titre de président du conseil, Harcourt avait le grand sceau, et Saint-John était secrétaire d’état. Le duc d’Ormond remplaçait le comte de Wharton dans le gouvernement de l’Irlande. Le renouvellement fut complet. Toutes les places passèrent aux tories. De tous ses anciens serviteurs, Anne ne garda que le duc et la duchesse de Somerset, pour laquelle elle avait un goût particulier. Lady Marlborough ne fut pas d’abord congédiée ; mais elle avait cessé d’être reçue par sa maîtresse. Une révolution ministérielle déterminée tout entière par un acte de bon plaisir est une chose rare dans les annales politiques de la Grande-Bretagne. On rencontrerait peu d’exemples analogues dans toute la durée du XVIIIe siècle. Il faut descendre jusqu’au règne du triste George III, jusqu’au ministère de lord Bute en 1762 ou au renvoi de M. Fox en 1784, pour retrouver un de ces capricieux coups de tête de la prérogative royale.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Ce n’est pas qu’il existe en Angleterre rien de complet sur Bolingbroke. Ce qu’il y a de mieux se trouve dans les Revues ; deux excellens articles dans celle d’Edimbourg, l’un de lord Brougham, l’autre attribué à M. Macaulay ; un troisième dans le Quarterly, et que je crois de H. Croker. Les Mémoires publiés à Londres en 1752 ne sont qu’un fragment d’apologie. La vie écrite par Olivier Goldsmith, mise en tête d’un ouvrage de Bolingbroke en 1771, et de ses œuvres complètes en 1777, est un éloge élégant et bref qui avait grand besoin des supplémens ajoutés dans les éditions de 1809 et de 1844. M. Cooke a publié en 1835, sous le titre de Mémoires, une biographie de Bolingbroke en deux volumes. L’ouvrage, assez instructif, n’a pas eu beaucoup de succès.
  2. Parmi le peu de vers qu’a laissés Bolingbroke, on cite ordinairement une petite pièce en l’honneur de l’ingénieux et savant docteur Mathanasius, insérée avec d’autres poésies en diverses langues en tête du fameux Chef-d’œuvre d’un Inconnu. Ce Sont vingt-six veis anglais, bien qu’imprimés en caractères grecs, qui dans l’édition de La Haye 1714 sont signés H. D. B. A. A. S. Ces initiales sont, dans une édition postérieure, expliquées par ces mots : Henricus de Bolinbroke (sic) Annoe a secretis. Jamais Bolingbroke, quoique Goldsmith s’y soit trompé, n’avait travaillé pour l’œuvre du sieur de Sainte-Hiacynthe. C’est celui-ci qui s’empara des vers insérés dans l’édition du Virgile de Dryden, et les appliqua avec de très faibles changemens à la gloire de son fameux pseudonyme.
  3. First lady of the bed chamber, lady of the wardrobe, groom of the stole, keeper of the privy purse, ranger of Windsor.